Nous publions ci-dessous le texte d’une communication présentée le 5 juin 2004 à un colloque sur le
bicentenaire de Haïti, qui s’est tenu à la municipalité d’Ivry dans la banlieue parisienne.
Quelques remarques sur la responsabilité des victimes.
Chacun se rappellera que lors du bicentenaire de la mort de Toussaint Louverture [1] en avril 2003, le Président haïtien, Jean Bertrand Aristide, demanda au gouvernement français la restitution de la rançon extorquée au peuple haïtien par l’Etat français à partir de 1825. Cette rançon de 150 millions de francs, était destinée à dédommager les anciens bourreaux français privés de leur bétail humain à Saint-Domingue à cause de la révolution nègre. En effet, cette révolution avait mis fin à la barbarie esclavagiste, à la domination coloniale et avait créé la première République libre d’hommes libres dans tout le continent américain.
Suite aux exigences du Président haïtien, le gouvernement français, par une
initiative du Président Chirac, décida la création d’un Comité indépendant de réflexion et de propositions sur les relations franco-haïtiennes. Au cours du mois de janvier 2004, ce Comité a donc présenté un rapport au ministre des affaires étrangères.
Celles et ceux qui possèdent ce document, pourront vérifier qu’à la page 4, il est précisé que « Ce rapport concerne le devenir des relations franco-haïtiennes dans leur ensemble.  » Et plus loin « La conjoncture politique de ce pays a fait ou fera l’objet d’autres types d’intervention de la part des membres du Comité  ». Il en découle que ce rapport donne le cadre officiel à l’intérieur duquel se développeront désormais les relations entre l’ancienne métropole et ses anciennes victimes. Il en découle aussi que les membres du Comité comptent bien accomplir d’autres types d’intervention en Haïti.
Ce rapport est donc très important parce qu’il traduit la perception que les membres du Comité ont du peuple haïtien et fixe, côté français, les critères qui commanderont les relations franco-haïtiennes. Dès lors, il mérite une analyse très serrée pour que les Haïtiens, en tant qu’acteurs concernés par leur propre destin, puissent identifier les avantages et ou les inconvénients des propositions et recommandations contenues dans ce rapport.
Bien qu’aujourd’hui il ne soit pas question d’une étude vraiment approfondie de ce document, nous allons néanmoins souligner quelques unes de ses affirmations et propositions juste pour mettre en évidence la nécessité de mener une réflexion à ce sujet.
A la page 6 de ce rapport, nous pouvons lire que Haïti « n’est pas seulement pour nous Français un demi-frère qu’on a laissé au bord de la route parce que trop loin, trop coà »teux, trop agité. C’est aussi un témoin.
D’abord, de ce que peut devenir à terme n’importe quel pays précurseur et prospère, quand ses élites s’en sont exonérés et que l’Etat vient à disparaître.  »
Dire que Haïti est un demi-frère que la France a laissé au bord de la route parce qu’il est trop loin et trop coà »teux, semble pour le moins, trop loin de la vérité. D’abord parce que ce n’est pas la France qui aurait décidé de quitter Haïti à cause de sa distance en kilomètres. La Martinique, Guadeloupe ou Guyane sont tout aussi loin. Ensuite, Haïti n’a jamais rien
coà »té à la France. C’est la France qui coà »tait cher trop cher à Haïti. Jusqu’à 1789, les mouvements d’affaires à Saint-Domingue, importations et exportations s’élevaient à 716.715. 962 livres sur lesquelles le trésor de la métropole percevait 21.597.180 livres de droit directs ou indirects.
Quant à dire que Haïti est un témoin de ce que peut devenir à terme n’importe quel pays prospère, quand ses élites ne sont pas à la hauteur, il y a là un raccourci qui fait abstraction de quelques réalités trop graves pour les passer à la trappe : n’importe quel pays n’a pas été confronté au désastre que la naissante République haïtienne a dà » surmonter dès le
départ.
