Des zapatistes mexicains aux piqueteros argentins
par Raúl Zibechi
Article publié le 28 décembre 2004

Il y a presque trois ans, quand j’ai connu le « hangar  » du Mouvement des travailleurs sans emploi (Movimiento de Trabajadores Desocupados - MTD) de Solano dans le quartier argentin de San Martin, j’avais éprouvé l’étrange sensation d’avoir déjàété àcet endroit. Pour y parvenir, il faut prendre le microbus sur la place centrale de la Constitution et voyager un peu plus d’une heure du centre de Buenos Aires pour parvenir àcet endroit du conurbano [1] sud de la ville.

Au fur et àmesure que le microbus se rapproche de Solano, l’environnement se transforme. La ville parsemée de hauts buildings et de vastes commerces cède de plus en plus le pas àdes habitations basses toujours plus précaires et les chemins de terre apparaissent jusqu’àce que la perspective de la ville devienne de plus en plus vague. Un ensemble irrégulier d’habitations précaires apparaît, signe incontournable de la pauvreté urbaine.

Mais ce ne sont pas ces caractéristiques - si semblables àcelles des quartiers pauvres des villes latino-américaines - qui m’ont paru familières dans le « hangar  » des MTD. Un sol en terre, un toit en paille, des murs de briques dont les trous n’ont pas été bouchés, la besogne lente et douce de femmes de tout âge et surtout d’âges indéfinissables ; des filles et des garçons qui jouent entre les adultes comme si l’ambiance familiale s’était transposée àl’espace social collectif, avec les mêmes manières et le côté naturel de la vie quotidienne.

Les réunions prennent l’air familier qu’elles auraient si elles avaient lieu dans la cuisine d’une habitation : personne ne sait exactement quand est-ce qu’elles commencent et finissent, ni ce qui y a été décidé ; les conversations sont désordonnées - par rapport aux paramètres militants classiques -, mais qui peut résister àl’énorme énergie qui se dégage de cet espace bordé d’un brin de tendresse et de résistance ? Après peu de temps dans le « hangar  » , j’avais la même sensation que celle éprouvée sept ans auparavant dans la cuisine de La Realidad, au Chiapas, sous l’énorme Ceiba [2]. A Solano aussi, on respire cette atmosphère communautaire, résistante, de travail qui est àla fois un non travail, solidaire et fraternel.

Sous le passe-montagne

Cependant, au-delàdes sensations subjectives, du volontarisme, qu’ont en commun les piqueteros et les zapatistes ? Peut-on trouver des expériences communes entre celles des chômeurs d’une ville de 12 millions d’habitants et les indigènes tojolabales de la forêt Lacandona (Chiapas) ? Ne serions-nous pas en train de forcer les choses en disant, comme le note Holloway, que la lutte des piqueteros est une sorte de « zapatisme urbain  » ? Un regard superficiel, disons de journaliste, pourrait conclure que les piqueteros comme les zapatistes utilisent des passe-montagnes ; que les deux sont armés, les zapatistes avec des vieux fusils et les piqueteros de bâtons et de frondes ; que les deux ont dit « Ã§a suffit  ». Comme on le voit, il n’est pas difficile de « découvrir  » des similitudes.

Cependant, je trouve que ce qu’ont en commun les deux mouvements est moins visible et se trouve au-delàdu et sous le passe-montagne, dans la quotidienneté de la construction d’un monde nouveau. D’une certaine manière, des zones entière des faubourgs de Buenos Aires sont àla capitale pratiquement la même chose que l’état du Chiapas l’est au district fédéral de México [la capitale du Mexique] bien que Solano ne soit qu’ààpeine vingt kilomètres de la place de Mai.

Alberto, le curé qui a atterri àSolano, soulignait lors d’une Ronda de Pensamiento Autónomo [3]- un espace créé par le MTD de Solano pour débattre avec des assemblées et d’autres collectifs où converge une saine hétérogénéité sociale - que « dans la capitale, c’est différent d’ici, où tu peux te suspendre àla lumière. L’époque, la présence du pouvoir, les politiques de contre-insurrection rendent très difficile l’existence de collectifs  » [4].

