Les attaques contre la liberté de presse en Colombie visent les journalistes et les médias régionaux. Quel impact cela a-t-il sur la perception du conflit armé de la part du public ?
« L’activité des journalistes jouira de protection pour garantir leur liberté et leur indépendance professionnelle  »
(Art. 73 de la Constitution politique de la République de Colombie)
« Une presse libre, pluraliste et indépendante est une composante essentielle de toute société démocratique.  »
(Résolution de 1991 « Promotion de la liberté de presse dans le monde  » de l’Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture, UNESCO.)
La liberté de la presse en Colombie, cet obscur objet du désir
En Colombie, la liberté de la presse existe, mais il y a cependant une grande quantité de facteurs qui font que cette liberté se voit affectée de façon structurelle. Cette phrase, pour contradictoire qu’elle paraisse, reflète les multiples complications que comporte la pratique du journalisme dans un pays qui se transforme socialement au milieu du conflit armé.
Si nous comprenons la liberté de la presse comme l’instrumentalisation de la liberté d’opinion, en d’autres mots, comme la capacité des médias et des journalistes d’exprimer librement leurs opinions et d’émettre sans pressions les informations qu’ils élaborent, nous nous rendons compte que les limites entre liberté de la presse et liberté d’expression deviennent opaques, diffuses et peu claires dans un contexte comme celui de la Colombie.
La transparence, l’équité, la véracité et la recherche de la vérité sont des fondements centraux dans le journalisme libéral : ils font en sorte que le travail du journaliste soit beaucoup plus qu’une simple action de transmission de faits d’intérêt public à la société. Comment maintenir ces principes en plein conflit armé colombien ? Comment réussir à ce que cette responsabilité sociale soit suffisamment « blindée  » contre les intérêts des acteurs du conflit armé ? Comment arriver à ce que l’information, sans vouloir être naïfs ou ingénus, ne se transforme en un butin de guerre de plus ?
Dans les deux derniers mois, il y a eu en Colombie un débat vigoureux sur la possibilité d’exercer librement l’activité journalistique dans le pays, un débat qui a toujours été présent, mais qui prend du relief quand il implique des journalistes d’envergure nationale et reconnus dans la sphère publique. D’après la Fondation pour la liberté de la presse - FLIP - de Colombie [1], il y a eu depuis le début de l’année 22 menaces contre des journalistes, 5 attentats contre des infrastructures de médias, 2 agressions, et des cas particuliers d’assassinats, de kidnappings, d’attentats, d’exils, de censure, de blessés en reportage et d’obstructions qui rendent impossible le libre exercice du journalisme. Les chiffres ci-dessus sont ceux que présente la FLIP pour mesurer l’exercice de la liberté de presse dans le pays ; mais si on les étudie avec attention, ils peuvent donner lieu à un intéressant exercice de réflexion.
Le journaliste assassiné, Julio H. Palacios, était de la ville frontière [avec le Venezuela] de Cúcuta ; le journaliste séquestré, Hernan Echeverri, d’Uraba dans le département d’Antioquia ; l’attentat contre le journaliste Julian Ochoa a été perpétré parce qu’il était directeur de la chaîne de télévision câblée de Andes, dans le département d’Antioquia ; et Alfredo Serrano a été forcé à l’exil parce qu’il exerçait son travail de journaliste à Barrancabermeja [2], dans le département de Santander.
Cela vaut également la peine de souligner que cette année le siège du journal El Informador de Santa Marta a été attaqué à la grenade et que les attaques à l’explosif - cinq depuis le début de l’année - ont visé des équipes et les antennes de transmission de chaînes de télévision privées et de radios des départements de Putumayo et Caqueta. A Tame, dans le département d’Arauca, le journaliste d’une radio communautaire, Edwin Moreno, et Nelson Carvajal, journaliste, qui travaillait à Pitalito, département de Huila, a également été tué. Que conclure, donc, quand nous observons que les agressions visent les journalistes régionaux ? Pourquoi seulement lorsqu’il s’agit de journalistes d’envergure nationale fait-on retentir les sonnettes d’alarmes et cela devient alors seulement un sujet de préoccupation pour la société ?
D’après ce qui précède, on peut voir que l’exercice du journalisme est beaucoup plus dangereux pour les personnes qui vivent en dehors des grandes villes du pays, mais que, malheureusement, elles ne mobilisent pas la même attention publique que quand des faits du même ordre arrivent à des journalistes plus reconnus au niveau national. Ceci met à nu deux points d’entrée intéressants : la logique informative du conflit armé colombien et ses intérêts, et l’asymétrie entre le journalisme régional et le journalisme national.
A partir d’où informe-t-on et raconte-t-on le conflit armé colombien ?