Dans les temps contemporains, nous ne connaissons pas beaucoup de cas où la
naissance de la République a coà »té l’extermination de 60% environ de sa population. Ce prix dont le poids se passe de commentaire, fut pourtant payé par le peuple haïtien confronté à la férocité et la barbarie de ceux qui le niaient son humanité. Dans son livre sur la vie de Toussaint Louverture, Victor Schoelcher rappelle que « des neuf cent mille noirs que
comptait la colonie à la veille de la révolte, il n’en reste que quatre cent mille au moment de la libération. Ce prix en vies humaines, véritable hécatombe, fut le résultat d’une guerre d’extermination voulue par Napoléon Bonaparte, déclenchée par Leclerc et continuée par Rochambeau.
Les survivants de cette hécatombe n’eurent pas beaucoup de facilité pour faire leur deuil ou fêter leur victoire sur la barbarie esclavagiste. Dire que l’économie du pays se trouvait ruinée, est un euphémisme. Le pays transformé en champ de bataille pendant la guerre, était devenu un champ de ruine et de cendres lorsqu’en 1804 les survivants proclamèrent la
naissance de la première république libre d’hommes libres en lutte contre l’esclavage et la domination coloniale dans l’univers concentrationnaire d’Amérique.
On se rappellera qu’après 1945, les anciennes puissances négrières qui avaient souffert des dégâts provoqués par la guerre, bénéficièrent d’un plan Marshall qui devait les aider à redresser une économie mise à mal par les inconvénients de la guerre. Eh bien, Haïti non seulement n’eut jamais le bonheur de recevoir une telle aide, mais de plus, la jeune République fut victime d’un embargo décrété par l’Etat français et bannie du concert des nations. Tous les gouvernements de tous les Etats, y compris ceux qui étaient en guerre contre la France, se sont alignés sur cet embargo vis-à -vis d’Haïti pour éliminer jusqu’à la plus petite possibilité de viabilité de son économie.
A la lumière de ces faits, absolument vérifiables, chacun peut mesurer la légèreté d’une affirmation suivant laquelle, Haïti serait un demi-frère laissé par la France parce que trop loin et trop cher.
D’après les auteurs du Rapport, Haïti serait le témoin de ce que peut devenir n’importe quel pays du fait de l’incompétence et de la corruption de ses élites. Bien sà »r, il ne s’agit pas d’ignorer que les féodalités haïtiennes, sur lesquelles se sont toujours appuyés les intérêts étrangers, portent une lourde responsabilité dans les crimes commis encore contre le peuple haïtien.
A la dernière ligne de la page 9 et au début de la page 10, les auteurs de
ce rapport ont écrit ceci à l’adresse des Haïtiens : « Il est juste de demander à cette collectivité-mémoire des Antilles, aux migrations forcées, de se tourner vers un futur enfin praticable au lieu de caresser ses stigmates et de ressasser ses griefs. Puissent nos amis haïtiens assumer leur part de responsabilités dans l’invraisemblable dégringolade qui a
fait passer en deux siècles la « Perle des Antilles  », la colonie la plus
riche du monde, qui assurait le tiers du commerce extérieur de la France, à un niveau de malédiction sahélien, avec des indices concordants.  »
Demander aux Haïtiens de se tourner vers le futur et les accuser de caresser ses stigmates et de ressasser ses griefs, est un insulte dont la mauvaise foi frôle l’indécence. Aucun esprit sain ne saurait prétendre que le peuple haïtien aurait fait le choix de s’installer à tout jamais dans le passé. En revanche, tout a été fait pour que le champ de ruines et de misère auquel était réduit Saint-Domingue à la fin d’une guerre d’extermination, se pérennise et devienne le seul symbole permettant d’identifier le pays de ceux qui, dès 1791 avaient osé mettre à mal et finalement ébranler le système esclavagiste et colonial de la France révolutionnaire.
