En juin 2003, à l’initiative du Brésil, l’Inde et l’Afrique du Sud s’unissent pour défendre conjointement leurs intérêts et, à cette fin, les trois concluent une nouvelle alliance stratégique qui formera le G-3. Ces puissances revendiquent une plus grande place pour les pays du Sud dans les organisations multilatérales et, surtout, dans leurs organes de décision. Or, au lendemain d’une de leurs premières sorties publiques, quelques jours avant la Conférence de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Cancún, le G-3 conduit à la formation d’une seconde coalition de pays du Sud, également mécontents de la tournure des négociations du cycle de Doha, le G-20. La suite est connue. Les négociations commerciales échouent en raison d’un désaccord majeur concernant les subventions agricoles, et plus précisément, à propos du soutien apporté par les pays du Nord, comme les États-Unis, à l’exportation du coton. Contrairement au précédent échec essuyé à Seattle en 1999, celui de Cancún marque l’entrée d’un noyau de puissances du Sud sur la scène internationale et met en évidence le rôle de chef de file du Brésil. Dans le cadre de cette chronique, nous discuterons de cette initiative à partir de la perspective brésilienne. Nous aborderons en un premier temps, les circonstances entourant la création du G-3, son approche, ses objectifs et ses stratégies. Une
seconde section sera consacrée à une évaluation de ses actions à deux niveaux, multilatéral et hémisphérique. Nous nous attarderons alors sur la portée et les limites de l’action entreprise par les autorités brésiliennes en prenant en compte les stratégies des pays du Nord et en particulier, celles des États-Unis.
L’émergence d’un nouvel acteur
Au printemps 2003, les négociations du cycle de Doha semblent aller bon train en prévision de la cinquième Rencontre ministérielle prévue pour le mois de septembre à Cancún au Mexique. Cependant, un groupe de pays, dont le poids économique et démographique est de plus en plus important, estime que certains points de négociations les désavantagent nettement au profit des puissances américaines et européennes et décident de faire entendre leur voix. C’est dans ce contexte que le Brésil, l’Inde et l’Afrique du Sud forment le G-3, le 6 juin 2003 à Brasilia, avec l’objectif clair de jouer un rôle politique et stratégique à la mesure de leur poids démographique et économique. À eux trois, l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud représentent près de 1,5 milliard d’habitants et un PIB de près de cinq milliards de dollars, soit environ 12,5 % du PIB mondial.
À peine né, le G-3 invite la Chine et la Russie à se joindre à lui pour former un G-5. L’objectif de cette alliance est ambitieux. À l’instar de plusieurs initiatives passées prises par les pays du Sud, il s’agit de constituer une alliance stratégique de pays en développement pour affronter l’hégémonie des pays industrialisés. Cette fois-ci, par contre, contrairement à d’autres expériences vite reléguées au domaine des bonnes intentions [1], les pays du G-3 semblent avoir réussi à coordonner efficacement les positions et les revendications des pays du Sud et à obtenir des gains réels. L’un d’eux est certainement d’être parvenu à s’introduire comme « troisième interlocuteur dans le dialogue de sourds entre les
grandes puissances et les ONG au sein même de l’OMC [2]  » et d’être devenu un joueur incontournable dans les négociations multilatérales.
Dans l’esprit des gouvernements du G-3, il ne s’agit pas d’« une coalition contre qui que ce soit, mais d’une coopération entre nous  ». « Nous voulons nous faire entendre  », comme le soulignait Yashwant Sinha, le ministre indien des Affaires extérieures. Son homologue brésilien, Celso Amorim, insistait quant à lui sur les bases pragmatiques de la nouvelle alliance qui la dissociait de tout mouvement tiers-mondiste et non-aligné.
Quelques jours à peine après sa création, le G-3 profite de la réunion du G-8 tenue à Evian, au début de juin 2003, pour faire sa première sortie publique. Invités à participer aux travaux, l’Inde, l’Afrique du Sud et le Brésil transmettent leurs revendications aux grandes puissances par l’entremise du discours du président brésilien.