En aucune manière, on ne peut justifier les menaces proférées en raison de sa fonction, à l’encontre de Daniel Coronell, directeur du journal télévisé Noticias UNO qui est retransmis par une des chaînes de télévision publique de Colombie, ni celles reçues par Holiman Morris, directeur du programme de télévision ContravÃa, soutenu par l’Union européenne, ni celles contre Carlos Lozano, directeur de l’hebdomadaire Voz, de tendance communiste. Mais les menaces multiples reçues constamment par les journalistes régionaux ne sont pas plus justifiables ; et malheureusement, elles sont peu connues et reconnues par la grande majorité des Colombiens.
Le conflit armé colombien se déroule en grande partie dans les régions et municipes du pays [hors des grandes villes] et je pense qu’il y a une plus grande répercussion quand ces attentats visent les personnes chargées de configurer les sphères publiques locales au moyen de leurs informations. Les récits qui se construisent sur le conflit armé, ce qui se passe jour après jour dans les municipes et les régions de Colombie, tout cela est d’une grande importance pour la construction de la mémoire du conflit colombien.
L’importance de ce qui précède, selon les paroles de German Rey [3], est que « la mémoire permet la continuité, la relation entre les événements et l’élaboration des récits qui, en s’intégrant les uns aux autres, remplissent les vides et les oublis fortuits ou intentionnels... Il est donc fondamental que les médias contribuent à une reconstruction de la mémoire comme une des conditions pour sortir de la violence.  » Et cette reconstruction ne sera complète que lorsque les récits construits par la presse nationale se tisseront avec ceux de la presse locale, d’où l’importance de celle-ci et la gravité du fait que les violations à la liberté de presse se focalisent sur les journalistes périphériques.
En résumé, cette responsabilité que portent les médias qui se trouvent impliqués dans le conflit, la responsabilité de la construction de la mémoire collective, sera d’une importance vitale lorsque le conflit armé finira parce que, grâce à leurs registres et leurs notes, on pourra clarifier les faits que les futures commissions de la vérité du pays auront à établir. C’est pour cela que les atteintes au fonctionnement journalistique régional et local doivent attirer la plus grande attention. La façon dont on représente les faits ou les événements du conflit armé dévoile des dynamiques très risquées pour les journalistes et le manque d’attention de la société pour ses journalistes locaux les rend encore plus dangereuses.
D’autre part, l’étude réalisée en 2003 par Médias pour la paix sous le titre « La guerre, une menace pour la presse  » [4] nous montre que les problèmes des journalistes régionaux sont nombreux : pression et persécution de la part des acteurs de la guerre, conflits d’intérêts dans les relations avec les différentes sources, difficultés croissantes pour obtenir une couverture adéquate des affrontements, nécessité d’assumer différents emplois pour obtenir des revenus suffisants pour survivre, tensions entraînées par la situation de « multi-emploi  » et les difficultés expérimentées dans leur travail avec les éditeurs nationaux, telles sont les pièces de ce casse-tête compliqué du journalisme régional.
Considérer le fait que le maillon le plus fragile et la plus facilement attaqué par les agresseurs de la liberté de presse [5] se trouve dans les régions, nous fait un peu réfléchir sur la façon dont s’élabore l’information sur le conflit et comment il y est rapporté. Si ces récits se construisent chaque fois davantage à partir des logiques et optiques de la presse nationale et de ses journalistes du fait que, comme nous l’avons signalé, il y a une impossibilité chaque fois plus grande pour les journalistes locaux et régionaux d’exercer leur métier, je crois que nous sommes en passe d’entrer dans un état de « schizophrénie médiatique  » ; en effet, les informations qui rendent compte des faits qui se passent en dehors des grandes villes ne sont pas transmises avec suffisamment de véracité.
Pour illustrer ce qui précède, rien de mieux qu’un exemple : durant la récente « grève armée  » [paro armado] dans le département de Putumayo [6], la presse nationale informait, à des moments conjoncturels, que tout était complètement rentré dans l’ordre dans la région et sous le contrôle de la force publique, et que petit à petit la normalité revenait dans le département. Mais en consultant les journalistes régionaux à propos des mêmes faits, ils argumentaient que la situation humanitaire et politique était hors de contrôle et qu’ils craignaient sérieusement que la « normalité  » décrite par les médias nationaux ne se rétablirait pas avant plusieurs semaines. Comment savoir réellement ce qui se passe dans un conflit si l’information ne répond pas aux critères susmentionnés de transparence, d’équité, de véracité et de recherche de la vérité ? Comment savoir ce qui se passe si les informations sont fabriquées sans en appeler au nombre de sources nécessaires et sans réaliser le contrôle nécessaire ? Comment informer structurellement sur le conflit régional si le reportage se fait à partir d’un bureau à Bogota ou Medellin sans aller sur le terrain et seulement par téléphone ?
