Cellulose : paradoxes et absurdités dans le conflit argentino-uruguayen
par Daniel Gatti
Article publié le 11 mai 2006

Le conflit entre l’Argentine et l’Uruguay àcause de l’installation de deux usines européennes de cellulose sur la rive orientale du fleuve Uruguay [1] dure depuis des mois [2] : il est chaque jour plus embrouillé et paraît rempli de paradoxes et d’absurdités.

Une des choses les plus absurdes s’est produite àla fin de la semaine dernière [semaine du 17 au 23 avril] avec un échange de communiqués entre les deux chancelleries qui s’accusaient mutuellement de mentir au sujet de ce qui s’était dit dans une réunion de représentants du Mercosur [3].

L’Uruguay affirmait que le Brésil et le Paraguay avaient appuyé sa demande de convoquer une réunion du Conseil du bloc pour traiter le différend des entreprises de papier. L’Argentine disait que rien de cela ne s’était passé. Ainsi en a-t-il été durant deux jours, de communiqué contradictoire en communiqué contradictoire jusqu’àce que Montevideo se décide àpublier les actes de la réunion qui, dans ce cas, lui ont donné raison.

Une autre absurdité est apparue durant la « conférence du gaz  » qui a réuni, le 19 avril àAsunción, le Paraguay, l’Uruguay, la Bolivie et le Venezuela pour discuter du financement et du tracé d’un gazoduc qui permettrait le transport du gaz bolivien depuis Tarija, en Bolivie, jusqu’àColonia, en Uruguay.

Le président de l’Uruguay, Tabaré Vasquez, a insisté pour que l’on évite àtout prix que le gazoduc ne traverse le territoire argentin, même si ce détour peut faire augmenter les coà»ts des travaux.

On peut supposer que, lorsque les travaux de construction du gazoduc se termineront, si du moins ils commencent, le conflit autour des entreprises de papier sera clos depuis longtemps... Pour le moment, dans cette région du monde, on ne regarde les choses que par le petit bout de la lorgnette et la conjoncture l’emporte clairement sur n’importe quelle vision stratégique.

Il est certain que Vazquez avait une raison valable pour chercher àéchapper aujourd’hui àla dépendance actuelle de son pays par rapport au gaz de son gigantesque voisin. Jorge Busti, gouverneur de la province argentine d’Entre Rios, voisine du département uruguayen de Rio Negro où seront implantées les deux usines de la discorde, aurait demandé au président argentin Nestor Kirchner qu’il coupe la fourniture du gaz àl’Uruguay comme moyen de pression. Busti lui-même avait dit, des mois auparavant que, l’accès àl’énergie étant indispensable pour n’importe quel projet de développement, on ne pouvait jamais mettre en danger la fourniture de gaz aux pays « frères  »...

Les paradoxes ont abondé et abondent dans le conflit

Premier paradoxe, fondamental, dès le départ : les déclarations tonitruantes des autorités environnementales uruguayennes sur le fait que les usines de cellulose qui doivent être construites dans le Rio Negro « ne sont pas polluantes  », que si tel était le cas, « des mécanismes suffisants étaient prévus pour réagir  » et limiter àtemps les effets négatifs et que l’Uruguay ne mettrait jamais en péril sa « réputation  » de pays hautement respectueux de l’environnement et de « pays naturel  ».

Il a suffi de l’avis d’une consultante - la canadienne Hatfield - cautionnée par toutes les parties et appuyée par la Banque mondiale réalise une évaluation indépendante pour qu’il soit démontré que les dangers de pollution provoqués par le déversement des déchets accumulés par les deux usines dans le fleuve Uruguay sont réels, que les technologies prévues pour leur traitement ne sont pas les plus adéquates dans tous les cas et qu’il y a eu absence d’anticipation de la part des autorités environnementales uruguayennes en autorisant les investissements.

Ce conflit est purement bilatéral et n’a besoin d’aucune médiation étrangère, c’est ce que clame àtous vents Nestor Kirchner pour s’opposer àla stratégie uruguayenne de régionaliser le différend.

Cependant, il n’hésite pas àdemander publiquement àla Finlande qu’elle intervienne pour obtenir que l’entreprise finnoise Botnia, la plus grande de celles qui s’installeront dans le Rio Negro et la plus avancée dans les travaux de construction, paralyse ces derniers durant 90 jours pour que des négociations sérieuses puissent s’instaurer entre les parties.

La Finlande n’interviendra pas parce qu’il s’agit d’un différend entre des Etats et une entreprise privée dans laquelle l’Etat n’a pas de raison d’intervenir, c’est ce qu’a répondu la présidente du pays européen, Tarja Halonen. Mais, quelques semaines auparavant, les autorités finlandaises avaient soutenu qu’elles défendraient àtout prix cet investissement, un des plus importants (environ 1,2 milliards de dollars) d’une entreprise finlandaise àl’étranger.

Botnia a agi « avec générosité  » et accepté d’arrêter les travaux un temps suffisant pour que les parties arrivent àrésoudre le conflit, annonçait le secrétaire de la Présidence uruguayenne, Gonzalo Fernandez, peu de temps avant d’être obligé àse rétracter car cette promesse avait été faite par les représentants de l’entreprise àMontevideo mais ignorée de ses dirigeants en Finlande.