Celui-ci évoque la création de ce nouvel axe Sud-Sud qui entend travailler à l’instauration d’un régime multilatéral et à une plus grande justice sociale et économique à l’intérieur d’un système auquel les pays du Sud considèrent avoir largement contribué sans en récolter tous les bénéfices.
La présence du G-3 à la réunion du G-8, tout comme le rôle de leader assumé par le président brésilien, sont loin d’être anodins. L’un et l’autre reflètent la ferme intention du Brésil de se positionner à l’échelle internationale et d’être le chef de file de cet axe de partenariats Sud-Sud entre les géants de la périphérie mondiale. À ce sujet, le quotidien argentin de gauche Página 12, notait que « si le plan de Lula Da Silva se résumait à une thèse, celle-ci serait de construire le pouvoir dans les vides laissés par la globalisation. Il ne s’agit pas de socialisme, ni d’anti-impérialisme, mais de construire un marché étendu vers le bas et de donner la priorité aux relations diplomatiques symétriques [3]  ».
L’agenda de la nouvelle alliance
Non seulement le Brésil a-t-il un intérêt économique à créer une alliance stratégique avec l’Inde et l’Afrique du Sud, mais il y trouve également un grand intérêt politique. Pour le gouvernement brésilien, l’émergence et le positionnement des pays du Sud passent nécessairement par un « aggiornamento  » des institutions internationales [4], c’est-à -dire leur réforme pour qu’elles reflètent l’état actuel du monde. Au sein du G-3, le Brésil cultive donc également ses appuis politiques et entretient, au-delà de l’objectif de renforcement de coopération trilatérale, deux autres buts nettement plus ambitieux. D’abord, la réforme de l’Organisation des Nations Unies (ONU) et de son Conseil de sécurité, puis la constitution d’une alliance stratégique aux tables de négociations à l’intérieur de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
Le projet de réforme de l’ONU, discuté dans les coulisses depuis des années [5], a été remis à l’ordre du jour à la suite du désaccord au Conseil de sécurité sur la guerre en Irak. À cette occasion, de
nombreux pays membres expriment leur désir de revoir la structure du Conseil, afin qu’il reflète davantage le paysage politique mondial actuel. Profitant de cette conjoncture, le président Lula se fait le porte-parole du G-3 lors de la 59è Assemblée générale des Nations Unies et plaide en faveur d’une réforme de l’ONU. Au cours de la même assemblée, le secrétaire général, Kofi Annan, recommande la formation d’un Comité international de 16 sages pour étudier le projet. Le 30 novembre 2004, le Comité dépose son rapport qui contient, selon certains, les recommandations les plus ambitieuses de l’histoire de l’ONU. L’une d’elle propose l’élargissement du Conseil de sécurité à 24 membres, au lieu des 15 actuels, et suggère deux modèles. Le premier scénario prévoit ajouter six nouveaux membres permanents (deux pour l’Asie, deux pour l’Afrique, un pour l’Europe et un pour l’Amérique latine) et trois nouveaux membres non permanents élus pour deux ans. Un second modèle recommande de créer un nouveau statut, celui de membre non permanent élu pour quatre ans renouvelables, et de l’accorder à huit membres entrants. Dans les deux cas, le droit de veto demeure l’apanage des cinq membres
permanents actuels. Préférant la seconde option, le gouvernement brésilien souhaiterait tout de même une réforme « sans discrimination  » du droit de veto pour les nouveaux membres. Quoi qu’il en soit, cette réforme est prioritaire pour le Brésil qui estime qu’un rééquilibrage s’impose. L’accession du Brésil au Conseil de sécurité signifierait un pas énorme pour le pays en quête d’un statut de puissance mondiale. À ceux qui avancent que nombre de projets de réforme n’ont jamais vu le jour, le ministre brésilien des Affaires extérieures, Celso Amorim, rétorque que, cette fois, la proposition a été reprise sous l’égide du secrétariat général et non plus de l’Assemblée générale où, malgré une majorité en faveur, la règle du consensus bloquait toute réforme en raison de la réticence d’un ou deux pays. De plus, un sentiment d’urgence animerait la communauté internationale et rendrait inévitable une réforme.