Une des responsabilités des journalistes régionaux et locaux est d’informer à partir du terrain sur ce qui se passe et de construire les récits qui aideront à comprendre le conflit armé et créeront la mémoire. Ce qui est pervers, c’est lorsque nous constatons que les actions des agresseurs de la liberté de presse se concentrent sur eux sans, par ailleurs, constituer un fait important qui attire l’attention de l’opinion publique. A partir d’où, donc, se raconte et se construit médiatiquement le conflit armé ?
Le monitoring de la presse colombienne réalisé par le Projet Antonio Narino [7] en 2004 montre que l’information qui se construit sur le conflit armé dans le pays en appelle seulement à la source officielle pour se constituer ; il n’y a pas d’information contradictoire ; les informations sont généralement rédigées sous la forme de brèves. Si les médias privilégient l’information apportée par les sources officielles, nous pouvons en déduire que nous n’avons pas accès aux multiples points de vue que l’on peut avoir sur les événements. Ceci est très grave, et contribue à développer encore davantage une vision partielle de la réalité et à alimenter cette « schizophrénie collective  » qui se répercute directement sur la création d’imaginaires à propos du conflit armé [8] de la part de la population colombienne.
En définitive, la liberté de la presse en Colombie est le résultat d’une conjugaison de variables complexes imposées par le conflit armé que vit le pays. Attirer l’attention sur la gravité implicite des agressions contre les journalistes locaux et régionaux sans pour autant minimiser les agressions dont sont victimes les journalistes nationaux est l’un des objectifs de cet article pour contribuer au débat. Encourager l’union des forces pour insister sur une presse libre, démocratique et pluraliste, voilà la tâche importante, car, parmi beaucoup d’autres aspects, la liberté de la presse est un des droits fondamentaux des sociétés et c’est la responsabilité historique des journalistes que d’être de ces chroniqueurs qui nous informent sur ce qui se passe.
Abandonner à quelques médias seulement la responsabilité de rapporter les faits met les dynamiques démocratiques des pays en grand danger car la construction des perceptions, imaginaires et mentalités dépend en grande partie des configurations de sens qui s’y construisent. Et donc, réussir à créer des médias de tous types de tendances qui participent à la configuration de poids et contre-poids démocratiques ; assurer le respect de la vie des journalistes, indépendamment de l’espace géographique où ils se trouvent, promouvoir les observatoires des médias, les conseils de lecteurs au sein de ces observatoires, les tribunaux de presse, les surveillances des médias et les enquêtes spécialisées peuvent paraître des outils ou des actions un peu naïfs compte tenu de la dynamique actuelle du pays. Mais c’est seulement dans la mesure où nous, citoyens, nous saisirons l’importance du droit à l’information, que nous pourrons comprendre réellement pourquoi c’est une nécessité fondamentale de défendre la liberté de la presse pour penser un modèle de pays plus juste et plus incluant.
[1] Fundación para la Libertad de Prensa, "Diagnóstico de la libertad de prensa en Colombia Junio-Julio 2005", Bogotá, Agosto de 2005.
[2] [NDLR] Lire Frédéric Lévêque, Colombie : Barrancabermeja ou l’instauration d’une dictature de sécurité nationale, RISAL, 18 octobre 2003.
[3] Rey Germán "Balsas y medusas, visibilidad comunicativa y narrativas polÃticas", Fescol, Fundación Social CEREC, Bogotá, 1999.
[4] Gómez Patricia y Velásquez Mónica "La guerra, una amenaza para la prensa", Medios para la Paz, Bogotá, 2003.
[5] On peut mentionner entre autres les politiciens corrompus, les acteurs de conflit armé, la délinquance de droit commun, les représentants de l’Etat et du gouvernement.
[6] [NDLR] Blocage du transport par la guérilla (FARC-EP).
[7] Rey Germán y Bonilla Jorge Iván, "Calidad informativa y cubrimiento del conflicto", Proyecto Antonio Nariño, Fondo Editorial CEREC, Bogotá, 2004.
[8] Pour voir plus en détails la construction des imaginaires et l’incidence des médias sur leur création, on peut voir le chapitre 18 « transformer les imaginaires : éducation et media  » du Rapport national sur le Développement humain pour la Colombie INDH 2003 « El Conflicto Callejon con Salida  » du Programme des Nations Unies pour le Développement - PNUD édité en 2003 en Colombie.
Source : Actualidad Colombiana (www.actualidadcolombiana.org), bulletin n°314, septembre 2005.
Traduction : Marie-Paule Cartuyvels, pour RISAL (www.risal.collectifs.net).