Reportage au sein de quartiers populaires boliviens
El Alto : de la cité-dortoir àla révolte sociale
par Luis A. Gomez
Article publié le 31 octobre 2003

La Paz, 23 octobre. Santiago II se réveille plus au moins serein une semaine après la fin des mobilisations. Les maisons d’adobe aux briques apparentes et aux portes de fer, présentent toujours des impacts des balles. On voit des crépons noirs sur certaines maisons : plus d’une trentaine d’habitants de ce quartier, avec ceux de Rosas Pampa et de Santa Rosa, sont tombés sous les balles entre le jeudi 9 et le lundi 13 de ce mois. Un de leurs dirigeants de quartier, qui refuse de donner son nom « parce qu’il continue àêtre harcelé, ce n’est pas fini  », dit que les habitants de El Alto espèrent avoir démontré leur force, que le gaz ne se vend pas et que la ville doit être respectée. « Bien sà»r le ministre des hydrocarbures continue àaffirmer que le gaz doit être exporté, c’est pour cela que nous n’avons pas confiance dans les hommes politiques, parce qu’ils ne tiennent jamais leurs promesses, c’est pour cela que nous avons mis Goni [Surnom de l’ex président bolivien en fuite Gonzalo Sanchez de Lozada, n.d.tr.] dehors. On verra bien ce qu’il va se passer avec Mesa  »....

C’est confirmé par plusieurs autres dirigeants des quartiers de El Alto et le sociologue Javier Fernandez, qui, pendant 2 ans, a mené àbien une enquête sur El Alto avec la sociologue Carola Gribowsky. Maria Bravo, une femme voà»tée vendeuse sur un marché, nous dit : « Les hommes politiques et les gouvernements nous utilisent comme un marche-pieds : ils promettent et, quand ils sont en haut, ils ne font rien  ». Pour Fernandez, il est évident qu’il y a longtemps que les habitants de El Alto n’ont plus confiance dans la classe politique bolivienne, « ils l’évaluent négativement  ».

« Il y a deux ans, lorsque nous terminions notre travail sur le terrain dans le cadre de notre étude, nous nous sommes rendus compte que les gens étaient blessés, qu’ils n’avaient aucune confiance dans les organismes de l’État, dans la municipalité. Certains comités de quartiers ont même fait arrêter le travail de plusieurs ONG. Cela m’a marqué, par exemple, de voir comment ils molestaient les membres du comité civique de leur ville parce qu’il était prouvé qu’ils commentaient des actes de corruption  », explique Fernandez. Ce qui s’est passé, selon cet enquêteur c’est que « les gens se sont lassés de ne pas être des citoyens. El Alto est la quatrième ville en importance de ce pays et les gens se sentent comme des citoyens de quatrième zone  ».

El Alto est une sorte d’hybride, nous raconte Javier Fernandez, pour ce qui touche aux « stratégies de relations sociales  ». Un hybride composé des possibilités de participation offertes par la démocratie libérale avec ses formes traditionnelles de participation. Les habitants de El Alto participent aux processus électoraux, àla gestion de leur quartier, en utilisant tous les moyens àleur portée, en apprenant àles utiliser. Mais ils récupèrent aussi leur capacité communautaire basée principalement sur la solidarité  ». Fernandez nous précise que cela signifie non seulement la récupération des formes d’organisations rurales aymaras « mais il y a aussi beaucoup de personnes qui viennent des mines, des femmes et des hommes qui ont récupéré des stratégies syndicales pour conserver la solidité des liens entre voisins  ».

« La démocratie  » intervient Mercedes Marquez, dirigeante communautaire de 44 ans, « c’est la participation de tous, la libre expression et le droit de vote. L’État et le gouvernement font partie du même système, ils promettent mais ne font rien. Ils trompent, ils volent et se battent uniquement pour leurs intérêts propres  » Elle ajoute que c’est pour cela qu’ils se sont mobilisés, pour se faire entendre, pour que leurs besoins, en tant qu’habitants de El Alto et en tant que Boliviens, soient connus et compris par tous  »

« Vous allez mourir de faim  »

Don Alberto, le dirigeant le plus âgé de Santiago II, est traité de la même façon que les jilactatas (les autorités traditionnelles) des aymaras de la campagne : quand il parle, tous les voisins l’écoutent avec respect. « Nous avons construit cette ville, monsieur le journaliste, nous avons beaucoup souffert. Vous avez vu dans quelle position nous étions l’autre jour, sans défense face àces assassins... tout ça pour défendre notre gaz, pour réclamer ce qui est notre droit  » affirme-t-il avec véhémence.

« Mais nous nous organisons. Et nous nous battons. Pensez-vous que nous allons mourir de faim ? Non, les marchés sont bien contrôlés ici. Ils ouvrent tous de 5 à8 heures du matin. Aucune maraîchère ne peut augmenter le prix de ses produits d’un peso, car sinon on lui prendrait tout. Vous (les habitants de La Paz) vous allez mourir de faim  » nous apprend Don Alberto de sa voix aiguë , fêlée par les années. « Et après, nous descendrons vers la ville, repus et prêts pour continuer ànous battre  ». Les habitants de El Alto, durant les dix jours de grève, sont descendus trois fois. Ils formaient la plus grande masse lors des manifestations et des rassemblements de la ville.

« Avec cette révolte, nous dit Javier Fernandez, une nouvelle forme de compréhension de la politique est née àEl Alto. De la cité dortoir qu’elle était il y a quelques années, elle s’est transformée en l’avant garde sociale de la Bolivie. Aujourd’hui, la classe politique traditionnelle sait qu’elle doit changer ses manières de faire la politique sinon les habitants de El Alto lutteront contre eux jusqu’àla dernière limite  ».

Don Alberto est d’accord avec Fernandez « Maintenant ils savent qui nous sommes et ils ont peur de nous. Et s’il est nécessaire de se battre contre ce gouvernement, nous nous battrons. Vous savez ce que nous voulons, monsieur le journaliste ? Nous voulons être une ville, avoir des rues, des écoles pour tous.... Nous voulons la justice pour ce peuple  ».

« Vous savez ce qui est le plus surprenant àEl Alto ?  », demande Javier Fernandez. « L’horizontalité avec laquelle se tissent les relations entre les quartiers. Le niveau de revenus, l’aspect économique ne comptent pas. D’autre choses prévalent telles que les complicités, l’origine des quartiers. Tout le monde est toujours en contact avec les autres, tout le monde s’entraide  ».

Jeudi 9 octobre, au lieu de s’être affrontés avec la police et l’armée, les habitants de Villa Adela se sont réunis au cours des dernières heures de l’après-midi. Ils pavent une avenue et construisent un rond-point dans leur quartier. Cette image pacifique contrastait singulièrement avec ce qui s’était passé deux heures auparavant. Pourquoi le faisaient-ils ? « C’est parce que la mairie nous prêtent les machines seulement quelques jours, nous devons terminer  », telle a été l’explication d’un des habitants qui transportait du sable dans une brouette. Cet après midi, le rond-point était toujours en construction.

Source : La Jornada (www.jornada.unam.mx), 24 octobre 2003.

Traduction : Anne Vereecken, pour RISAL (www.risal.collectifs.net).

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