En bonne position pour obtenir un siège au Conseil de l’Amérique, le Brésil ne lésine tout de même pas sur la création d’alliances avec des pays prêts à soutenir sa candidature. C’est ainsi pour augmenter ses chances que le Brésil a accepté de coordonner la mission de maintien de la paix en Haïti. Malgré la tiédeur qu’affichent les gouvernements argentin et mexicain face à l’octroi d’un siège permanent au Conseil de sécurité au Brésil, tout semble indiquer que le président Lula est sur la bonne voie, puisqu’il peut compter sur l’appui de la Chine, de l’Inde, de l’Afrique du Sud et de la Russie.
Du G-3 au G-20
Alors que la création de la « nouvelle tricontinentale  » du G-3 passe presque inaperçue dans les médias, la formation d’un autre bloc de pays du Sud, le G-21 [6] , en septembre 2003, reçoit énormément d’attention. Tout juste avant l’ouverture de la Conférence ministérielle à Cancún, 21 pays du Sud [7] avec un fort potentiel d’exportation annoncent leur intention de négocier en bloc le retrait des subventions agricoles américaines et européennes, ainsi qu’un meilleur accès aux marchés agricoles des pays industrialisés.
Créé à l’instigation des pays membres du G-3, Brésil en tête, le G-20 a comme objectif d’éviter un résultat prédéterminé à Cancún et d’ouvrir un espace de négociation en agriculture. Soulignant l’importance du lien entre le développement et l’agriculture, les pays signataires de la Déclaration de Cancún manifestent leur volonté d’intégrer complètement l’agriculture aux règles du système de commerce multilatéral, afin d’éliminer les distorsions prévalant dans le commerce et la production agricoles [8] . L’élimination des aides à l’exportation des produits agricoles et la réduction des subventions internes versées aux agriculteurs par les pays du Nord constituent le principal cheval de bataille du G-20.
Représentant plus de la moitié de la population mondiale et les deux tiers de ses agriculteurs, le G-20 a d’abord été perçu avec scepticisme, compte tenu de l’hétérogénéité du groupe et des expériences peu concluantes de coalitions
antérieures des pays en développement (PED). Le résultat de Cancún a plutôt démontré la capacité de la jeune coalition à créer des alliances suffisamment efficaces pour déstabiliser les grandes puissances, surprises par cette « fronde  » des pays du Sud. Cancún a de plus, permis au Brésil de s’imposer comme protagoniste de premier plan en coordonnant l’action des pays du G-20.
Cette démonstration de leadership met en évidence l’objectif de l’administration brésilienne de développer des alliances stratégiques aux tables de négociations de l’OMC. Le président Lula fonde de grands espoirs sur ces nouvelles alliances Sud-Sud, qui lui apparaissent indispensables pour créer un nouveau rapport de force face aux pays du Nord dans les négociations commerciales. Selon lui, ces alliances entre les nouvelles puissances que sont le Brésil, l’Inde, la Chine et la Russie permettront de réécrire la géographie économique mondiale. Le G-3 et le G-20 témoignent d’une nouvelle génération d’alliance plus résistante face aux tactiques de division des grandes puissances, qui ont plus souvent qu’autrement, réussi à faire échouer les tentatives de regroupements des PED et des pays en émergence [9] .
Galvanisés par le succès du G-20, d’autres pays du Sud se sont également regroupés pour faire valoir leurs revendications concernant l’agriculture aux tables de négociations de l’OMC. Les pays de l’ACP (Afrique, Caraïbe, Pacifique) et les PMA (Pays les moins avancés) créent une autre coalition stratégique, le G-90, pour réclamer des conditions spéciales en matière d’accès aux marchés et le maintien des traitements spéciaux pour les PED. À Cancún, le G-20 et le G-90 font front commun pour exiger l’élimination des subventions aux producteurs de coton étatsuniens.