Le débat portait sur les causes pour lequelles les assemblées des quartiers populaires ne parviennent pas àsurvivre àBuenos Aires et étaient passées de centaines de membres ààpeine plus d’une dizaine en moyenne, la majorité ayant disparu complètement.

Neka, également de Solano, ajoute qu’après l’insurrection du 19 et 20 décembre 2001 [5], les véritables changements ne sont pas encore visibles et ce manque de visibilité désespère les militants : « Cependant ce n’est pas cela le plus important mais ce que nous construisons derrière qui vaut plus que le spectacle  ». Alors qu’Alberto soutient qu’il faut savoir attendre, qu’il faut donner au temps la possibilité de faire son travail, que lutter « ce n’est pas seulement être visible  ». « C’est un silence fécond  » conclut-il. Pour être plus précis, ceux de Solano sont le secteur le plus visible de la partie du mouvement piquetero qui ne vise pas àprendre le pouvoir d’Etat.

Est-ce que ces piqueteros ont appris les communiqués de Marcos et les répètent comme des perroquets pour mieux impressionner ? Comment alors ? Où réside alors le secret de cette « communion  » de discours et de formes de mener la lutte pour le changement social ? A mon avis, les aspects communs entre les piqueteros et les zapatistes (comme entre d’autres mouvements de pauvres qui habitent le « sous-sol  »), ce qui leur permet de se dire qu’ils appartiennent àune même famille de mouvements, sont au nombre de trois : 1° la lutte et la résistance en marge, non pas pour être intégrés comme des subordonnés mais pour lutter en tant que nouveaux sujets sociaux en maintenant leurs différences ; 2° l’autonomie comme clé de la résistance mais aussi de la construction d’un ordre social différent et 3° la création ici et maintenant de nouvelles relations sociales qui sont de fait le cÅ“ur du monde nouveau.

Vivre et résister en marge

D’une certaine manière, les chômeurs sont les indiens de la société industrielle. Mais ces chômeurs sont plus que des gens sans travail.
Solano comme d’autres quartiers où sont nés les piqueteros a son histoire. Elle débute en 1976 ou 1977 en pleine dictature. Dans le diocèse de Quilmes s’était réfugié le meilleur de la militance chrétienne qui pouvait compter sur la « protection  » de l’évêque Jorge Novak. Vers la fin des années soixante avaient surgi des centaines de communautés ecclésiales de base inspirées de la Théologie de la libération. En 1982, les problèmes de chômage, de manque de logement et de famine redoublaient d’intensité. En silence, des centaines de voisins (vecinos) pauvres de Quilmes décidèrent d’occuper des terres en friche où ils créèrent les premières installations (asentamientos). En quelques mois, plusieurs milliers de familles ont ouvert àpartir de rien les premières quartiers, initiant une forme d’occupation du territoire qui allait gagner toute la région. Ainsi est née la « prise de terres  » comme une forme de lutte collective et organisée, quelque peu similaire aux occupations pratiquées par le Mouvement des sans terre (MST) au sud du Brésil. [6]

Les occupations de 1982 représentent un virage dans les luttes sociales argentines pour deux raisons : les nouveaux et les anciens pauvres (les uns expulsés des usines et des régions rurales, appauvris par le nouveau modèle économique ; les autres expulsés des anciens bidonvilles de la capitale par la dictature militaire) parviennent àouvrir des espaces territoriaux sur lesquels ils construisent leur vie quotidienne et, en second lieu, ils le font depuis des organisations d’un nouveau type, différentes des syndicats et des formes instrumentales d’organisation.

Le fait que ce sont des communautés qui ont pris l’initiative (au-delàdu caractère ecclésiastique de celles-ci), représente une rupture avec la tradition corporative et hiérarchique de la gauche et du mouvement syndical par rapport àla question de l’organisation.

