Le récent sommet des chefs d’Etat de la Communauté sud-américaine des nations (CSN) [1] a mis en évidence tant les difficultés à concrétiser une intégration basée sur les modèles du Mercosur [2] et de la Communauté andine des Nations (CAN) [3], que la capacité d’initiative du président du Venezuela.
Hugo Chávez a presque fait échouer le sommet de Brasilia, qui se tenait le 30 septembre pour mettre sur pied la CSN, en refusant de signer la déclaration protocolaire. Chávez a critiqué sa structure institutionnelle car elle répète, selon lui, les erreurs du Mercosur et de la Communauté andine des nations (CAN), et a soutenu, dans le style franc et direct qui le caractérise, qu’à ce rythme, l’intégration régionale ne deviendrait réalité « qu’en 2200  » [4].
Personne n’a contredit le président vénézuélien, peut-être parce que dans le fond tous pensent qu’il a raison. Le ministre des Affaires étrangères brésilien, Celso Amorim, a admis que les documents que Chávez refusait de signer - la Déclaration de Brasilia - n’étaient que des « déclarations politiques  », et que les 12 pays de la CSN [5] devraient encore négocier un traité qui donnera sa forme à la communauté. « Dans une réaction proche de la panique, rouge de colère, Lula a déclaré que si Chávez ne changeait pas d’avis, les chefs d’Etat quitteraient Brasilia ‘aussi paralysés qu’en arrivant’  », relate la presse [6].
Amorim a proposé que d’ici 90 jours soit finalisé le débat sur cinq des vingt propositions sur le format de la communauté qui n’avaient pas encore été approuvées, et qui correspondent aux suggestions faites par les présidents Chavez et Tabaré Vásquez [7] (absent de la rencontre, tout comme les présidents de Colombie, de Guyane et du Surinam). Avant d’accepter, Chávez a affirmé qu’il ne discuterait pas de ces thèmes avec des ministres mais uniquement avec des présidents. Lula Inácio Lula da Silva, mis sous pression par les circonstances, en est venu à proposer que pour accélérer les débats, les discussions entre présidents se fassent via fax, téléphone et e-mails. Chávez a accepté et tous se sont rendus à l’Itamaraty [ministère brésilien des Affaires étrangères] pour un déjeuner privé, conscients qu’en réalité rien n’avait vraiment été décidé.
Kirchner esquive la CSN
Le conflit entre Lula et Chávez ne fut pas la seule difficulté qui se présenta durant le sommet présidentiel. Le départ avant la fin de la rencontre de Nestor Kirchner, dont la chancellerie brésilienne avait exigé la présence car en décembre dernier [8], il n’avait pas assisté à la première réunion de la communauté à Cuzco, a irrité le gouvernement de Lula. Alléguant des engagements en lien avec la campagne électorale dans son pays [9], Kirchner a abandonné la rencontre une demi-heure avant que ne se formalise la création du bloc régional, probablement pour ne pas croiser son adversaire politique en pleine campagne électorale, Eduardo Duhalde [10]. Lula n’a pu se contenir : « Je sais que nous avons des problèmes et des responsabilités qui exigent notre présence dans nos pays respectifs, ce qui limite notre participation à des événements internationaux. Mais, dans un monde interdépendant, nous ne pouvons rester confinés à l’intérieur de nos frontières  ». Pour les diplomates brésiliens, le retour anticipé de Kirchner fut « une offense  ». Le gouvernement argentin résiste à la création du bloc régional avec l’argument qu’il s’agit d’une tentative de la part de Lula de prendre la tête de la région, attitude qui en réalité affaiblit le Mercosur.
De nouvelles tendances de l’intégration régionale se sont consolidées tout au long de cette année. D’un côté, il est évident que le Mercosur ne parvient pas à sortir de sa paralysie, mais il n’est plus seulement mà » par les disputes commerciales entre les deux grands de la région (Brésil et Argentine), mais aussi par lesdits « associés mineurs  » [pays membres de moindre taille] (Paraguay et Uruguay), qui commencent à mener leur barque en constatant qu’ils continuent à être la « Cendrillon  » de l’alliance régionale. Tandis que le Paraguay resserre ses liens avec les Etats-Unis, en ouvrant ses portes aux soldats nord-américains [11] et en étudiant la possibilité de signer un traité de libre-échange, le président uruguayen Tabaré Vásquez montre des signes de rapprochement avec Washington. Vásquez a déclaré que « les Etats-Unis sont le pays qui nous achète le plus et le mieux  », et qu’avec ce pays, « nous allons essayer d’avoir une plus grande et une meilleure relation commerciale  ». Il n’a pas écarté non plus la possibilité de signer un traité de libre-échange [12] (TLC en espagnol).
Dans ce repositionnement uruguayen, la préoccupation qui amène plus d’un gouvernement de la région à sceller des accords solides avec Washington semble avoir joué, face à l’incertitude qu’engendrent des alliances comme celles qui existent jusqu’à présent. Dans l’entourage de Vásquez, « la perception selon laquelle les attentes entourant le Mercosur ne se sont pas concrétisées, et que le pays court le risque de se voir enfermé dans un cercle tout juste un peu plus large que son marché interne  » [13] semble être prépondérante.