Il convient d’évoquer plusieurs facteurs pour expliquer l’émergence de ces pays, et celle du Brésil en particulier, sur la scène internationale. Notons d’abord que le Brésil déclasse le Canada depuis plus de dix ans, en terme de poids économique. En 1993, alors que le Canada occupait le 8è rang, le Brésil occupait le 7è rang parmi les économies les plus développées. En 2004, ces deux pays occupent respectivement les 11è et 9è rangs. Le Brésil est ainsi la seconde puissance du continent américain et a, depuis 2003, la Chine comme troisième client derrière les États-Unis et l’Argentine. L’ouverture du marché chinois représente une manne pour le Brésil qui a quadruplé ses exportations en direction de ce pays entre 2000 à 2004. Exportant principalement du soja, du fer et de l’acier, le Brésil affiche en 2003 un excédent commercial de 2,384 milliards de dollars, soit une hausse de 246 % [10] . Les gains économiques sont essentiellement dà »s aux exportations qui ont connu la plus forte progression depuis dix ans. La consolidation du Brésil comme nouvelle puissance économique du Sud trouve en partie sa source dans la politique commerciale menée par le président Lula Da Silva.
Une stratégie politique commerciale offensive multiterritoriale
Depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement du Parti des travailleurs (PT) en 2002, la stratégie commerciale du Brésil est claire et pourrait se résumer en une phrase : devenir « le porte-étendard des PED et le gardien de ses intérêts nationaux (par le biais du Mercosur) dans les grandes instances multilatérales [11]  ». Axée sur l’affirmation du Sud, elle opère sur trois fronts : (i) favoriser l’intégration régionale en oeuvrant au renforcement du Mercosur et à la consolidation d’un accord sud-américain ; (ii) instaurer une diplomatie commerciale offensive et, (iii) développer des partenariats stratégiques avec d’autres pays du Sud pour s’assurer d’une participation active dans les instances multilatérales.
Dès le début de son entrée en fonction, le président Lula démontre son intention de prioriser la politique régionale en renforçant les liens entre le Brésil et les pays sud-méricains. Dans les six premiers mois de son mandat, il rencontre chacun des présidents du continent et travaille à la relance du Mercosur avec le président argentin, Nestor Kirchner. La prompte initiative à faire renaître l’union douanière du Cône Sud traduit la volonté du Brésil de prendre du galon sur la scène internationale en devenant le porte-parole d’un bloc économique régional consolidé. Outre de plus grands accès aux marchés latino-américains, le Brésil cherche à conforter son statut de leader régional et à consolider ses appuis politiques dans le contexte éventuel d’une réforme de l’ONU. Le renforcement du processus d’intégration régionale a récemment pris un nouveau virage avec l’élection d’un nouveau gouvernement de centre-gauche en Uruguay, le 31 octobre 2004, et la création de la Communauté Sud-américaine des nations (CSN) en décembre dernier.
La victoire du socialiste Tabaré Vazquez à la présidence de l’Uruguay devrait faciliter les relations entre les pays membres du Mercosur. Bien que n’ayant pas le poids économique et démographique de ses deux voisins, l’Uruguay du nouveau président Vazquez [12] représente un allié supplémentaire pour le Brésil, avec qui il partage une position mitigée sur le projet de la ZLÉA [Zone de libre-échange des Amériques, impulsée par les Etats-Unis (ndlr)] et un grand intérêt pour le renforcement du Mercosur. Lancé par l’ancien président Fernando Henrique Cardoso qui convoqua la Première réunion des présidents d’Amérique du Sud, le projet d’intégration du continent sud-américain a été repris par l’administration Lula qui y voit une occasion d’étendre son leadership politique et économique. Regroupant 360 millions d’habitants sur un territoire de 17 millions de km 2 et un PIB de plus de 800 milliards, la CSN pourrait devenir la cinquième puissance économique mondiale si elle se concrétise. Dans le contexte des négociations commerciales hémisphériques, la création de la CSN représente une riposte à Washington, ou à tout le moins, elle envoie un message clair que le continent américain, Brésil en tête, devrait être en position pour négocier bloc-à -bloc. Dans la
déclaration commune signée à Cuzco, le 9 décembre dernier, les pays de la CSN se donnent comme objectif de travailler à l’intégration politique, sociale, économique et environnementale de l’Amérique du Sud, de créer une zone de libre-échange et de se doter d’une monnaie et d’un passeport communs à l’image de l’Union européenne (UE) d’ici 2020. Il y a toutefois fort à faire avant d’atteindre une stabilité institutionnelle comparable à celle de l’UE et de parvenir à réduire les disparités qui existent entre les pays sud-américains.