Ceux qui ont rédigé ce rapport savent pertinemment, que la rançon extorquée
au peuple haïtien par l’Etat français à partir de 1825, a lourdement pesé dans le devenir haïtien. Que pendant plus d’un siècle ce peuple s’est trouvé écrasé par le poids de cette rançon étouffante qui vampirisait ses énergies et celles de leurs enfants.
De plus, les auteurs de ce rapport ont ignoré les ravages provoqués par l’invasion, conquête et occupation d’Haïti par les troupes nord-américaines pendant près de 20 ans à partir de 1915. Dans son livre « L’an 501. La conquête continue  », Noam Chomsky rappela que cette invasion fut encore plus sauvage et destructrice que l’invasion de la République dominicaine,
à la même époque. Les troupes nord-américaines assassinèrent et détruisirent,
rétablirent pratiquement l’esclavage et liquidèrent le système constitutionnel.
Le gouvernement nord-américain, agissant comme un Etat voyou, s’empara des
douanes haïtiennes, contrôlant ainsi l’unique source de revenus du pays. Il
enleva le fond de retraite de la BNRH et le transporta à New York. Le
drapeau haïtien fut remplacé par celui des Etats-Unis et très rapidement les envahisseurs exproprièrent les paysans au fur et à mesure que les sociétés nord-américaines s’emparaient du butin. Ils légalisèrent l’occupation par une déclaration unilatérale et imposèrent une nouvelle Constitution au peuple haïtien après que l’Assemblée nationale eut été dissoute par les Marines pour avoir refusé de la ratifier. La nouvelle Constitution imposée aux Haïtiens et conçue à Washington par les Etats-Unis, annulait les lois que Dessalines avait donné à la République en 1804 pour empêcher les occidentaux de devenir propriétaires de terres en Haïti. Cet asservissement du pays permit aux sociétés des Etats-Unis de prendre ce qu’elles voulaient.
La mise en place d’une agriculture de plantations dominées par les étrangers et notamment par les Nord-américains, nécessita la destruction du système de tenure de la terre en minifundia, avec ses innombrables paysans libres propriétaires qui furent forcés de devenir journaliers. Dans ce cas, comme dans tous les cas d’occupation d’un pays, les forces d’occupation s’appuyaient sur une minorité de collaborateurs issus de l’élite locale. Souvent, ces collabos étaient fort heureux de servir l’ennemi et plein de mépris envers leurs propres frères. Aveuglés dans leur servilité, ils ne se rendaient même pas compte que les envahisseurs dans leur mépris de tout ce qui n’est pas blanc, ne faisaient pas la différence trop subtile entre un Nègre pur sang et un sang mêlé dit mulâtre, ou entre un Noir très cultivé
et un autre complètement analphabète.
Il va sans dire qu’après 20 ans sous occupation des Etats-Unis, la
richesse agricole d’Haïti était détruite, la population saignée à blanc et le
redressement économique du pays sévèrement compromis, pour utiliser un
euphémisme. Nous ignorons quelle aurait été l’évolution de ce pays si
seulement ce peuple avait été laissé en liberté de gérer ses affaires
sans l’interventionnisme des forces impérialistes. Or, cela n’a jamais été
possible au peuple haïtien. Ainsi, en 1941, les autorités des Etats-Unis
décident la création de la Société américano-haïtienne pour le
développement agricole (SAHDA), conçu comme projet d’aide sous le
gouvernement des agronomes nord-américains qui rejetèrent avec le mépris
habituel, les avis et les protestations des experts haïtiens. Avec des
millions de dollars de crédits gouvernementaux nord-américains, la SAHDA
entreprit de cultiver du sisal et du caoutchouc, alors nécessaire pour
les besoins de la guerre. Dans le cadre de ce projet, on acquit 5 pour cent
des meilleures terres haïtiennes dont on expulsa 40.000 paysans avec leurs
familles, lesquels, avec un peu de chance, étaient réengagés comme
journaliers. Après quatre années de production, on réussit à récolter le
volume dérisoire de cinq tonnes de caoutchouc. Le projet fut alors
abandonné, en partie parce que le marché n’existait plus. Quelques paysans
retournèrent sur leurs anciennes terres, mais ils ne parvinrent pas Ã
reprendre la culture, parce que le sol avait été abîmé par le projet de
la SAHDA. Beaucoup ne purent même pas retrouver leurs propres champs, les
travaux de terrassement ayant fait disparaître arbres, collines et
buissons.