Ce qui est sà »r c’est que le Brésil - le seul pays ayant la capacité de prendre la tête de ce processus d’intégration - est en train d’opter pour un double jeu : il cherche à approfondir des accords commerciaux avec des pays du Sud tandis que sur le continent il parie sur la CSN à travers laquelle il pense pouvoir débloquer la paralysie dont souffre le Mercosur. L’Argentine, qui ne parvient pas encore à sortir vraiment de la débâcle menemista [14], se démène entre des problèmes internes qui se reflètent au niveau régional - de fait, la CSN est une initiative de Duhalde - et des défis internationaux tels que ceux que pose le Brésil, face auxquels elle n’a pas la capacité de répondre. Face aux doutes, elle se réfugie dans un nouveau protectionnisme tandis qu’elle ne cesse de tendre des perches à l’administration Bush, avec qui elle maintient d’excellentes relations.
Chávez joue dur
Au milieu de ce panorama, la « diplomatie pétrolière  » [15] de Chavez est en bonne santé, et représente le projet le plus solide et viable, puisqu’il tisse des alliances bilatérales et bénéfiques pour toutes les parties. Sans renoncer à son propre projet d’intégration, l’ALBA [16], Chávez avance de manière concrète sur un thème aussi stratégique qu’est l’énergie. A Brasilia, il a été capable de sortir ses griffes quand il s’est rendu compte que le projet de communauté régionale n’était que la répétition d’expériences ayant échoué.
« Le monde entier a l’odeur du pétrole  », a dit Chavez au journal argentin ClarÃn. « Au Venezuela, nous avons une importante carte pétrolière à jouer sur l’échiquier géopolitique, et nous allons clairement la mettre sur la table dans les processus d’intégration régionale  ». Il a ajouté qu’il utilisera cette carte pour « jouer dur contre les joueurs les plus durs du monde : les Etats-Unis [17]  ». La stratégie d’intégration énergétique, qui tourne autour de Petroamérica, tient sur trois pattes : Petrocaribe [18], qui fonctionne déjà , Petroandina [19], qui n’en est qu’à ses balbutiements, et Petrosur (avec le Mercosur et le Chili), qui pour l’instant consiste en des accords bilatéraux.
A Brasilia, Chávez et Lula ont signé des accords très importants entre les entreprises pétrolières d’Etat de chaque pays, PDVSA et Petrobras. A elles deux, elles investiront 4,7 milliards de dollars, dont 2,5 milliards sont destinés à une raffinerie qui sera montée dans l’état brésilien du Pernambuco. Cette dernière produira 200 mille barils de pétrole lourd et donnera une autonomie énergétique à toute la région du Nordeste brésilien. Ils ont aussi signé un préaccord pour développer des champs pétrolifères au Venezuela, avec des réserves estimées à 11 milliards de pieds cubiques [près de 312 millions de m3], et dont l’exploitation requiert des investissements à hauteur de 2,2 milliards de dollars.
Le président vénézuélien a également signé des accords avec l’Argentine. PDVSA investira 92 millions de dollars dans l’achat de 148 stations-service appartenant à l’entreprise argentine RHASA et à l’uruguayenne SOL, et une raffinerie à Campana pour les exploiter conjointement avec l’entreprise publique argentine ENARSA. L’entreprise espagnole REPSOL (qui contrôle la moitié du marché des combustibles en Argentine) s’est engagée à fournir le brut dont aura besoin la société PDVSA-ENARSA, en échange de quoi elle aura accès au bassin de l’Orénoque, riche en hydrocarbures, l’une des réserves les plus importantes de la planète [20]. Pour les Argentins, l’accord est une bouffée d’oxygène qui leur permettra d’augmenter les réserves énergétiques amenuisées du pays. Pour les Vénézuéliens, cela signifie mettre un pied en Argentine, ajoutant ainsi une pièce au puzzle d’alliances qu’ils élaborent petit à petit sur tout le continent. « C’est comme l’OPEP, un exemple d’intégration pour renforcer nos processus de développement  », a déclaré Chávez.
Avec des accords concrets, Chavez démontre que l’intégration ne passe pas par des déclarations diplomatiques. Il entend provoquer un débat politique profond entre les gouvernements de la région. Son refus de signer la déclaration de Brasilia n’est pas que symbolique. Il montre qu’il est disposé à aller le plus loin possible dans l’intégration régionale, qui ne peut pas se réduire à des accords commerciaux, et comme le montre le retrait de 20 milliards de dollars des Etats-Unis début octobre, que pour rendre concrète l’unité continentale, il faut commencer par couper les liens avec le Nord [21].
[1] La Communauté sud-américaine des nations (CSN) a été lancée en décembre 2004 à Cuzco, au Pérou à l’occasion du IIIème Sommet sud-américain. C’est certainement un des projets d’intégration les plus ambitieux car il vise à englober 12 pays, couvrant 17 millions de kilomètres carrés, regroupant 361 millions d’habitants et présentant un PIB de plus de 970 milliards de dollars.
