Gouvernements de gauche en Amérique du Sud : un faible bilan social en 2005
par Marcela Valente
Article publié le 24 janvier 2006

L’Amérique latine a désormais un certain nombre de gouvernements de gauche au pouvoir - et les futures élections de 2006 pourraient encore en augmenter le nombre. Un bref bilan peut être fait àleur sujet pour l’année écoulée. Dans ce but, un sociologue, un économiste et un politologue ont été consultés par Marcela Valente pour Inter Press Service.

Les nouveaux gouvernements se sont imposés de maintenir l’équilibre des comptes, d’accomplir ponctuellement les engagements extérieurs et d’attirer des investissements en accordant de solides garanties. Mais les électeurs espèrent aussi la mise en Å“uvre des promesses électorales sur le combat contre la pauvreté et le chômage et en faveur d’une répartition plus équitable de la richesse dans la région la plus inégalitaire du monde. Pour le sociologue Atilio Borón, secrétaire exécutif du Conseil latino-américain des sciences sociales (CLACSO), le défi est réaliste. « Mais il suppose un changement dans le paradigme de politique économique que, jusqu’àprésent, les pays n’encouragent pas. L’expérience la plus décevante de toutes est celle du Brésil  », a-t-il déclaré.

Brésil

Le grand espoir brésilien est apparu en janvier 2003 avec l’arrivée au gouvernement du premier président de gauche, Luiz Inácio Lula da Silva, ex-dirigeant syndical et ouvrier dans la métallurgie. Cependant, la gestion du Parti des travailleurs n’a pas obtenu les résultats attendus en matière d’activité économique et de création d’emplois. Lula peut mettre en avant quelques réalisations. La Fondation Getulio Vargas de Río de Janeiro a signalé au début de ce mois que la misère a diminué de 27,26 % à25,08 % de la population en 2004. Cela signifie que sont sortis de l’indigence plus de trois millions de personnes, soit 8 % des 40 millions qui étaient indigents en 2003. Le salaire minimum a augmenté de 9 % cette année, et le programme de "bourses pour les familles" (une aide pour les familles pauvres) a touché 6,57 millions de foyers en 2004, et l’objectif est d’en atteindre 8,7 millions en 2005 et 11,2 millions àla fin de la période de Lula, en décembre 2006. Mais la politique économique de Lula est basée jusqu’àprésent sur un ajustement excessif des dépenses pour assurer le paiement des dettes et sur des taux d’intérêt élevés pour combattre l’inflation, combinaison de mesures qui n’est en rien nouvelle et qui engendre des effets récessifs.

Argentine

En Argentine, où gouverne Néstor Kirchner depuis mai 2003, on voit « une certaine volonté de changer les choses, au moins dans quelques secteurs  », a estimé Borón. Après une dure crise en 2001, la population vivant dans la pauvreté avait largement dépassé les 50 %, pour se réduire durant les deux dernières années à40 %. Mais pour l’essentiel, le gouvernement « s’est maintenu dans les règles strictes du Consensus de Washington, sans changement dans l’orientation de la politique économique  », a-t-il ajouté. Le dénommé Consensus de Washington a consisté en un ensemble de politiques d’ajustement structurel formulées dans des programmes de la Banque mondiale, de la Banque interaméricaine de développement et du Fonds monétaire international, entre autres institutions, àpartir des années 80. Selon Borón, un changement de fond en Argentine impliquerait que l’on aille vers une réforme fiscale qui rendrait le système moins régressif. Il a cité comme exemple : « Vendre une voiture modèle 1985 génère une obligation fiscale, mais vendre une entreprise de 15 000 millions de dollars, non.  » Ce système, qui ne touche pas àla rente financière, a été hérité de la gestion de Carlos Menem (1989-1999). Dans cette période, on a mis pleinement en pratique le modèle néolibéral dans une des versions les plus orthodoxes de la région. « L’actuel gouvernement maintient cette même structure d’imposition  », a signalé le sociologue.

Chili

Borón a considéré aussi comme « une frustration  » le résultat de la gestion du socialiste Ricardo Lagos au Chili. Lagos s’apprête àfinir son mandat avec un haut niveau de popularité. Toutefois, pendant son administration, « il y a eu progrès économique  » mais pas réduction de l’inégalité. La coalition de centre-gauche qui gouverne le Chili depuis 1990 n’est pas arrivée àrenverser l’inégalité sociale laissée par le régime militaire. « Le Chili était un des pays les plus égalitaires d’Amérique latine - avant la dictature d’Augusto Pinochet (1973-1990) - et il s’est transformé maintenant en l’un des plus inégaux de la région  », a déclaré Borón. Toutefois, le Chili a pu réduire la pauvreté de moitié, en la faisant baisser de 38,5 % de la population en 1990 à18,8 % en cette année 2005, tandis que l’indigence a été diminuée de 12,9 à4,7 % dans la même période. Il est le premier pays latino-américain àatteindre le premier des huit objectifs de développement du millénaire.
La mieux placée pour succéder àLagos est la socialiste Michelle Bachelet qui fera face en janvier, au second tour des élections, àson rival de droite Sebastián Piñera [1]. Le politologue argentin Rosendo Fraga, directeur du Centre d’études pour la nouvelle majorité, a indiqué que « le Chili a fait baisser la pauvreté, mais il est certain qu’il n’a pas progressé de manière significative en matière d’inégalité  ». « Au Brésil, les indicateurs sociaux de 2004 montrent un certain progrès  » ; en Argentine et au Venezuela, en dépit de la croissance économique qui aura eu lieu cette année, « la pauvreté est restée stable  », a observé Fraga. « Réduire la pauvreté avec une croissance soutenue est possible. Mais diminuer l’inégalité paraît plus difficile  », a-t-il indiqué. Une action conjointe des pays de la sous-région pourrait être efficace pour avancer dans la lutte contre l’inégalité, mais cette action devrait être conduite par le Brésil et l’Argentine, qui sont les pays dont le poids économique est le plus lourd, a dit Borón. « Nous ne pouvons pas demander que ce soient la Bolivie ou l’Uruguay qui prennent la tête du mouvement  », a-t-il expliqué.