Ce que nous observons dans les campements de Buenos Aires n’est pas très différent de ce qui s’est produit dans d’autres espaces, d’autres villes latino-américaines. Je pense àEl Alto [Bolivie] et Montevideo [Uruguay] en particulier. Les nouveaux pauvres des villes semblent avoir conclu qu’aucun Etat national ne va résoudre leur situation de pauvreté et se sont mis àl’oeuvre pour assurer la survie quotidienne.

L’Union des travailleurs sans emploi (Unión de Trabajadores Desocupados - UTD) de Général Mosconi, une petite ville de 15.000 habitants au nord de l’Argentine qui vivait de la compagnie pétrolière d’état, privatisée par Menem, et a été un des berceaux du mouvement des piqueteros a fait un bond formidable : il a maintenant 31 potagers, une ferme complète, des emplacements de recyclage de bouteilles, des pépinières, des ateliers métallurgiques et de menuiserie pour la fabrication de chaises et de lits, une colonie agricole de 150 hectares, un élevage de cochons et d’autres animaux ; ils ont construit une cantine communautaire pour les indigènes de la zone et une salle de premiers soins. Deux mille personnes sont liées aux projets de la UTD, deux mille personnes liées par des relations communautaires et horizontales sur une population active de huit mille personnes [7].

A Solano, les boulangeries, les potagers et les ateliers de maroquinerie ont déjàtrois ans et les participants au projet ont maintenant installé des élevages de porcs et de lapins et commencent àélever des poissons dans les silos d’une usine de traitement d’huile abandonnée. Peu àpeu, la production commence àêtre un des piliers les plus solides du mouvement et les quelques expériences initiales se sont étendues àd’autres collectifs. Le mouvement Thérèse Rodriguez (MTR), qui a une orientation différente de celle de Solano (vise la révolution avec la prise du pouvoir et ne se construit pas de façon horizontale), compte déjàplus de cent postes productifs. Plusieurs MTD d’Annibal Verón comptent une large gamme d’ateliers de production en plus des classiques potagers et boulangeries. Plusieurs cantines du mouvement sont proches de l’autosuffisance avec la production des potagers et dans l’avenir elles pourront se passer des aliments donnés par l’Etat. D’autres, comme le MTD de La Matanza, font déjàdes incursions dans l’éducation avec une école construite par les propres piqueteros où les familles jouent un rôle important dans la définition des contenus et des méthodes pédagogiques. C’est dans cette voie que se nouent des relations entre les différents groupes de piqueteros, les usines récupérées et les assemblées de quartier : des boulangeries montées par des piqueteros fournissent certaines usines alors que les produits de celles-ci sont partagées entre les piqueteros et certaines assemblées montent des réseaux de distribution. La coopérative La Asamblearia, qui « promeut la production, distribution, commercialisation et consommation de biens et de services autogérés, c’est-à-dire qui soient le fruit et la propriété collective des travailleurs  » est une des initiatives les plus remarquables puisqu’elle regroupe la distribution de produits des piqueteros, des assemblées de quartier, de paysans et aussi de certaines usines récupérées [8].

Cela vaut la peine de s’arrêter même brièvement sur ces « autres  » expériences urbaines qui montrent qu’il est possible d’ouvrir des espaces de rencontre entre différents secteurs sociaux et qu’on peut travailler dans les zones urbaines avec des critères similaires àceux employés dans les zones rurales [9].
Ceux qui ont créé La Asamblearia ont commencé en mars 2003 quand un groupe d’une trentaine de voisins résidant dans la zone nord de Buenos Aires (une zone typique de classe moyenne) et appartenant àl’assemblée de quartier Nuñez et àl’assemblée populaire Nuñez Saavedra, décidéa « de nous réunir pour constituer la Coopérative de logement, de crédit et de consommation de La Asamblearia Limitada  ».
Les membres du collectif disent qu’« Ã partir de maintenant et jusqu’àla mi-juin 2003, trente autres voisins de la zone, d’autres quartiers de la ville, de provinces argentines et même de l’extérieur du pays se sont associés àLa Asamblearia . Un antécédent qui illustre très bien ce fait est l’articulation des membres des différentes assemblées dans ce qu’on a appelé «  La Bourse et la Vie  », une expérience d’achats en commun très intéressante car elle a mis leurs participants en contact direct avec divers producteurs de la campagne et de la ville, dont la caractéristique commune était la tentative de développer une production autogérée  » [10].