Croire qu’il puisse exister un « capitalisme bienveillant  », n’est-ce pas d’une certaine manière paradoxal ? se demande le secrétaire exécutif du Centre américain d’écologie sociale, Eduardo Gudynas. Tout comme penser qu’il puisse exister des transnationales qui seraient amies et alliées du pays, idée que manient apparemment les principales autorités du gouvernement provenant des rangs (autre paradoxe) du progressiste Frente Amplio uruguayen, répond le même chercheur.

Autres paradoxes : tandis que le gouvernement d’Entre Rios (Argentine) s’oppose de façon déterminée àl’installation des deux entreprises de cellulose européennes sur la rive orientale du fleuve Uruguay, dans deux autres provinces argentines, Misiones et Corrientes, les gouvernements locaux voient d’un très bon oeil les plans d’entreprises du même secteur (parmi lesquelles la plus grande du monde, la suédo-finlandaise Stora Enso) de s’installer sur leur territoire et sur les rives du même fleuve Uruguay. Les entreprises de cellulose qui seraient construites ici utiliseraient une technologie similaire àcelle qu’emploieraient dans le Rio Negro Botnia et l’entreprise espagnole ENCE.

Autre paradoxe : sous prétexte qu’elles empêchaient la libre circulation des personnes dans le métro de Buenos Aires, la police argentine a réprimé avec force et expulsé des travailleurs qui avaient bloqué les accès àces trains. Par contre, la police provinciale d’Entre Rios, pas plus que la police fédérale, n’a rien fait pour permettre la libre circulation des marchandises et des personnes par le pont Gualeguaychu (Entre Rios) et Fray Bentos (Uruguay), bloqué depuis des mois par des membres de l’Assemblée citoyenne pour la défense de l’environnement de cette ville.

Des membres éminents du gouvernement argentin se sont plaints de ce que Tabaré Vazquez n’avait pas pu obliger l’entreprise Botnia àarrêter les travaux durant 90 jours dans son usine (« En Uruguay, ce n’est pas Vazquez qui commande, c’est Botnia  » en vint àdire le ministre de l’Intérieur Anibal Fernandez), mais récemment, Kirchner lui-même a bien dà» admettre « qu’il ne pouvait pas  » dégager le pont entre les deux pays.

La rupture de cette voie de communication (àun certain moment, tous les ponts entre l’Argentine et l’Uruguay étaient bloqués), a amené Tabaré Vazquez jusqu’àdire que « l’Uruguay et Cuba sont actuellement les deux seuls pays sous blocus en Amérique latine  ».

Et paradoxe plus grand encore : alors qu’on considérait que l’arrivée au pouvoir de partis de gauche, ou « progressistes  », dans la plupart des pays de la région, renforcerait l’intégration du Mercosur, c’est exactement le contraire qui est en train de se produire et ce bloc apparaît plus faible que jamais.

L’Uruguay prétend qu’il mise sur le renforcement du Mercosur et en appelle àses institutions pour résoudre le différend avec l’Argentine, mais parallèlement il n’écarte pas la recherche d’un accord de libre-échange avec les Etats-Unis, accord qui, dans les faits, porterait sévèrement atteinte au bloc [4].

De son côté, l’Argentine soutient que le Mercosur est son principal « enjeu stratégique  », mais dans les faits, elle dynamite sa crédibilité en refusant d’accéder (Buenos Aires exerce actuellement la présidence temporaire du bloc) àla demande uruguayenne de réunir son Conseil et en déconsidérant de façon permanente les petits pays membres (pas seulement l’Uruguay, mais aussi le Paraguay).

Les choses étant ainsi dans le principal accord d’intégration latino-américaine (l’autre, la Communauté andine des nations, a déjàexplosé àla suite du retrait du Venezuela [5]) et sans qu’un seul coup de feu ne soit tiré (terrible paradoxe), les Etats-Unis se frottent les mains.

Notes :

[1[NDLR] Fleuve frontalier entre l’Uruguay et l’Argentine.

[2[NDLR] La volonté du gouvernement uruguayen d’installer deux usines de cellulose sur les bords d fleuve Uruguay, frontière entre l’Uruguay et l’Argentine a provoqué une crise entre ces deux pays et des mobilisations écologistes depuis plusieurs mois.
Consultez le dossier « la guerre du papier  » sur RISAL.

[3[NDLR] Le Marché commun du Cône Sud, ou Mercosur, a été créé en 1991. Il rassemble àl’origine le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay. Le Venezuela a entamé son processus d’adhésion en décembre 2005. Plusieurs pays ont le statut de "pays associé" : la Bolivie et le Chili, depuis 1996 ; le Pérou, depuis 2003 ; la Colombie et l’Equateur, depuis 2004.

[4[NDLR] Une telle intention entre pleinement en contradiction avec l’essence même du Mercosur, dont les statuts affirment que les pays qui ont choisi d’en faire partie comme membres àpart entière doivent négocier des accords commerciaux en tant que bloc.

[5[NDLR] Chavez a décidé de l’abandon par son pays de la CAN - composée, outre le Venezuela, de la Bolivie, du Pérou, de l’Equateur et de la Colombie - parce qu’il considère comme incompatible l’appartenance àl’alliance andine avec le fait de signer de traités de libre-échange (TLC) avec les Etats-Unis, comme l’ont fait la Colombie (27 février) et le Pérou (12 avril).

Source : Rel-Uita (www.rel-uita.org), La Insignia (www.lainsignia.org), avril 2006.

Traduction : Marie-Paule Cartuyvels, pour le RISAL (www.risal.collectifs.net).

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