Et pour que l’indigence de ce peuple ne connaisse aucun répit, il ne
manquait plus que la cerise sur le gâteau : en 1978, les experts
nord-américains s’inquiétèrent de ce que la fièvre porcine qui sévissait
en République dominicaine pouvait mettre en danger l’industrie porcine
nord-américaine. Alors, les Etats-Unis investirent 23 millions de dollars
dans un programme d’extermination et de remplacement des 1,3 millions de
porcs en Haïti. Il est important de savoir que ces porcs comptaient parmi
les biens les plus importants des paysans : on les considérait même comme
un ’compte en banque’ en cas de besoin. Quoiqu’on ait découvert certains
porcs contaminés, peu d’entre eux étaient morts. Certains experts croyaient que
c’était peut-être dà » à leur remarquable résistance à la maladie. Les
paysans étaient sceptiques, ils se demandaient s’il ne s’agissait pas
d’un coup monté pour permettre aux Nord-américains de s’enrichir en vendant
leurs propres porcs. Le programme fut lancé en 1982, bien après la
disparition des dernières traces de maladie. Deux ans plus tard, il n’y
avait plus un seul porc en Haïti. Ce fut la destruction d’un cheptel qui
valait plus de 600 millions de dollars. Pour remédier à ce désastre, un
programme commun de la USAID (US Agency for International Development) et de l’Organisation des Etats américains (OEA) envoya alors des porcs de l’Iowa, ce qui pour beaucoup de paysans ne faisait que confirmer leurs soupçons.
Ces faits, souvent méconnus par l’honnête citoyen, sont en revanche suffisamment connus par des chercheurs grassement payés pour savoir.
Il y a quelque chose de troublant dans cette démarche qui consiste à se
déguiser en ami pour demander aux Haïtiens d’assumer leur part de
responsabilités (au pluriel) dans la dégringolade qui aurait fait passer
en deux siècles, la colonie la plus riche du monde à son actuel état de
misère. En effet, cette belle époque où le pays était prospère et la
colonie était la plus riche du monde, corresponde à la période pendant
laquelle neuf cent mille Noirs, parce que Noirs, étaient asservis,
bestialisés et brutalisés, en toute légalité, du matin au soir, par une
poignée de Blancs qui avaient poussé la cruauté et la barbarie au-delà de
tout ce que les mots peuvent exprimer.
C’était l’époque où l’on débarquait, frénétiquement, les cargaisons
d’Africains déportés dans la fameuse Perle des Antilles, pour remplacer
ceux qui mouraient très vite à la tâche. Il fallait les remplacer très
souvent parce que les conditions effrayantes qui leur étaient imposées
pour produire le maximum de richesses, ne leur permettait pas de se
reproduire. Mais leur remplacement ne posait aucun problème aux colons français car,
d’après leurs propres aveux, un an après l’achat d’un Noir, son prix pouvait se trouver amorti.
Autrement dit, cette production de richesse souvent vantée avec un
mélange d’admiration et de nostalgie, fut possible au prix et seulement au prix
d’une politique génocidaire dont la portée a toujours été
systématiquement banalisée. D’habitude, il n’est jamais question des souffrances infligées
au peuple de Saint-Domingue mais plutôt de son incapacité à maintenir la
production de richesses de la belle époque. Comme si l’Etat français
avait laissé aux survivants de ce génocide un pays prospère et non un
territoire ravagé par le feu et par l’extermination de presque 60% de sa population sacrifié à la barbarie esclavagiste.
