Militant suisse vivant avec les Yanomamis, Silvio Cavuscens a témoigné lundi 22 janvier à Genève des difficultés rencontrées par les indigènes du bassin amazonien. Pour « Le Courrier  », il livre son bilan de l’ère Lula.
« Nous sommes dans le creux de la vague et nombreux sont les Indiens qui ont perdu la foi. » C’est ainsi que Silvio Cavuscens résume la situation à l’aube du second mandat du président Lula qui avait pourtant suscité bien des espoirs parmi les communautés amérindiennes. Au fil des ans, ce Suisse qui réside parmi les Yanomamis est devenu l’un des meilleurs connaisseurs des peuples du bassin amazonien. Ancien élève de l’école des Art & Métier de Genève, rien ne le destinait à se consacrer à la défense des droits indigènes. Rencontres et voyages l’amènent pourtant à poser ses valises en 1975 dans la vallée du Javari, un affluent du fleuve Amazone, près de la frontière entre le Pérou et le Brésil. M. Cavuscens y restera jusqu’en 1990. Dès lors, il souhaite s’occuper de la défense des peuples indiens. Il se forme auprès d’ONG brésiliennes et commence son travail. Expulsé en 1990 pour des raisons administratives, il revient s’installer en 1992. Enfin il rejoint diverses organisations faîtières comme la COICA et la COIAB [1], en qualité de conseiller technique et politique.
Voilà une vingtaine d’année que vous étudiez les indiens d’Amazonie et particulièrement les Yanomamis, comment analysez-vous leur situation ?
J’ai eu la chance d’accompagner le processus initial d’organisation des peuples indiens d’Amazonie à la fin des années septante et au début des années 80. A l’époque, le grand défi résidait dans la reconnaissance de la démarcation du territoire indien. Les organisations ont joué un rôle important dans ce travail, notamment la rédaction de la convention fédérale de 1988 qui reconnaît les droits des populations autochtones. Malheureusement, il existe un décalage entre le droit constitutionnel et la réalité. En effet, les pressions continuent, les leaders indigènes sont de plus en plus soudoyés et le défrichement s’affirme plus que jamais.
En 2002, le programme du futur président Lula insistait sur la lutte contre les inégalités. Qu’est-ce qui a changé depuis son élection ?
Le président Lula a suscité énormément d’espoir pour les indiens. Les peuples du bassin amazonien y voyaient un signe positif pour le respect de leurs droits et la poursuite du dialogue. Ils ont vite compris que cela serait difficile. Le gouvernement Lula a en effet privilégié les questions économiques. Il a laissé de côté certaines de ses promesses. Je pense que le positionnement politique du PT [Parti des travailleurs dont est issu Lula, ndlr] est responsable de ce bilan mitigé. En fait, le PT a cherché à occuper des places importantes au sein des ministères et du gouvernement. Résultat, les députés ou ministres compétents ne sont pas nommés aux bonnes places. Par exemple, des dirigeants gèrent un district sanitaire alors même qu’ils ne possèdent aucune expérience dans le domaine de la santé et de maigres connaissances de la culture indigène. Les indiens souffrent de maux précis qui nécessitent une approche spécialisée. De plus, d’anciens dirigeants, respectés et efficaces, d’ONG brésiliennes ont été incorporés dans l’administration. Mais ces militants n’ont toujours pas été remplacés. Pis, de nombreux volontaires se sont démobilisés et le dialogue s’est raréfié.
Qu’attendez-vous du second mandat du président ?
Nous sommes inquiets pour l’avenir si un changement de politique ne s’opère pas. Les accords que le gouvernement a établis avec des groupes économiques trop focalisés sur la productivité ne sont pas compatibles avec le respect des engagements pour préserver les populations indigènes. Imaginez qu’en 2006, on a détruit autant voire plus de forêt qu’en 1982, année pourtant considérée comme record. Et la nouvelle n’a pas fait de remous. Les conflits augmentent et au bilan de cette triste année 2006, on dénombre un autre record, celui des assassinats de leaders indiens. Il est fondamental que ceux-ci soient perçus comme de légitimes interlocuteurs. Il faut que le dialogue se rétablisse. Une réforme est indispensable à mes yeux : la FUNAI (Fundaçao Nacional do Indio) - dépassée et trop bureaucratique - doit être remplacée par un Secrétariat des droits indiens qui serait directement lié au président et combiné avec une plate-forme de discussion permanente. De cette façon, la question indienne serait concentrée en un appareil politique. L’avenir des indiens ne dépendrait plus des divergences ministérielles entre la santé, l’éducation l’agriculture et la justice.