Malgré l’enthousiasme des présidents signataires, les défis sont nombreux pour la nouvelle union qui rappelle le rêve de la Grande Colombie de Simon Bolivar, mais en plus léger [13]. Cependant, avant de penser à élargir une union douanière, il est essentiel de réanimer les accords existants. Car après 35 ans, la Communauté andine n’est toujours pas parvenue à instituer un tarif douanier commun et malgré les discours optimistes, le Mercosur n’en est pas moins paralysé par un différend commercial entre le Brésil et l’Argentine [14] . L’absence remarquée du président argentin dans la ville andine de Cuzco, en décembre dernier, n’aurait toutefois pas de lien avec ce litige et s’expliquerait plutôt par le mal de l’altitude dont souffre Nestor Kirchner !
Un autre front d’action privilégié par Brasilia consiste à développer une diplomatie commerciale offensive. Après deux ans au pouvoir, le président Lula a multiplié les visites diplomatiques et les missions commerciales, et s’est fait particulièrement présent dans l’hémisphère Sud. Cette intense activité diplomatique qui l’a mené de
l’Afrique à l’Asie, en passant par le Proche-Orient, a comme objectif de renforcer les liens avec les PED et de favoriser l’ouverture de nouveaux marchés aux exportations brésiliennes. Sa tournée de cinq pays arabes, dont la Lybie et la Syrie, a été fort remarquée puisqu’il s’agissait de la première visite d’un chef d’État brésilien dans cette région depuis 1870. Lula en a profité pour visiter ses puissants « alliés  » du G-20, l’Afrique du Sud, l’Inde et la Chine, avec lesquels il a signé de nombreux accords. Premier pays à reconnaître le statut d’économie de marché de l’empire du Milieu, le Brésil a placé cet immense marché dans sa mire et a envoyé une délégation de trois cents hommes d’affaires et industriels brésiliens pour accompagner le président. Alors que certains craignaient que cette alliance entre les deux puissances n’ouvre la porte au dumping chinois, d’autres critiques fustigeaient plutôt le fait que le Brésil ait voté en faveur d’une motion à l’ONU pour empêcher l’ouverture de discussions sur les violations des droits humains en Chine.
Une stratégie qui rapporte des gains
La stratégie commerciale offensive du Brésil et la création de partenariats Sud-Sud semblent avoir porté fruit, si l’on considère les victoires acquises auprès de l’OMC dans les dossiers des médicaments génériques, du coton et du sucre. L’un des premiers gains remportés par le Brésil est sans contredit d’avoir réussi à freiner la puissante machine des négociations commerciales du cycle de Doha à Cancún et, du même coup, l’imposition des quatre volontés des pays du Nord dans le dossier agricole. Avec ce conflit, les grandes puissances ont pu mesurer la volonté du nouveau gouvernement brésilien d’apporter des changements dans le fonctionnement des grandes instances multilatérales et évaluer sa capacité à coordonner les positions des PED dans le dossier des négociations agricoles. Le simple fait de réussir à réunir l’Inde, la Chine et le Pakistan, de même que le Nigéria et l’Égypte autour de la même table, illustre l’efficacité de la diplomatie brésilienne.