Quant aux auteurs de ce génocide et pour ce qui concerne la
responsabilité civile de leurs héritiers à l’égard des victimes, voyons ce que proposent
les membres du Comité. Toujours à la page 10, nous pouvons lire : « Il
serait injuste, cela va sans dire, de ne pas exiger de nous le même
exercice de vérité (.). Puissions-nous saisir l’occasion de nous rappeler
que nous fà »mes des esclavagistes, et nous débarrasser du poids que la
servitude impose aux maîtres. C’est l’utilité des dates commémoratives :
en faisant émerger des souvenirs enfouis, permettre à chacun de faire son
deuil de ses humiliations comme de ses triomphes  ».
Pour les crimes de génocide que l’Allemagne nazie commit en Europe
pendant quelques années, comme nous savons, la République fédérale d’Allemagne Ã
partir de 1945, fit bien plus que saisir quelques dates commémoratives
pour se débarrasser de ses mauvais souvenirs et faire le deuil de ses
triomphes et humiliations. Cette plaisanterie n’aurait pas été possible par respect
à la mémoire des victimes et à l’égard des survivants. Si bien que dans l’Allemagne officielle il fut surtout question de restitution d’au moins une partie des biens volés aux victimes, ainsi que de réparations financières versées dans le cadre d’une responsabilité civile assumée par
l’Allemagne. C’est toute la différence que caractérise la démarche des Européens, selon qu’ils ont affaire à des êtres humains comme les victimes européennes de la barbarie nazie ; ou qu’ils ont affaire à des groupes dont l’appartenance à l’espèce humaine fut contestée et demeure sujette à caution.
A propos de la dette
Entre les pages 11 et 17, se trouve un sous chapitre intitulé « Quelle
sorte de dette ? Â ». Il y a d’abord un discours sur les motivations
tordues qu’aurait eu le Président Aristide pour demander au gouvernement français
le remboursement de la rançon extorqué aux Haïtiens, en plus des
réparations pour deux siècles d’esclavage. Puis, à la page 13 les membres du Comité ont écrit ceci : « Quelles que soient nos aversions et empathies personnelles, force nous
a été de prendre acte, après consultation des meilleurs experts, que la
requête haïtienne n’a pas de fondement juridique, sauf à requalifier juridiquement des actes appartenant au passé et à admettre une inadmissible rétroactivité des lois et normes. Le droit international exige qu’un acte ou un traité soit apprécié au
regard du droit en vigueur au moment où cet acte ou ce traité se sont
produits. Il est certes à nos yeux scandaleux que Haïti ait dà » en quelque
sorte acheter en francs/or sa reconnaissance internationale après avoir
conquis son indépendance au prix du sang, mais faut-il rappeler que le
droit à l’autodétermination des peuples n’existait pas en 1838 ? Pas plus
que la notion de crime contre l’humanité, née au lendemain de la Deuxième
Guerre mondiale. Â »
Certes, les souffrances et les actes de barbarie infligés aux Noirs dans l’univers concentrationnaire d’Amérique, ne violaient aucune norme juridique. Ces actes étaient légaux parce qu’ils se déroulaient à l’intérieur d’un système juridique qui avait dépouillé les Noirs de leur appartenance à l’espèce humaine et autorisait leur anéantissement
quotidien. Mais justement, cette codification du crime, cette manière de
rendre légale la négation de l’humanité des victimes, est une des
caractéristiques et spécificités qui font du génocide africain-américain, le génocide le plus glacé de la modernité.
