Durant l’été 1969, les matches de qualifications pour la Coupe du monde entre le Honduras et le Salvador ont servi de déclencheur à une guerre courte et meurtrière. Un reflet des tensions propres à l’Amérique centrale des années 1960.
Juillet 1969. Le monde a les yeux rivés sur la mission Apollo XI qui s’apprête à atterrir sur la lune. Une génération de baby boomers contestataire regarde le ciel, oubliant un moment le bourbier vietnamien. Bientôt, les « trois jours de musique et de paix  » du festival de Woodstock symboliseront toute une époque, avant le retour de bâton nixonien... Dans ces conditions, personne ne prête attention au conflit qui déchire le Honduras et El Salvador. Le billet pour la phase finale de la Coupe du monde de football 1970 à Mexico en est la cause, murmure-t-on. Une « guerre du football  » ? L’expression fera le tour du monde, suscitant au mieux l’amusement, plus généralement le dédain de l’opinion internationale pour ces lointaines républiques qu’elle aime qualifier de bananières. Le seul mérite de ce jugement à l’emporte-pièce est plutôt de refléter l’ignorance condescendante de commentateurs et de politologues diversement émérites au sujet d’une Amérique centrale toujours si méconnue. En effet, ce bref et brutal conflit, que les historiens centre-américains appellent « la guerre des cent heures  » (en raison de sa durée exacte), a des causes plus profondes que le seul sport. Ces racines plongent dans un contexte local marqué par la question agraire, le déséquilibre démographique et la rivalité nationale.
Honduras, le parent pauvre du Mercomún
Depuis le coup d’Etat sanglant d’octobre 1963, le Honduras est dirigé par le colonel Oswaldo Lopez Arellano. En chassant de la présidence Ramon Villeda (un démocrate réformateur inscrit dans la mouvance de l’Alliance pour le progrès [1]), Arellano empêche l’accession certaine de son successeur désigné, Modesto Rodas Alvarado, qui menace l’autonomie de l’armée et, de fait, son immixtion dans la vie politique. Gouvernant avec l’appui de minorités dissidentes des partis historiques (libéral et national), Arellano est condamné à une politique répressive face à une contestation de plus en plus organisée.
En effet, la campagne hondurienne connaît une agitation sans précédent dans les années soixante. Les changements de pratique d’élevage ont défavorisé la paysannerie majoritaire et mis à vif les problèmes fonciers, jusqu’alors moins prononcés que dans les nations voisines, où oligarchie et compagnies étasuniennes règnent également. L’ayant compris, Villeda a proclamé une réforme agraire en 1962. Gelée avec l’arrivée des militaires, la junte trouve toutefois un exutoire national avec cette problématique.
Les intérêts de l’oligarchie salvadorienne
Dès 1968, le Honduras est confronté à des grèves et surtout à des occupations illégales de terres. Pour ne rien arranger, le pays fait office de parent pauvre dans le Marché commun centre-américain (le Mercomún réunit les cinq républiques centre-américaines) mis en place à la ferme invitation de Washington en 1960. Peu industrialisé et considéré comme archaïque, le Honduras ne récolte pas les fruits du décollage économique promis, alors que son voisin, El Salvador, bénéficie de cette libéralisation des échanges. Or, ni la stagnation économique ni les revendications politiques ne sont du goà »t des militaires de Tegucigalpa. Ils trouveront une meilleure assise à leur pouvoir avec un bouc émissaire désigné : les nombreux Salvadoriens établis au Honduras.
Cinq fois plus petit et plus peuplé (4 contre 3 millions), le Salvador est le miroir inversé du Honduras. La question agraire est une plaie ouverte dans ce pays sur lequel règne une oligarchie - les « quatorze familles  » - organisée et solidaire dans la défense de ses privilèges. Les militaires qui la servent dévotement, notamment depuis la Matanza de 1932 [2], ont encouragé l’émigration de paysans sans terre afin de pallier à une surpopulation lourde de menaces sociales. Ainsi, San Salvador estime avoir un droit de regard sur ses 300 000 concitoyens établis au Honduras (10% de la population), dont la majorité sont des illégaux tolérés depuis longtemps. Mais cette situation ne satisfait plus Arellano qui, encouragé par les revendications paysannes et la Fédération nationale des agriculteurs et des éleveurs du Honduras (FENAGH), relance la réforme agraire et avec elle le sentiment anti-salvadorien qui couve.