Le 29 aoà »t 2003, le Brésil et ses acolytes du G-3 remportent une importante victoire avec la signature d’un accord intérimaire par les 146 pays membres de l’OMC pour donner accès aux pays pauvres aux médicaments génériques. L’Inde et le Brésil, deux importants producteurs de produits pharmaceutiques, ont piloté le dossier avec le Kenya, l’un des dix pays africains les plus touchés par l’épidémie du VIH, avec près de 15 % de la population atteinte du virus [15].
Le dossier du coton a une signification particulière, puisque non seulement représente-t-il un succès de l’administration brésilienne face aux producteurs des États-Unis à l’OMC, mais c’est également ce dossier qui est au coeur de l’échec des négociations à Cancún. À cette occasion, le Brésil appuie quatre pays africains producteurs de coton - le Mali, le Tchad, le Bénin et le Burkina Faso - dans leur plaidoyer contre les subventions de Washington à ses producteurs de coton. Rappelons qu’au printemps 2003, le président Lula avait vertement critiqué la politique commerciale de Washington et porté plainte à l’OMC pour dénoncer ces aides octroyées aux producteurs de coton, aide qui, selon lui, étaient incompatibles avec les règles du commerce mondial. En juin 2004, l’OMC a piqué à vif le gouvernement américain en donnant raison au Brésil.
À l’instar de cette victoire contre les subventions agricoles aux États-Unis, le Brésil est fortifié par un second gain face à l’UE cette fois-ci. En aoà »t 2003, trois importants producteurs de sucre du Sud, le Brésil, la Thaïlande et l’Australie, déposent une plainte à l’OMC pour dénoncer les subventions européennes aux producteurs de sucre. Après étude par un groupe d’arbitrage, la Commission européenne propose un an plus tard de réduire ses subventions. Pour le Brésil, principal producteur et exportateur mondial de sucre, la victoire est de taille.
Ces succès à l’OMC confortent non seulement le Brésil sur le plan économique, mais également politique. En effet, en plus d’être favorables à l’économie brésilienne en facilitant ses exportations, ces victoires représentent des gains politiques majeurs face aux grandes puissances économiques que sont les États-Unis et l’UE. On comprend alors pourquoi Brasilia, fortifiée par ces victoires à l’OMC, privilégie l’arène multilatérale pour défendre ses intérêts nationaux aux dépens du recours à des négociations hémisphériques moribondes depuis l’échec de la huitième Rencontre ministérielle du commerce des Amériques à Miami en novembre 2003 [16]. Le ministre Celso Amorim ne cache pas que l’OMC est le forum par excellence pour le Brésil et souligne que ce dernier n’aurait « jamais obtenu la fin des subventions dans le cadre de la ZLÉA ou de l’accord de l’UE et que la priorité est donc donnée aux négociations à l’OMC  ».
... et des critiques
L’émergence de ce nouveau pouvoir du Sud contrecarre la géopolitique de l’administration Bush et la riposte n’a pas tardé à venir. Dans la foulée de Cancún, alors que stagnait le projet de la ZLÉA, les États-Unis se sont empressés de négocier des accords bilatéraux [17] pour consolider leur leadership dans les affaires économiques internationales, mais aussi pour isoler les pays les plus réticents [18] comme le Brésil, meneur de la fronde des pays du Sud sur la scène multilatérale et principal frein, selon Washington, à l’avancement des négociations hémisphériques.
Les États-Unis ne formulent toutefois pas que des reproches vis-à -vis de l’initiative commerciale du Brésil. Accaparé par l’Irak, Bush serait en fait soulagé de sous-traiter le continent américain au géant lusophone qualifié d’« élément stabilisateur  » dans la région [19] . Washington aurait salué le rôle du gouvernement brésilien dans le dénouement de la crise en Bolivie et sa supervision de la mission humanitaire en Haïti. Les États-Unis ont également compris que, sans une plus grande inclusion des puissances du Sud que sont l’Inde et le Brésil, l’achoppement des négociations commerciales risquait de se poursuivre. Pour éviter que ne se reproduise le scénario de Cancún, les États-Unis et l’UE ont invité l’Inde et le Brésil à se joindre à eux et à l’Australie pour former le non-groupe des 5 ou le groupe des Cinq parties intéressées (FIPS en anglais) en avril 2004. Cest ce cercle restreint qui est à l’origine de l’accord-cadre adopté, en juillet 2004, lors de la relance des négociations à Genève.