Cette voie va àcontre courant de la prétention de l’Etat d’« intégrer  » ceux qui sont marginalisés : ce qui suppose de les intégrer comme des subordonnés plutôt que de « normaliser  » les différences culturelles et sociales àtravers un processus d’homogénéisation, en utilisant la carotte du travail et l’accès àla consommation comme incitant.

L’autonomie, "ordonnateur" des nouveaux sujets

La lutte pour l’autonomie est un des aspects les plus importants des zapatistes et des piqueteros, même si les voies par lesquelles ils sont parvenus àleurs formulations actuelles sont différentes.

En Argentine, vers le milieu des années 90, l’autonomie était une déclaration de principe : des dizaines de collectifs se sont déclarés indépendants des partis, de l’Etat et des centrales syndicales. C’est la forme qu’ils ont trouvé pour dépasser la division traditionnelle du travail entre le parti et les masses alors que l’immense majorité des structures de partis de gauche se sont effondrées et ont montré leur incapacité àaller au-delàde pratiques syndicales corporatives et dépendantes de l’Etat.
C’était une manière de se défendre, nécessaire dans les étapes initiales de construction d’une nouvelle couche d’organisations et de groupes qui rejetaient la tutelle de partis et de syndicats. Aujourd’hui encore, une décennie après l’émergence de centaines de groupes autonomes, le caractère « défensif  » de la proposition continue àêtre l’aspect dominant, bien que l’on commence àdeviner dans les pratiques quotidiennes la volonté d’aller au-delàde cela, d’incarner les pratiques autonomes.

Un retour dans la passé permet de constater qu’il y a dix ans la bataille tournait autour de la création de groupes autonomes, autogérés par ses membres. Cela, c’est déjàacquis tant parmi certains groupes de chômeurs que dans des assemblées de quartier et d’autres collectifs. Les uns et les autres ont commencé aux alentours des 19 et 20 décembre 2001 (les piqueteros en premier, les assemblées plus tard) àcréer des espaces sociaux où l’autonomie se met en marche. Ainsi, si la création de groupes autonomes est caractéristique du début des années 90, la création d’espaces pour la survie et la résistance (cantines, postes de santé, espaces de production, etc.) est caractéristique de la période actuelle qui a commencé plus ou moins vers l’an 2000 lors d’un des sommets de la vague des mobilisations.

La création d’espaces autogérés et l’horizontalité sont quelques-uns des aspects nouveaux qu’apporte le mouvement actuel par rapport au vieux mouvement ouvrier. Cependant, l’enracinement territorial présente certaines difficultés et défis. Les groupes ont été capables de construire des espaces autonomes « de los galpones hacia adentro  » [Littéralement, des hangars vers l’intérieur]. Ceci a semblé nécessaire, voire indispensable dans la première étape de création des nouvelles réalités, qui ont eu besoin de s’affirmer àcontre-courant pour pouvoir naître et survivre. Après presque sept ans, ces expériences collectives cherchent àaller au-delà, àgagner de nouveaux espaces et s’étendre. Dans le cas contraire, ces expériences sentent qu’elles vont finir étouffées dans leurs hangars. Il ne s’agit pas làd’un débat théorique mais d’un débat que mènent certains collectifs sur base de la réflexion sur les limites du travail réalisé jusqu’aujourd’hui.