Il est pour le moins préoccupant qu’aujourd’hui, des juristes qui disent
agir de bonne foi, puissent s’appuyer sur un système juridique dont la
monstruosité fut poussée jusqu’à rendre licite la négation de l’humanité
des victimes. Il est indécent de s’appuyer sur ce système pour contester
la légitimité des réparations liées à ces crimes contre l’humanité. Il est
une insulte à la mémoire des victimes, ainsi qu’à l’égard de leurs
descendants, qu’on puisse opposer aux Noirs, comme un argument valable, les normes
d’un système juridique qui demeure à ce jour, le plus grand monument Ã
l’ignominie.
Les personnalités qui ont rédigé ce rapport affirment avoir consulté les
meilleurs experts avant de conclure que la requête haïtienne n’a pas de
fondement juridique. Ce serait une insulte à la compétence juridique des
meilleurs experts, si nous imaginons qu’ils puissent ignorer ce que
beaucoup d’autres savent sans être pour autant des experts. Par exemple,
que les droits humains dont le droit à la vie et le droit à la dignité,
n’ont pas été inventés par la Révolution française ou par tel ou tel
législateur qui les a reconnus. Que le droit et en conséquence la norme
juridique, sont et ont toujours été le résultat d’un rapport de forces.
Et précisément, un des crimes majeurs des anciennes puissances
colonisatrices, négrières et esclavagistes, est d’avoir pendant trop longtemps utilisé la
brutalité de la force, avec tout leur pouvoir de destruction et de mort
pour asservir et anéantir d’autres peuples dont le seul tort était leur
infériorité militaire.
Ainsi, après avoir nié tout fondement juridique à la requête haïtienne,
les membres du Comité veulent clore leur démonstration avec une question qui
se veut définitive : « faut-il rappeler que le droit à l’autodétermination
des peuples n’existait pas en 1838 ? Pas plus que la notion de crime contre
l’humanité, née au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale.  »
Ce mélange d’arrogance et de falsification dans le discours des auteurs
de ce rapport ne devrait plus impressionner personne, puisqu’à présent nous
savons que toute leur assurance repose sur l’ignorance qu’on a toujours
maintenue parmi les victimes de l’oppression. Et nous savons maintenant
que le droit à l’autodétermination des peuples, n’a pas été inventé au XX
siècle. Pas plus que les droits humains n’ont pas été inventés par la
Révolution. La reconnaissance de ces droits, dans un cas comme dans
l’autre, a été arrachée aux oppresseurs souvent par des moyens violents,
et grâce à un rapport de force favorable aux principes de Justice et aux
droits des peuples. Parce que la domination, esclavagiste ou coloniale,
ne recule que le couteau à la gorge et face à une force encore plus efficace
que la sienne. Cela a toujours été comme ça et ce principe fut encore validé en Algérie, en Viet Nam et ailleurs.
Quant à la notion de crime contre l’humanité qui serait née au lendemain
de la deuxième guerre mondiale, nous sommes bien placés pour savoir qu’il
s’agit là de définitions juridiques récentes pour typifier des actes très
anciens. Et nous savons aussi que si ces définitions n’avaient pas été
juridiquement utilisées auparavant, c’est tout simplement à cause de la
faiblesse des victimes et la supériorité militaire des bourreaux. De la
même manière que si au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, la
définition juridique du crime contre l’humanité est devenue techniquement
opératoire, c’est surtout et avant tout parce que les bourreaux nazis
furent vaincus, parce que le théâtre de leurs atrocités fut l’Europe et
parce que leurs victimes étaient des citoyennes et des citoyens d’Europe.
A la lumière de cette analyse, forcement incomplète et insuffisante, chacun aura compris combien il est important, dans l’intérêt du peuple haïtien, d’étudier avec attention les propositions avancées dans ce rapport, par les membres du Comité de réflexion et de propositions sur les relations Franco-Haïtiennes.
Rosa Amelia PLUMELLE-URIBE
Ivry, le 05 juin 2004
[1] Toussaint Louverture (1743-1803) est le leader des insurgés décidés à créer un république noire. En 1802, il fut battu par l’armée de Leclerc envoyée par Bonaparte, arrêté et interné en France. (ndlr)