Bolivie : quand l’eau est privatisée
par Iñigo Herraiz
Article publié le 27 avril 2005

Dans la décennie des années 90, Ismael Serageldin, en tant que vice-président de la Banque mondiale, pronostiquait que les guerres du XXIe siècle seraient pour l’eau. La Bolivie a été l’un des premiers pays àlui donner raison.

A peine le nouveau siècle étrenné, en avril 2000, la dénommée « or bleue  » a déchaîné dans la ville de Cochabamba l’une des révoltes les plus bruyantes de l’histoire récente du pays. Ses habitants se sont mobilisés contre l’augmentation disproportionnée des tarifs de l’eau, dont les prix avaient quadruplé en àpeine quelques semaines, et ont obtenu l’expulsion de l’entreprise privée, Aguas del Tunari, (un consortium conduit par la multinationale Bechtel) en charge des services d’eau. Le paiement de la facture dépassait presque la moitié du budget mensuel des familles les plus pauvres.

Ce que d’autres offenses historiques n’avaient pas réussi, l’eau l’a obtenu : sortir les mouvements sociaux boliviens de leur léthargie. La révolte de Cochabamba a inauguré un nouveau cycle de protestations dans les rues qui culmina, en octobre 2003, avec la démission et la fuite du pays du précédent président Gonzalo Sánchez de Lozada. Parmi les acteurs qui ont forcé la démission présidentielle, les habitants de la populaire et appauvrie localité de El Alto (voir encadré ci-dessous), voisine de la capitale La Paz, ont occupé une place importante. Ceux-ci prétendent maintenant rééditer l’expérience réussie de Cochabamba. Les 450 dollars que peuvent coà»ter la connexion aux services de distribution d’eau et des égouts àEl Alto sont hors de portée d’une bonne partie de la population qui survit avec l’équivalent de moins d’un dollar par jour.

Les protestations pour expulser l’entreprise Aguas del Illimani, appartenant àla multinationale française Lyonnaise des Eaux, ont éclaté en janvier. Dans un premier temps, le président, Carlos Mesa, s’est fait l’écho de leurs demandes et décida de suspendre le contrat avec l’entreprise pour avoir négligé le plan d’extension du service à200.000 foyers de El Alto et de La Paz. Il est toutefois maintenant partisan d’une solution moins radicale.

Alors qu’on n’a pas encore résolu le litige avec Aguas del Tunari (Bechtel)qui, n’ayant même pas investi un demi-million de dollars àCochabamba, exige 25 millions de dollars d’indemnisation pour les bénéfices qu’elle aurait pu obtenir en 40 ans, l’État bolivien craint de devoir affronter une autre demande de compensation pour Aguas del Illimani (El Alto), qui dit y avoir investi 63 millions de dollars depuis qu’elle a obtenu la concession en 1997. La multinationale bénéficie pour sa part de l’existence d’une convention de protection mutuelle d’investissements souscrite entre La Paz et Paris. La compagnie dépendante de Bechtel, voyant les choses venir, s’est débrouillée pour changer son siège légal des ÃŽles Caïman en Hollande fin 1999, pour se protéger par un traité bilatéral sur les investissements que la Bolivie a avec ce pays européen.

Pris entre la nécessité de garantir l’accès de la population àun droit de base et indispensable pour la vie tel que l’eau et la responsabilité d’offrir une sécurité juridique aux investissements étrangers, l’État bolivien se trouve dans une voie sans issue qui met en évidence les problèmes qu’entraîne la privatisation des services de l’eau. Il y a trois principaux facteurs qui, selon le Programme de Nations unies pour le développement (PNUD), ont amené les pays en voie de développement àadopter cette formule : le manque de ressources des gouvernements, la faible qualité des services de distribution publique et les pressions externes pour libéraliser l’économie.

Les deux premiers facteurs ont un lien entre eux et sont aggravés par l’existence de tarifs inadéquats. Généralement, avec le prix demandé, l’entreprise de service public ne parvient pas àrecouvrer ses coà»ts et le non-paiement est assez souvent généralisé. La situation profite aux plus aisés, et les pauvres sont les plus touchés, dans la mesure où l’État manque de recettes pour étendre le service àune population en croissance constante. Devant l’absence de distribution, les plus défavorisés se voient obligés de recourir àd’autres alternatives beaucoup plus chères pour être approvisionnés en eau, comme les camions citernes privés.

Le troisième facteur provient des pays créanciers, qui poussent les pays en voie de développement àlibéraliser leur économie et àouvrir leurs marchés. La Banque mondiale a été l’un des porte-drapeaux de la privatisation de l’eau et, en ce qui concerne la Bolivie, elle l’a exigé comme condition préalable àl’octroi de nouveaux crédits. L’expérience a démontré, toutefois, que les entreprises privées ne souhaitent pas approvisionner les zones pauvres rurales parce que cela ne génère pas de bénéfices. Elles ont aussi trouvé la manière d’exclure les plus pauvres dans les secteurs urbains. La privatisation a été accompagnée presque toujours d’une montée disproportionnée des tarifs de l’eau et, même, làoù les gouvernements ont fort veillé àimposer contractuellement certaines limitations et obligations aux entreprises, le résultat n’a pas été celui attendu.

De fait, les concessions de La Paz et El Alto sont considérées, àbien des égards, comme exemplaires. L’entreprise adjudicataire des distributions d’eau et d’assainissement est celle qui s’est engagée àmener àbien une plus grande extension de la couverture. Aguas del Illimani a été en outre associée àplusieurs ONG et les a utilisées comme intermédiaires pour mieux connaître les besoins des pauvres. Au moment où a explosé la protestation, elle était la compagnie qui avait la cote la plus haute du classement de la Superintendance d’assainissement du gouvernement bolivien.

L’expérience bolivienne montre les limites de la privatisation au moment de pallier le manque en services d’eau et d’assainissement dans les pays en voie de développement. En en étant partisan, on contourne l’expérience préalable des pays développés, qui ont eu besoin de l’intervention étatique pour universaliser ces services. L’eau est, avant tout, un droit de base qui, en tant que tel, doit être garanti par l’État. De sa disponibilité dépendent la subsistance, la santé, l’éducation et la dignité des personnes. C’est trop pour laisser tout cela entre les mains du marché.

Source : Agencia de Informacion Solidaria (/www.infosolidaria.org/), avril 2005.

Traduction : Diane Quittelier, pour RISAL (www.risal.collectifs.net/).

Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du Réseau d'Information et de Solidarité avec l'Amérique Latine (RISAL).
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