En général, il semble que l’on vive une transition des groupes autonomes aux territoires autonomes. Comme toute transition, elle est désordonnée, inégale du fait que ce qui est nouveau ne naît pas de façon claire et nette. Beaucoup de groupes contrôlent déjàdes micro territoires dispersés dans leurs quartiers ou dans d’autres lieux, beaucoup d’entre eux sont situés dans les propres espaces familiaux que ces familles mettent àla disposition du mouvement.
Cependant, l’implantation sur le territoire urbain suppose d’accepter au sein du mouvement l’hétérogénéité sociale qui existe dans ces quartiers populaires : le MTD de Solano par exemple ne comprend pas que des chômeurs mais aussi des chômeurs qui ont trouvé un emploi et des habitants qui n’ont jamais été au chômage. Certains MTD ont rebaptisé le « D  » de « desocupados  » (sans emploi) par celui de « dignidad  » (dignité).
Il s’agit d’un long processus qui ne dépend pas seulement des espaces physiques mais aussi de la possibilité de construire des communautés - et autant de territoires - dans chaque quartier populaire où ils sont installés. Sur ce point, nous ne pouvons pas compter sur des expériences urbaines récentes (àpeine celles du bidonville El Salvador àLima et d’El Alto àLa Paz) car la majorité des expériences que nous connaissons se trouvent dans les zones rurales du Mexique, de l’Equateur, de la Bolivie et d’autres pays.

Un nouveau monde, en marge du vieux monde

L’image que présente une bonne partie du mouvement social argentin et latino-américain est celui d’une infinité d’îles qui ont tendance àse convertir en bateaux « pour aller àla rencontre d’une autre île, puis d’une autre et encore d’une autre...  » comme le mentionnait un des communiqués du Sous commandant Marcos [11].

La particularité de cette vision de changement social est que chacun de ces bateaux ne reproduit pas le vieux monde mais incarne des portions significatives du monde dont nous rêvons : des relations non pas hiérarchiques mais horizontales, des liens et des valeurs de caractère communautaire, l’autonomie ou l’auto-gouvernement de chacune de ces « petites îles  ».

Dans certaines villes d’Amérique latine, s’opère un virage profond, de longue durée, appelé àavoir de profondes répercussions : les formes de résistance et de construction des nouveaux mondes qui sont nées et se sont enracinées dans les zones rurales commencent às’installer dans certaines grandes villes. C’est la première fois que dans les métropoles qui sont le cÅ“ur du Capital et de la domination, ceux d’en bas sont capables d’ouvrir des espaces autonomes pour ceux qui résistent au système, ceux qui le défient et ceux qui construisent des mondes nouveaux. Les projets de et pour la survie commencent às’articuler comme des petites îles d’un nouveau monde. Certainement, comme le signale Anibal Quijano, la tendance parmi les sans emploi « Ã l’organisation de noyaux de production orientés par la réciprocité, àl’occupation et àla gestion collective des terres et des usines abandonnées  », qui est un phénomène nouveau dans des pays comme l’Argentine, « a des racines et une histoire prolongée dans des pays comme le Pérou, l’Equateur ou le Mexique  » [12]. Cependant, il existe entre les deux au moins deux différences importantes : dans les expériences mentionnées par Quijano, les protagonistes en étaient des migrants de la campagne dans les villes àla recherche de « l’intégration  » même si eux n’ont jamais présenté les choses de cette manière. Maintenant, néanmoins, il s’agit de personnes qui étaient des citoyens et qui ont perdu cette condition, ayant été expulsées par le néolibéralisme de leur condition « d’intégrés  ».
Ils ne cherchent plus maintenant àredevenir des citoyens, ni des ouvriers salariés mais cherchent àconstruire un autre genre de relations dans le lieu qu’ils occupent aujourd’hui et qui a été construit volontairement en tant que partie d’un « autre  » projet historique et social. La seconde différence est que les initiatives productives ne sont pas des initiatives individuelles pour la survie mais des constructions collectives des mouvements.