Uruguay et Bolivie

En mars est arrivé au pouvoir en Uruguay le premier gouvernement de gauche de son histoire [2]. Son président, Tabaré Vázquez, a mis en marche un vaste programme social pour combattre la pauvreté et l’indigence, dont a été chargé le nouveau ministère du développement social.
Pendant ce temps, en Bolivie, le paysan Evo Morales a remporté les élections de ce mois de décembre, dans un triomphe sans précédent pour un dirigeant indigène. « Il semble que Morales soit quelqu’un de très cohérent et qu’il parvienne àréaliser des avancées sur le terrain social, soutenu par un fort mouvement populaire  », a estimé Borón. Selon ce dernier, le gouvernement d’Hugo Chávez au Venezuela « essaye un nouveau schéma économique, social et politique  » qui suppose que l’on sorte « du Consensus de Washington. Le chemin suivi est important, mais il n’est pas fait pour être imité. Les changements doivent correspondre àdes processus originaux propres àchaque pays  » a-t-il estimé.

Un nouveau modèle encore lointain

Pour José Luis Coraggio, économiste et expert dans les politiques sociales, « il n’y a pas de raison  » pour qu’un gouvernement qui gère avec prudence les comptes publics se voie empêché d’adopter des mesures qui permettent de réduire la pauvreté et de procéder àune plus juste répartition de la richesse. « C’est un problème de volonté politique  », a-t-il remarqué. « Dans nos pays, il y a une capacité contributive, mais il y a beaucoup d’évasion, et, pour changer cela, on manque beaucoup de volonté  », a indiqué Coraggio, membre du Plan Fénix, fondé en 2001, qui regroupe des universitaires de l’Université de Buenos Aires dans le but de faire des apports pour la construction d’un nouveau modèle de développement. « Il y a des indices d’un nouveau modèle, mais nous en sommes encore loin  », a dit l’expert en pensant au groupe de pays de la sous-région qui font face au même défi. Coraggio a estimé que l’Argentine et le Brésil « avancent peu et avec des efforts  » dans des politiques sociales. Tandis que « le Chili se présente comme le nouveau paradigme du développement, mais, là, ils se sont habitués àvivre dans un modèle absolument inégal  ». Expert en économie populaire et développement local, Coraggio croit qu’on devrait rechercher un modèle d’économie sociale, avec un meilleur accès au crédit, àla terre et àla technologie, et avec un Etat qui jouerait le rôle de « garant du développement  ».
Pour Borón, l’argument de la résistance supposée des Etats-Unis au développement de l’Amérique du Sud « est puéril  », mais il reconnaît que « tout gouvernement engagé dans un programme de changement aura àfaire face àdes résistances tenaces et àdes adversaires redoutables  ». Le sociologue ne croit pas non plus que les investissements étrangers seront àla baisse si les gouvernements progressistes avancent dans le domaine social. Au contraire, « les investissements vont venir quand le marché intérieur se développera aux dimensions de toute la population  » par un pouvoir d’achat plus élevé, a-t-il indiqué. La plupart des pays d’Amérique du Sud ne suivent déjàplus l’orientation économique des années 90, mais «  ils avancent très lentement vers un nouveau paradigme  ». Selon Borón : «  Il faut une volonté politique très claire pour aller plus àfond, et pour le moment (celle-ci) n’apparaît pas.  »

Notes :

[1[NDLR] Cet article a été publié en décembre 2005, avant la victoire de Michelle Bachelet àl’élection présidentielle du 15 janvier dernier.

[2[NDLR] Consultez le dossier « La gauche au pouvoir  », sur RISAL.

Source : Inter Press Service (http://www.ipsnoticias.net/), décembre 2005.

Traduction : Diffusion de l’information sur l’Amérique latine (DIAL - http://www.dial-infos.org/).

Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du Réseau d'Information et de Solidarité avec l'Amérique Latine (RISAL).
RISAL.info - 9, quai du Commerce 1000 Bruxelles, Belgique | E-mail : info(at)risal.info