César Benjamin est l’une des figures les plus marquantes de la gauche brésilienne. Il a été parmi les fondateurs du Parti des travailleurs (PT) et membre de sa direction nationale durant des années. Il est l’auteur de deux livres qui ont été au centre de nombreuses discussions : L’option brésilienne (Ed. Contraponto, 1988, qui a connu 8 éditions) et Le bon combat (Edition Contraponto, 2004). Cet article, paru dans le quotidien O Estado de Sao Paulo en juin 2005, résume à la fois la trajectoire d’un PT frappé par une crise politique et les « affaires  » et celle de César Benjamin qui reste un des principaux animateurs de la Consulta popular, un organe de coordination et de réflexion des divers mouvements sociaux.
Je suis revenu d’exil en 1978, avant l’amnistie [1], inspiré par la relance du mouvement ouvrier et le renforcement du mouvement démocratique au Brésil. Comme beaucoup de ma génération, j’ai consacré le meilleur de mes efforts, dans les années qui suivirent, à la construction du Parti des travailleurs. Je fus membre de sa direction nationale. Lors de la première élection présidentielle [2] après la dictature militaire, en 1989, je me suis retrouvé au premier rang de la bataille. J’ai pleuré lors de cette défaite politique issue d’une vaste fraude. Quelques jours après le résultat je me suis rendu, en compagnie de quelque six mille militants et sympathisants du PT devant le bâtiment de la chaîne de télévision Red Globo [3], à Rio de Janeiro. Nous protestions contre la façon dont avait été monté le dernier débat entre Lula et Collor, contre la mise en scène de ceux qui avaient séquestré l’entrepreneur Abilio Diniz [4] et qui portaient des tee-shirts avec le logo du PT, et contre la manipulation d’une femme pauvre et désemparée, qui avait reçu de l’argent pour salir la vie privée de notre candidat. Immédiatement après, je me suis rendu à São Paulo où j’ai rencontré Lula. On a eu une brève discussion, que je n’ai pas oubliée. Lula m’a dit : « Cesinha (diminutif courant au Brésil, « petit César  »), tu sais qui m’a appelé ces jours-ci ? Alberico de la chaîne Globo. J’ai dîné avec lui hier. On a descendu quatre litres de whisky. Je lui ai dit de ne pas s’en faire, que tout allait bien entre nous. Je ne vais pas me battre avec Globo, hein Cesinha ?  »
Malgré les années passées, la citation est textuelle. Je fus très perturbé de savoir, de la bouche de Lula, que le jour même où les militants du PT protestaient dans la rue pour le défendre, il « descendait quatre litres whisky  » avec la direction de la chaîne de TV qui l’avait agressé et humilié, de manière répétée, les semaines précédentes. Cette conversation m’a servi d‘avertissement sur le caractère de notre dirigeant. Mais son image s’est écroulée définitivement en 1994, lorsque les banques et les entreprises de construction ont commencé à financer de manière importante le PT, alors que la direction nationale et les militants étaient laissés dans l’ignorance de la mise en place de ces réseaux parallèles [5].
Dès lors, a commencé l’ascension de la « gauche des affaires  », un phénomène nouveau dans notre histoire. Promus et incités à prendre des postes de directions, ces « opérateurs  » ont aidé à consolider le pouvoir de l’Articulation [tendance majoritaire] dans le PT. Les relations internes furent fortement contaminées par la circulation d’argent, en général pour financer des campagnes et garantir des loyautés. L’honneur des personnes et le cadavre de Celso Daniel [6] restèrent en travers du chemin. Mais Lula est arrivé là où il voulait arriver. Après plusieurs années de démonstration de vasselage, il a été adoubé par ses suzerains. (Brizola [7] qui a affronté la chaîne Globo, pour prendre la défense de Lula, a été détruit.)