Des processus semblables ont lieu dans les potagers urbains de Montevideo [Uruguay] et aussi dans les collectifs de voisins de El Alto [Bolivie]. Le premier cas est remarquable : pendant l’hiver 2001, pendant la crise économique et financière, des centaines de potagers « familiaux collectifs  » et communautaires se sont créés de manière spontanée en pleine zone urbaine. Les premiers sont des potagers installés sur les parcelles des maisons individuelles mais sont cultivés de manière tournante par les habitants de la zone ; les potagers communautaires se trouvent dans des espaces occupés par les habitants. Dans les deux cas, on trouve des formes d’organisation stables par rapport au potager qui représente l’axe de rassemblement des collectifs de quartier qui ont dà» lutter pour leur autonomie par rapport aux partis politiques, aux syndicats et aux municipalités. Les groupes de départ sont passés en deux ans par différentes situations, critiques et de croissance qui, dans bien des cas, les ont amenés àconsolider des liens qu’eux-mêmes définissent comme « communautaires  ». La profondeur des changements enregistrés en assez peu de temps est visible dans l’évaluation réalisée par les femmes du potager communautaire Amanecer dans le quartier populaire de Soyago : au début nous avions une feuille où chacun notait les heures qu’il avait travaillées et quand arrivait la récolte chacun recevait en fonction de ce qu’il avait travaillé. A notre grande surprise, lors d’une réunion en septembre, on a commencé àne plus noter les heures. Ceci nous a réjoui car le groupe commençait àavoir une conscience communautaire. Nous faisons cela jusqu’aujourd’hui. Lorsque les heures de travail finissent, chaque membre du groupe retire de quoi nourrir sa famille (Oholeguy, 2004 : 49).
Trois mois plus tard le collectif qui travaillait le potager (environ 40 personnes, l’immense majorité de femmes et de jeunes) parvenait àl’autosuffisance et décidait d’arrêter de recevoir des aliments de la municipalité, indiquant qu’il préférait qu’ils soient distribués dans des cantines populaires ou àd’autres groupes qui en auraient besoin.

Dans une autre zone de Montevideo, dans le quartier Villa Garcia, le réseau des potagers collectifs rassemble 20 potagers. Comme dans d’autres cas, c’était au début des expériences isolées qui ont commencé àse coordonner jusqu’àcréer un collectif qui réalise des tâches hebdomadaires rotatives dans tous les potagers. Les acquis sont considérables : consolidation de groupes de travail qui dépendent chaque fois moins des aliments donnés par l’Etat, création d’une serre et d’une banque de semences pour fournir des intrants àtous les potagers de la zone, édition d’un bulletin mensuel du groupe et coordination avec les autres initiatives de Montevideo qui a donné lieu àla première rencontre des agriculteurs urbains en octobre 2003. Les pas effectués par les collectifs « de ceux qui travaillent les potagers  » (c’est ainsi qu’ils se nomment en s’octroyant une nouvelle identité) dans la solitude urbaine et l’angoisse de la survie, montrent que même dans nos grandes villes, rongées par la fragmentation et un individualisme féroce, il est possible de construire d’autres types de liens au nez et àla barbe du pouvoir globalisé.

De nouvelles relations sur un nouveau territoire

Un samedi de la fin du mois d’aoà»t, nous avons eu un entretien long et fécond avec un groupe de camarades des deux sexes de Solano. Nous nous sommes rencontrés àcette occasion dans une ancienne usine de transformation d’huile abandonnée qu’ils occupent aujourd’hui et partagent avec le réseau de troc. Il s’agit d’un domaine qui représente un demi-pâté de maisons sur l’avenue Calchaquí de Quilmes, àun peu moins d’une demi heure du centre de Buenos Aires. Il est enclavé dans une zone traditionnelle d’industries, pauvre àcause du chômage mais très différente des installations de piqueteros et de manière concrète très différente du quartier de San Martin où est né le MTD.
Une partie de l’ancienne usine est un énorme hangar de plus de mille mètres carrés, où sont alignées des dizaines de tables où se trouvent presque toujours des femmes, où elles exposent les produits les plus divers qui seront achetés par les « prosumidores  » [13] qui paient avec des "crédits" au lieu d’argent.