Les critiques de la politique commerciale brésilienne et de son attitude agressive dans les instances multilatérales n’émanent pas que de Washington. La stratégie de cooptation de deux principaux leaders du G-20 par les grandes puissances a ainsi fait de nombreux mécontents parmi les pays du Sud. Les pays du G-33, menés pas l’Indonésie, et les pays africains producteurs de coton, ont critiqué le manque de solidarité et l’égoïsme du Brésil et de l’Inde lors de la réunion à Genève. Ces critiques reprochent aux deux puissances d’avoir mis de côté de nombreuses revendicationscommunes aux pays du Sud pour se concentrer sur des points précis de négociations qui eur étaient chers avant de chercher à protéger les marchés du Sud et les petites paysanneries traditionnelles. Les deux puissances ont plutôt mis de l’avant l’élimination des subventions agricoles et des barrières douanières. Alors que le secrétaire de l’OMC se félicitait de la signature d’un accord historique et que Brasilia estimait en être arrivé à un accord « équilibré  » pour les pays émergents, nombre de pays du Sud étaient plutôt repartis bredouilles de Genève [20]. C’est le cas des pays producteurs de coton, qui n’ont réussi qu’à obtenir une vague promesse des États-Unis de supprimer leurs subventions aux producteurs de leur pays sans aucune précision quant à la date d’entrée en vigueur de telles mesures. Les pays du G-90 repartent donc une fois de plus avec un hypothétique engagement, alors qu’ils réclamaient un traitement urgent du dossier du coton.
Grisé par ses victoires à l’OMC et l’accord-cadre qui confirme la suppression des subventions agricoles, le Brésil tend en fait à avoir une attitude cavalière, pour ne pas dire condescendante avec les plus pauvres des pays pauvres. Questionné sur la concurrence que devra affronter le Brésil dans le marché du sucre (malgré la réduction des subventions européennes), Celso Amorim affirmait que les pays pauvres de l’ACP n’étaient pas en état de concurrencer le Brésil sur le marché libre. Comme quoi la solidarité Sud-Sud est élastique !
Les attitudes brésilienne et indienne lors des négociations de l’accord-cadre donneraient-elles raison à Marcos Jank, professeur d’économie à l’université de São Paulo et directeur de l’Institut de recherche sur les négociations commerciales multilatérales, qui déclarait, un mois après l’échec de Cancún, que le G-20 n’était rien de plus qu’une alliance ponctuelle de pays autour d’un seul enjeu, l’agriculture ? Selon ce dernier, le G-20 ne peut pas être le porte-parole des PED compte tenu de la trop grande diversité et complexité des problèmes d’un pays à l’autre [21].
Conclusion
La question se pose, en terminant, de savoir si le Brésil a les moyens de ses prétentions. Entrée en récession en 2003, avec un taux de croissance de - 0,2 %, l’économie brésilienne a pu se maintenir à flot grâce à la hausse des exportations agricoles. En attendant, aux yeux de la population, les réformes sociales se font toujours attendre, alors que le PIB a diminué de 1,5 % de 2002 à 2003. Depuis 2003 toutefois, la part du commerce brésilien dans le commerce mondial s’est accrue pour atteindre près de 1 %. Nombre d’observateurs notent que la politique extérieure brésilienne tranche nettement avec l’orthodoxie de la politique budgétaire nationale. Pour l’instant, l’administration Lula semble nettement plus « progressiste  » sur la scène internationale que sa propre scène intérieure.