Début 1969, la FENAGH, relayée par une presse enflammée, accuse les Salvadoriens d’envahir illégalement les terres promises aux Honduriens (fait au demeurant partiellement vrai), tandis que l’Institut national agraire distribue des titres aux seuls nationaux en jouant la carte de la xénophobie. En quelques mois, l’atmosphère se dégrade : molestés, menacés, les immigrés salvadoriens subissent la colère populaire et cinq cents familles sont officiellement expulsées le 1er juin 1969. San Salvador s’émeut de ces mesures, les passions se déchaînent, et c’est dans ce contexte haïssable que les deux équipes nationales se disputent l’honneur de représenter l’Amérique centrale au Mondial mexicain de 1970.
Le football, étincelle d’un conflit meurtrier
Après une nuit sans sommeil et un accueil hostile, l’équipe du Salvador est battue 1 à 0 lors du match aller le 8 juin. Cette humiliation nationale est aggravée par le suicide d’une jeune femme, qui n’a pas pu la supporter. Les obsèques d’Amelia Bolanios sont exploitées par le gouvernement salvadorien, et le match retour s’annonce encore plus détestable.
Arrivée à l’aéroport le 14 juin, l’équipe du Honduras apprend que son hôtel a été incendié. Elle passe une nuit sans dormir avant d’être escortée au stade dans des fourgons blindés. Sur la pelouse, les joueurs sont menacés, certains molestés, tandis que l’hymne national est hué et le drapeau brà »lé. 3-0 pour le Salvador. Dans la nuit qui suit, deux supporters ayant fait le déplacement sont tués, et une chasse à l’homme à l’encontre des Salvadoriens est lancée au Honduras. La frontière entre les deux pays est fermée. Le 26 juin, les relations diplomatiques sont rompues.
Le lendemain, le match départageant les deux équipes a lieu sur terrain neutre à Mexico. El Salvador se qualifie par 3 à 2, et les émeutes recommencent au Honduras. Un vice-consul salvadorien est assassiné, des incidents de frontières se produisent, tandis que les médias des deux pays jettent de l’huile sur le feu en mêlant le vrai au faux sur un air martial. Et les Salvadoriens sont expulsés du Honduras chaque jour.
Le président du Salvador, le général Fidel Sanchez Hernandez, ne peut pas tolérer ces agressions. L’oligarchie et l’état-major, eux, craignent l’arrivée de réfugiés qui représentent potentiellement une menace de contestation agraire derrière laquelle ils imaginent le spectre du communisme. Sur basant sur l’attaque israélienne de la guerre des six jours, El Salvador opte donc pour une offensive préventive.
Le 14 juillet, Tegucigalpa est bombardée et l’avancée de l’armée salvadorienne, qui fait peu de prisonniers, fulgurante. Sa progression n’est stoppée que par manque de munitions et de ravitaillement ; le Honduras gagne la victoire aérienne en détruisant les provisions de fuel. L’Organisation des Etats américains (OEA) se démène. Un cessez-le-feu est signé le 18 juillet. Le dernier soldat salvadorien quitte le sol hondurien le 3 aoà »t.
Une guerre sans vainqueur
En quatre jours, cette guerre a causé 6000 victimes, dont 2000 morts (une majorité de civils honduriens), et entraîné la fuite de 60 000 à 130 000 Salvadoriens établis au Honduras. Le Mercomún est mort, les relations diplomatiques brisées, et il faut attendre 1980 pour qu’un traité de paix soit signé entre les deux juntes. Aucun des deux belligérants n’est sorti vainqueur de cet affrontement.
Le Honduras s’est vidé d’une majorité de ses Salvadoriens. Sa réforme agraire fut timide et bancale. Certes, il évita le destin turbulent de ses voisins, mais resta le porte-avion étasunien qu’il a souvent été dans la région, notamment contre le Nicaragua sandiniste dans les années 1980. Quant à El Salvador, sa blitzkrieg ne fut suivie d’aucune retombée positive. La question agraire, rendue aiguë par la pression démographique, ne fut pas évitée. Au contraire. La dictature salvadorienne, encadrée par l’oligarchie et les militaires, pensait offrir un dérivé nationaliste à son peuple, mais elle fut finalement contestée par la guérilla du FMLN (Frente Farabundo Martà para la Liberación Nacional) au cours d’une longue guerre civile (1980-92). La réalité de l’Amérique centrale se rappelait dans le sang. Et cette fois, le football n’y était, en soi, pour rien.
Source : Le Courrier, (http://www.lecourrier.ch/), Genève, 13 juin 2006.