La crise en Haïti est un autre exemple de la manière dont les Etats-Unis manipulent sans vergogne un petit pays pauvre sans que les journalistes cherchent à en connaître la vérité. La position quasi générale des médias sur la révolte haïtienne dépeint le président Jean-Bertrand Aristide sous les traits d’un leader non démocrate qui a trahi les espoirs démocratiques d’Haïti et perdu de ce fait le soutien de ses partisans d’autrefois. Il a « volé  » les élections et refusé catégoriquement de prendre en compte les préoccupations de l’opposition. En conséquence, il a dà » quitter ses fonctions, sur l’insistance des Etats-Unis et de la France. Malheureusement, c’est là une vision hautement déformée.
L’équipe du président Bush chargée de la politique étrangère est entrée en fonction avec l’intention de faire tomber M. Aristide ; ce dernier a été pendant longtemps méprisé par les puissants conservateurs états-uniens, tel l’ancien sénateur Jesse Helms qui s’obstinait à voir en lui un autre Fidel Castro dans les Caraïbes. De tels détracteurs ont fulminé quand le président Bill Clinton a ramené M. Aristide au pouvoir en 1994, et ils ont réussi à obtenir le retrait des troupes états-uniennes aussitôt après, bien avant que le régime puisse être stabilisé. En termes d’aide à la reconstruction d’Haïti, les marines états-uniens ont laissé derrière eux environ huit miles de routes pavées, et absolument rien d’autre. Entre-temps, la soi-disant « opposition  », une coterie de riches Haïtiens liés au précédent régime de Duvalier et d’anciens agents (et peut-être d’agents en activité) de la CIA, a poussé Washington à faire pression sur M. Aristide.
En 2000, Haïti a tenu des élections parlementaires puis présidentielles, d’une portée sans précédent. Le parti de M. Aristide, Fanmi Lavalas, a nettement remporté les élections, bien que des candidats qui ont obtenu une majorité relative plutôt qu’une vraie majorité, et qui auraient dà » affronter un second tour, aient aussi gagné des sièges. Des observateurs objectifs ont déclaré ces élections largement réussies, quoiqu’elles aient présenté des vices de forme.
M. Aristide remporta l’élection présidentielle plus tard cette année-là , au cours d’une lutte qui, selon ce qu’en rapportent maintenant les médias états-uniens, fut « boycottée par l’opposition  », et irrégulière. C’est une plaisanterie cruelle pour ceux qui connaissent Haïti, où M. Aristide fit une entrée majestueuse, obtenant son mandat grâce à une écrasante majorité, et où l’opposition, telle qu’en elle-même, se défila. Les voyous Duvalier n’ont jamais constitué une liste gagnante, et comme tels, n’ont même pas essayé. Ils n’avaient même pas à le faire. Les ennemis de M. Aristide en Haïti ont bénéficié de liens étroits avec la nouvelle équipe Bush, qui a déclaré à M. Aristide qu’elle gèlerait toute l’aide à moins qu’il ne se mette d’accord avec l’opposition sur de nouvelles élections pour les sièges de sénateur contestés, entre autres exigences.
Les tractations amenèrent au gel de 500 millions de dollars d’aide humanitaire d’urgence de la part des Etats-Unis, de la Banque mondiale, de la Banque interaméricaine de développement et du FMI.
La tragédie, ou la plaisanterie, est que M. Aristide accepta un compromis, mais l’opposition rechigna tout simplement ; ce n’était jamais le bon moment pour faire des élections, par exemple, à cause de problèmes de « sécurité  », disait-elle. Quel qu’ait été le prétexte, les Etats-Unis ont maintenu l’aide gelée, et l’opposition son veto sur l’aide internationale. Coupée d’un financement bilatéral et multilatéral, l’économie d’Haïti descendit en vrille.
Tout ceci est en train de se jouer à nouveau devant nos yeux. Alors qu’Haïti sombrait le mois dernier dans une plus profonde confusion, les leaders caribéens appelèrent à un compromis de partage du pouvoir entre M. Aristide et l’opposition. Une nouvelle fois, M. Aristide accepta, mais l’opposition demanda tout simplement au président de se retirer - rejetant même, selon certaines sources, les demandes du secrétaire d’Etat états-unien Colin Powell en faveur d’un compromis. Mais plutôt que de défendre M. Aristide et de s’occuper de l’intransigeance de l’opposition, la Maison blanche annonça que le président devrait se retirer.
La facilité avec laquelle les Etats-Unis ont ainsi renversé une autre démocratie d’Amérique latine est stupéfiante. Quel a été le rôle de la CIA parmi les rebelles anti-Aristide ? Combien d’argent les institutions et les agences gouvernementales états-uniennes ont-elles apporté pour aider à fomenter cette insurrection ? Pourquoi la Maison Blanche a-t-elle abandonné la proposition de compromis qu’elle approuvait quelques jours auparavant ? Ces questions n’ont pas été posées. Nous vivons donc à nouveau une époque où l’on peut déclencher des guerres entières sous de faux prétextes sans se poser beaucoup de questions.
Ce qu’on aimerait voir maintenant ne se produira probablement pas. Les Nations unies devraient aider à remettre M. Aristide au pouvoir pour les deux années de mandat qui lui restent, exprimant clairement que les événements d’hier ont été une prise illégale du pouvoir. Deuxièmement, les Etats-Unis devraient appeler l’opposition, qui, dans une large mesure, est une construction états-unienne, à cesser la violence immédiatement et inconditionnellement. Troisièmement, après des années pendant lesquelles le peuple est littéralement mort de faim, l’aide longtemps promise et longtemps gelée de 500 millions de dollars devrait commencer d’affluer immédiatement. Ces mesures sauveraient une démocratie mourante et empêcheraient un possible bain de sang.
Source : The Financial Times (http://www.ft.com/), 21 mars 2004.