Le PT a mis en oeuvre à la présidence de la République les mêmes pratiques testées et approuvée dans la lutte interne, mais cette fois à une échelle beaucoup plus large. Les « opérateurs  » ont commencé à opérer de manière frénétique et dans un climat tout à fait propice. Ce qui a été révélé [8] n’est qu’une petite fraction des méfaits. Lula a trouvé prête à l’emploi une forme dégénérée d’organiser le pouvoir politique de la nation mais, au lieu de lutter pour la changer, comme cela aurait dà » être son devoir politique et moral, il s’y est adapté. Des forces de type supranationales, des représentants de nos créanciers, ont continué à occuper la Banque centrale et le ministère des Finances. A partir de ces positions, gérant la politique monétaire, de change et fiscale, ainsi que l’exécution de la politique budgétaire, elles contrôlent et subordonnent l’action de l’ensemble de l’Etat brésilien. Le législatif a continué à être le lieu d’expression des revendications « sous-nationales  » [des différents Etats de la République fédérale], négociées au coup par coup, à la marge, selon le besoin des formations politiques à tel ou tel moment. L’appareil d’Etat a continué à être considéré comme un butin, et le peuple pauvre à recevoir les miettes des politiques compensatoires [9]. Dans cette configuration, aucune instance ne s’occupe sérieusement des intérêts de la nation, qui pour cette raison continue à la dérive. C’est comme ça qu’on fait la politique au Brésil.
La présidence de la République, cela dit, est une instance très complexe où convergent toutes les demandes et tous les intérêts. En l’absence d’un quelconque projet, il n’existe aucun axe autour duquel ordonner les négociations, de manière à imposer des barrières aux appétits des diverses parties. Lula et le PT se sont immergés dans une politique de l’arbitrage, répondant ou non à chaque intérêt selon les pressions du moment, chaque fois plus conditionnées par l’objectif prépondérant de la réélection. La seule chose qui de fait les intéresse. Avec le temps, le gouvernement a perdu de sa crédibilité face à tout le monde. Il a commis une erreur fatale : il n’a pas tenu sa parole, rompant ainsi la première règle de toutes les mafias (Cosa nostra). Le député Roberto Jefferson [qui a dénoncé les achats des votes par le gouvernement] le lui a fait payer.
On parle actuellement de réforme politique. Voilà une autre mascarade. Le problème ne réside pas dans de nouvelles règles formelles, faites, comme les autres, pour être détournées, mais dans le contenu. Le système actuel repose sur une alliance paradoxale, qui est renouvelée à chaque élection, entre les plus riches - qui commandent toujours - et les plus pauvres - qui ne votent que tous les quatre ans. Cette alliance a comme cible prioritaire le monde du travail et ses institutions. Les droits du travail, jamais universalisés, sont dénoncés comme des privilèges, dans un pays où les vrais privilégiés sont insensibles aux problèmes de la grande majorité de la population. Le ressentiment populaire contre l’inégalité est utilisé pour détruire les îlots de citoyenneté qui devraient justement servir de points d’appui à la nation pour se développer et tirer de l’avant ceux qui restent derrière.
Collor [10] a initié ce type d’alliance sur le terrain symbolique. Fernando Henrique Cardoso [11] lui a donné une suite en utilisant le Plan Real [12] qui a permis une convergence momentanée d’intérêts très disparates. Aujourd’hui, c’est Lula qui fait le lien entre ces deux dimensions, cette alliance étant à la fois symbolique - de par les origines sociales du président - et matérielle : il offre 150 milliards de réais en intérêts aux plus riches et distribue 10 milliards de réais saupoudrés sous la forme de programmes du type « Bourse famille  » [13] pour les plus pauvres. Il remplit bien ce rôle. Il ne sera l’objet d’aucune enquête. Il est blindé. Mais, il est otage.
Triste destin que celui du PT : en 1989, il disait que l’alliance correcte, celle capable de sortir la nation de la crise, devait s’établir entre le monde du travail et de la culture, d’un côté, et les plus pauvres, de l’autre, ce qui impliquait une réforme des institutions et des habitudes. En 2002, il est devenu un instrument de l’alliance dégénérée qui maintient le Brésil dans une crise chronique. Le PT continuera à exister comme une légende de plus dans la politique institutionnelle, chaque fois plus distante de la vie réelle du peuple. Cela est bien triste et pathétique pour qui, un jour, a rêvé de changer le pays. Nous assistons à la fin d’un cycle dans l’existence de la gauche brésilienne, un cycle qui ne nous laisse pas d’héritage politique, théorique ou moral. Reste à savoir comment et quand celle-ci se recomposera. Quoi qu’il en soit, le PT appartient au passé.