[1] C’est notamment le cas du G-77, un regroupement de pays du Sud qualifié de tigre de papier. La création du G-77 en 1964 lors de la première session de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement à Genève émane de la volonté du Mouvement des non-alignés lui-même créé en 1962. Dans la foulée de la Conférence de Bandung tenue en 1955, les chef d’États des pays nouvellement indépendants d’Afrique et d’Asie réalisèrent l’absence de mécanisme d’application des propositions de la conférence et fondèrent le G-77. Le groupe possède des structures institutionnelles de représentation dans les différentes instances internationales pour promouvoir les intérêts des PED. Le groupe a conservé son nom original mais compte aujourd’hui 132 membres dont la Chine, le Brésil et l’Afrique du Sud. (www.g77.org).
[2] Le Monde, le 30 septembre 2003.
[3] Página 12, le 25 janvier 2004.
[4] Celso Amorim, Le Monde, le 26 septembre 2003.
[5] La dernière et unique réforme remonte à 1963, alors que le nombre de membres du Conseil de sécurité était passé de 11 à 15.
[6] D’abord nommé G-21, parce qu’il comptait 21 membres, le groupe devient le G-22 puis le G-20+. Depuis Cancún, l’Égypte, le Nigéria, la Tanzanie, le Zimbabwe se sont ajoutés, alors que l’Équateur, le Costa-Rica, le Guatemala, le Pérou et le El
Salvador se sont retirés. En 2005, le groupe se présente officiellement comme le G-20 et compte 19 pays membres (www.g-20.mre.gov.br ). Le terme G-20 sera utilisé dans le reste de cette chronique.
[7] Ces pays sont : l’Afrique du Sud, la Chine, l’Inde, le Pakistan, les Philippines, l’Indonésie, la Thaïlande, l’Argentine, la Bolivie, le Brésil, le Costa-Rica, Chili, Cuba, l’Équateur, le Guatemala, le Mexique, le Paraguay, le Pérou, le El Salvador et le Venezuela.
[9] Voir, à ce sujet : D. Brunelle, « L’enjeu occulte de la cinquième conférence ministérielle de l’OMC : le consensus contre le développement  », Observatoire des Amériques, aoà »t 2003. En ligne : www.ameriques.uqam.ca
[10] La Tribune (fr), le 24 mai 2004.
[11] Hester, Annette, Le Brésil et le commerce : un programme Sud-Sud est-il envisageable ?, Édition spéciale Focal Point, novembre 2004.
[12] L’ancien gouvernement néo-libéral de Jorge Battle n’a jamais démontré la moindre intention de participer à la relance du Mercosur et il avait plutôt comme stratégie de développer des liens étroits avec Washington. Jorge Battle s’était engagé en 2003 à signer un accord bilatéral avec les États-Unis et avait refusé de se joindre au G-20 à Cancún.
[13] Página 12, 9 décembre 2004.
[14] Le Brésil dénonce l’attitude protectionniste de l’Argentine qui a imposé des quotas sur certains produits domestiques brésiliens accusés de menacer son industrie, durement éprouvée depuis la crise économique de 2001.
[16] Voir : Brunelle, Dorval, « La Zone de libre-échange des Amériques : autopsie d’un échec  », Chronique des Amériques, Observatoires des Amériques, décembre 2004. En ligne www.ameriques.uqam.ca
[17] Notamment signé un accord avec les pays andins, le Andean Free Trade Agreement et un Accord de libre échange centre-américain-
République-dominicaine.
[18] Libération, 1er novembre 2004.
[19] Voir : Turcotte, Sylvain et Deblock, Christian, « Les négociations hémisphériques : Le Brésil au pied du mur ?  », Observatoires des Amériques, novembre 2003. En ligne : www.ameriques.uqam.ca.
[20] Passerelles, Juin-aoà »t 2004.
[21] Le Devoir, 4 et 5 octobre 2003.
Source : La Chronique des Amériques, février 2005, n°6, Observatoire des Amériques (www.ameriques.uqam.ca), Université du Québec à Montréal.