Lire Eduardo Gudynas, Les difficiles chemins de la « Communauté sud-américaine des nations  », RISAL, 10 avril 2005 ; Raul Zibechi, L’intégration régionale après l’échec de la Zone de libre-échange des Amériques, RISAL, 16 mars 2005 (ndlr).
[2] Marché commun du Sud. Initiateurs du Mercosur en 1994, l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay ont été rejoints par des pays associés : la Bolivie et le Chili en 1996, le Pérou en 2003, la Colombie, l’Equateur et le Venezuela en 2004, ce dernier devant vraisemblablement intégrer officiellement le marché commun en décembre 2005 (ndlr).
[3] La Communauté andine de nations comprend la Colombie, la Bolivie, l’Equateur, le Pérou et le Venezuela (ndlr).
[4] Chávez a critiqué l’absence d’actions concrètes. Les propositions d’actions concrètes que lui et le président uruguayen avaient envoyées en début de semaine à leurs homologues n’ont pas été reprises dans la déclaration finale. Ces propositions consistaient notamment à créer ladite Commission Sud pour établir un « plan stratégique 2005-2010  » et la Banque sud-américaine, à laquelle le Venezuela apporterait 5 milliards de dollars de ses réserves internationales (ndlr).
[5] La CSN inclut les 4 pays du Mercosur, les 5 de la CAN ainsi que le Chili, le Surinam et la Guyane (ndlr).
[6] O Estado de São Paulo, 1er octobre 2005.
[7] Président de l’Uruguay depuis le 1er mars 2005 (ndlr).
[8] Lors du lancement de la Communauté sud-américaine des nations à Cuzco, au Pérou (ndlr).
[9] Des élections législatives auront lieu en Argentine le 23 octobre prochain (ndlr).
[10] Eduardo Duhalde est le prédécesseur de Kirchner, membre de l’appareil du parti péroniste, le Parti justicialiste, et très influent dans la région de Buenos Aires. Il a été élu président "de transition" par le Congrès en février 2002, après le soulèvement populaire de décembre 2001. Son clan s’affronte actuellement à celui de Kirchner à l’approche des élections législatives d’octobre 2005. Il est actuellement président de la Commission des membres permanents du Mercosur et participe donc à ces réunions internationales (ndlr).
[11] Depuis aoà »t 2005, le Paraguay autorise des troupes étasuniennes à opérer sur son territoire, et on parle de la possibilité de l’installation définitive de troupes US dans la base militaire de Mariscal Estigarribia (ndlr).
[12] Búsqueda, Montevideo, 22 septembre 2005.
[13] "Una inserción internacional de nuevo tipo", Gabriel Papa, Brecha, Montevideo, 30 septembre 2005.
[14] Carlos Menem, président « péroniste  » de l’Argentine de 1989 à 1999. Son gouvernement est associé à la corruption et à l’imposition de politiques néolibérales agressives (ndlr).
[15] Consultez le dossier « Le pétrole, au coeur de la politique de Chavez », sur RISAL (ndlr).
[16] L’Alternative bolivarienne pour les Amériques.
Lire Marcelo Colussi, L’ALBA, une alternative réelle pour l’Amérique latine, RISAL, 17 mai 2005 (ndlr).
[17] Entretien avec Hugo Chávez dans le journal argentin ClarÃn, du 2 octobre 2005.
A lire en espagnol : http://www.rebelion.org/noticia.php?id=21021.
[18] Accord signé entre le Venezuela et les pays de l’arc caribéen : Antigua et Barbuda, les Bahamas, Belize, Cuba, Dominique, République dominicaine, Grenade, la Guyane, la Jamaïque, Saint Vincent-et-les-Grenadines, Sainte Lucie, Saint-Christophe-et-Niévès, et le Surinam visant à l’approvisionnement, à des tarifs préférentiels, et à des fins de développement, de pétrole par le gouvernement vénézuélien (ndlr).
[19] Accord signé entre les sociétés pétrolières publiques des pays de la CAN : Bolivie, Equateur, Colombie, Pérou et Venezuela (ndlr).
[20] Página 12, Buenos Aires, 30 septembre de 2005.
[21] Par « Nord  », l’auteur fait référence ici aux Etats-Unis. En effet, lors de son passage au Brésil, Hugo Chávez a annoncé que le gouvernement vénézuélien retirait des Etats-Unis ses réserves de devises étrangères, qui se présentaient sous forme de bons du Trésor américain, pour les placer en dépôt dans des banques européennes. La décision a été motivée par les menaces constantes du gouvernement US contre celui de Chávez.
Lire Philippe Grasset, Le Venezuela retire ses capitaux des USA, Le Grand Soir, 7 octobre 2005 (ndlr).
Source : Alai, Agencia Latinoamericana de Información (www.alainet.org), 7 octobre 2005.
Traduction : Isabelle Dos Reis et Frédéric Lévêque, pour RISAL.