[1] Un premier coup d’Etat intervient en avril 1964. João Marques Goulart (dit Jango), président populiste qui venait d’annoncer toute une série de réformes (dont la réforme agraire), est renversé par les militaires, et le pays entre dans une très dure dictature militaire, qui durera jusqu’en 1985. Pendant cette période, de nombreux « subversifs » ont été tués, ont « disparu » ou ont été torturés par les forces de sécurité de l’État, ou forcés à l’exil. Après la fin du gouvernement militaire, une loi d’amnistie a effacé les crimes de tous les membres des forces de sécurité et des militants politiques.
En 1980, le Parti des travailleurs (PT) est fondé dans un contexte de montée des luttes ouvrières et de développement d’un « syndicalisme rural » qui débouchera sur la création de la Centrale unitaire des travailleurs (CUT) et du Mouvement des paysans sans-terre (ndlr).
[2] Après d’importantes mobilisations, une assemblée constituante adopte, en 1988, une nouvelle constitution et prolonge le pouvoir du Président Sarney. Les élections au suffrage universel direct auront lieu fin 1989. Collor de Mello obtiendra 43% au deuxième tour et Lula, candidat du PT, 38% (ndlr).
[3] GLOBO est un des quatre grands groupes médiatiques latino-américains, avec Televisa (Mexique) ; Cisneros (Venezuela), et ClarÃn (Argentine). Sa chaîne de télévision a appuyé Lula depuis sa victoire électorale en 2002, suite à une aide économique importante qui lui a été attribuée pour faire face à de lourdes dettes (ndlr)
[4] Abilio Diniz est l’un des hommes les plus riches du Brésil. Il contrôle la plus grande chaîne de supermarché du pays : Pão de Açucar. Cette société est cotée en bourse à Wall Street. Dans les années 1970, il a été membre du Conseil monétaire du régime militaire. Aujourd’hui, il déclare dans L’Express (21 mars 2005) :« Lula est incroyable. Avant son arrivée aux affaires, le dollar caracolait, la Bourse était en chute libre et aucun banquier n’acceptait de faire crédit. Lula et son gouvernement ont rétabli la confiance. Je n’hésite pas à leur donner des conseils. Et vous savez quoi ? Ils m’écoutent ! » (ndlr).
[5] Dès 1994, une direction parallèle à celle officielle du PT se constitue de fait, avec un degré d’indépendance toujours plus grand face au parti. De plus, les organes de direction officiels sont occupés de plus en plus par des permanents et des élus locaux ou à l’échelle des Etats. Un de ses points d’appui sera une fondation nommée l’Institut de la citoyenneté (ndlr).
[6] Début 2002, Celso Daniel, un des fondateurs du PT, maire de Santo André (ville de l’Etat de Sao Paulo), député national en 1989, est assassiné. Celso Daniel avait été réélu avec 72% des voix en 2000. Cet assassinat a rapidement été mis en relation avec des opérations de racket liées la gestion de cette ville (ndlr).
[7] Ancien dirigeant du Parti démocratique travailliste, disparu en 2004 (ndlr).
[8] Consultez le dossier sur le Brésil « Corruption et crise politique  » sur RISAL (ndlr).
[9] Allusion à des programmes d’assistance, de compensation des effets néfastes des politiques néolibérales, comme le programme « Faim zéro  » (ndlr).
[10] Fernando Collor fut président du Brésil de 1990 à 1992. Il fut destitué en 1992 à cause d’affaires de corruption (ndlr).
[11] Fernando Henrique Cardoso a été président du Brésil de 1995 à 2003 (ndlr).
[12] Politique d’austérité qui fit baisser l’hyper inflation et qui eut pour résultat l’explosion de la dette interne du pays, passée de 60 milliards de dollars en 1994 à 350 milliards de dollars en 1998.
Lire Michel Chossudovsky, Recolonisation programmée au Brésil, Le Monde diplomatique, mars 1999 (ndlr).
[13] « Bourse famille  » (« Bolsa Familia  ») est le nom donné au regroupement des différents plans d’aide sociale à la famille du gouvernement brésilien (ndlr).
Source : O Estado de Sao Paulo (www.estado.com.br), 16 juin 2005.
Traduction : La Brèche (www.labreche.ch) / RISAL (www.risal.collectifs.net).