Les gens de Solano occupent le reste du domaine. D’un côté du hangar de troc, où se trouvaient avant les silos d’huile, il reste quatre grands trous avec un sol de ciment où ils commencent aujourd’hui àélever des poissons pour les cantines du mouvement. Ils racontent leurs plans : ils ont déjàdes cochons et des lapins dans une autre usine abandonnée, plusieurs potagers et maintenant les poissons mais dans peu de temps, ils vont commencer àcultiver un domaine de trois hectares qu’ils ont obtenu et où ils espèrent obtenir les aliments pour tout le mouvement. L’obsession de Solano est de « produire sa propre autonomie  », pour qu’arrive le jour où ils ne dépendent plus des subsides ni des aliments que leur accorde l’Etat.
Nous continuons la visite. Dans une petite maison au fond se trouve un poste de santé àbase de traitement par les herbes et d’acuponcture. Cela paraît miraculeux : des femmes très pauvres sont làet attendent qu’Augusto leur place les aiguilles. Cette technique était auparavant seulement accessible aux femmes de la classe moyenne supérieure tant àcause du coà»t élevé, qu’àcause des difficultés culturelles pour que les pauvres accèdent àautres choses qu’aux médicaments que les multinationales pharmaceutiques font dans le premier monde. Maintenant, elle est adoptée par les femmes de Solano. Le projet se nomme « santé rebelle  » et est défini par une phrase qui dit : « l’homme nouveau en réalité c’est le même homme vieux, mais qui devient bon lorsqu’il touche les choses avec dignité, c’est-à-dire avec respect  ». En dessous apparaît la signature : « Sous commandant insurgé Marcos  » .

Notes :

[1Par conurbano on entend la partie de la ville qui ne correspond pas àla capitale fédérale (pratiquement trois millions d’habitants), siège des pouvoirs de l’Etat féderal et des classes moyennes et supérieures. Le conurbano sud et ouest (huit millions d’habitants) est la zone où habitent les classes laborieuses et les secteurs populaires et où se trouve le gros des usines.

[2La Ceiba est un arbre sacré pour les peuples indigènes mayas. (ndlr)

[4« El ser o no ser de las asambleas  », sur http://www.lavaca.org.

[5Voir : dossier Argentinazo http://risal.collectifs.net/mot.php.... (ndlr)

[6A propos de cette expérience, voir « Siempre estamos dando el primer paso  », Masiosare, le 30 mai 2004.

[7Claudia Korol, « Tiempos de guerra y emancipaciones en las tierras del petróleo  » sur http://www.rebelion.org.

[8Pour plus d’information, voir : http://www.asamblearia.com.ar.

[9J’ai trouvé cette préoccupation parmi les membres du Front zapatiste de libération nationale (FZLN) du district fédéral de México, ainsi que parmi de nombreux activistes urbains de bien des villes latino-américaines, comme le montrent les débats actuels autour des assemblées de quartier de Buenos Aires cités plus haut.

[11Sous commandant insurgé Marcos, « El mundo : siete pensamientos en mayo de 2003  », Rebeldía n°7, mai 2003.

[12Anibal Quijano, « El laberinto de America latina , ¿hay otras salidas ?”, OSAL n°13, Buenos Aires, janvier-avril 2002.

[13Un despoints essentiels pour stabiliser le système de troc en Argentine est la double participation des usagers qui devront être àla fois producteur et consommateur, ce qui a mené àla création d’un nouveau mot pour désigner les usagers : les « prosumidores  », qui est un mélange des mots «  productor  » (= producteur) et «  consumidor  » (=consommateur). (ndlr)

Source : Revue Rebeldía (http://www.revistarebeldia.org), décembre 2004.

Traduction : Virginie de Romanet, pour RISAL (http://risal.collectifs.net).

Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du Réseau d'Information et de Solidarité avec l'Amérique Latine (RISAL).
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