Comment évoluent les revendications indigènes ? Sont-elles mieux structurées ?
Effectivement, on remarque des progrès, mais ils sont fragiles. Dans les années 80, les autochtones se sont organisés, ils ont défini leurs ennemis et leurs alliés. Mais il faut comprendre que sans l’aide des ONG, les indiens ne pourraient se défendre. Ce n’est pas aisé : il faut se rendre à Brasilia, comprendre le portugais, maîtriser le fonctionnement de l’appareil politique et apprendre à négocier. N’oublions pas que les indiens vivent dans le présent, qu’ils luttent pour la subsistance et qu’ils ne saisissent pas la notion de long terme.
Le gouvernement mise beaucoup sur l’agro-industrie. Un danger pour les indigènes ?
Le Brésil dépend de son agriculture. Malheureusement, il s’est principalement engagé dans la monoculture d’exportation de soja. C’est, je crois, le premier producteur mondial. Le Brésil devient tributaire des fluctuations des prix. Mais le plus triste réside dans le fait que cette monoculture se développe sur les étendues de forêts vierges. On détruit alors même qu’on sait que la biodiversité de la forêt représente plus d’argent que le bois coupé et la production de soja réunis. Mais je veux rester confiant. Beaucoup de projets pilotes commencent à fonctionner. Je pense ici aux programmes de pharmacultures qui se constituent et qui représentent à mes yeux une bonne alternative. Ce type d’agriculture permet le respect de l’environnement indigène. J’espère que ces petites expérimentations engendreront un jour des stratégies nouvelles et pérennes.
Yanomamis, un peuple en sursis
Parlez-nous des Yanomamis avec lesquels vous vivez. Qui sont-ils et comment vivent-ils ?
C’est une grande famille linguistique, partagée en plusieurs groupes tribaux. Ils possèdent quatre langues officielles. C’est un peuple qui vit principalement de cueillette, de chasse et de pêche. Ils cultivent également du manioc, des bananes et des tubercules. Régulièrement, ils se déplacent dans la forêt et se fixent dans différents villages au gré des saisons et de leurs besoins. Il faut compter environ 150 individus par village. Ponctuellement lors de mariages et autres réunions politiques, ces tribus se regroupent.
Vous êtes spécialiste des questions de santé, de quoi souffrent-ils ?
Sur le territoire des Yanomamis, par exemple, il y a environ 3000 garimperos (orpailleurs). Le gouvernement le sait mais n’entreprend rien. Evidemment, le mercure utilisé pour la prospection de l’or contamine l’eau, les ressources halieutiques [les poissons, ndlr] et occasionne de graves maladies. La malaria est aussi présente et elle progresse. La déforestation et l’orpaillage provoquent une artificialisation du milieu forestier, on constate des formations de gouilles d’eau stagnantes propices à l’explosion des moustiques, principal vecteur du virus. En 2006, sur une population de 3 500 habitants répartis sur plusieurs villages, les deux tiers ont contracté la malaria. Je suis moi-même en fin de traitement. L’alcoolisme est aussi un fléau. Les indiens ne sont pas informés et on constate des augmentations des suicides. Ils quittent les villages, perdent leurs repères culturels et se marginalisent dans les grandes villes. On travaille beaucoup sur l’information mais les résultats sont peu encourageants.
[1] Coordinadora de las organizaciones indigenas de la cuenca amazonica et Coordeneçao des organizaçoes indigenas da amazonia brasileira.
Source : Le Courrier (http://www.lecourrier.ch/), Genève, 13 janvier 2007.