L’éradication de la coca en Bolivie et le destin de la gauche en Amérique latine
par Erick Fajardo Pozo
Article publié le 4 avril 2004

La politique du gouvernement de Carlos Mesa sur la question de la coca tend àcéder àla pression de l’ambassade américaine, compromettant ainsi l’accord avec le leader cocalero Evo Morales qui jusqu’àprésent a favorisé (depuis le soulèvement d’octobre) un fragile équilibre politique et social dans le pays. Le processus complet de restauration de la gouvernabilité s’effondrerait alors àcause d’une résolution gouvernementale favorable àl’éradication des cultures de coca dans le Chapare tropical et les Yungas boliviens.

Les délais et la patience des Etats-Unis s’épuisent, mettant le président de la Bolivie face au dilemme de rompre les relations avec Washington, et de perdre la coopération économique dont l’Etat bolivien dépend depuis toujours, ou de renoncer au soutien parlementaire et syndical vital du Mouvement au Socialisme (MAS), qui a permis àMesa d’apaiser des secteurs sociaux belliqueux comme la COB de Jaime Solares et la "Coordination de l’Eau" d’Oscar Olivera ; en plus de maintenir àdistance le bloc des partis traditionnels qui composaient le gouvernement destitué par la rébellion populaire de 2003, et qui survivent tapis dans le Parlement comme une menace constante contre le gouvernabilité.

L’éradication des cultures de la feuille de coca, condition "sine qua non" de Washington pour apporter une coopération internationale àla Colombie, àl’Équateur, au Pérou et àla Bolivie, est aussi l’axe de pression le plus important du gouvernement de George W. Bush pour imposer àMesa son plan de démantèlement de l’organisation syndicale la plus importante en Bolivie, après les syndicats miniers : le redouté mouvement cocalero.

C’est que - pour les Etats-Unis - le MAS d’Evo Morales incarne la résurgence d’une gauche "apocalyptique", qui ne soutient plus le parallèle avec cette gauche modérée et libérale idyllique que représente le Parti socialiste chilien de Ricardo Lagos et de son successeur Soledad Alvear. Le cas de Morales évoque plutôt pour la droite républicaine le lamentable gouvernement de Salvador Allende et cela préoccupe beaucoup le locataire sortant du bureau ovale.

C’est pourquoi la Maison Blanche s’est donnée pour tâche d’ouvrir des fronts dans la diplomatie internationale, dans les organismes de coopération et dans les médias, pour mettre en valeur les "efforts constructifs" du gauchisme virtuel de La Moneda (Palais présidentiel chilien), et dénigrer simultanément l’attitude anticapitaliste et radicale du MAS bolivien, qui menace de s’étendre àd’autres pays d’Amérique du Sud comme un désastreux antécédent d’insubordination àl’ordre économique et politique imposé par Washington.

Campagne médiatique

Dans les semaines et les mois qui ont suivi l’insurrection populaire d’octobre 2003, la presse pro-républicaine a fait du socialisme un sujet de débat permanent dans l’agenda international.

Andrés Oppenheimer, un journaliste du Miami Herald clairement favorable au gouvernement républicain de Bush, et qui dirige un programme populaire en Amérique latine, a utilisé son émission de TV pour souligner continuellement les "différences" entre la gauche "viable" de Lagos et la gauche "jurassique" du chef indigène Evo Morales, du président vénézuélien Hugo Chávez et du patriarche cubain Fidel Castro.

Toutefois, chaque effort que le fatigué gouvernement républicain fait pour "sataniser" les mouvements sociaux boliviens commence àse répercuter sous forme d’une antipathie croissante pour Bush et les médias, et d’une sympathie croissante pour ceux qui s’opposent àces deux-làouvertement, et de plus avec succès.

La popularité d’Evo Morales s’est considérablement accrue après la tentative avortée d’Oppenheimer de lui tendre un piège médiatique. En outre, le fait que d’autres chefs de la plurielle gauche bolivienne cherchent àjouer les premiers rôles ont fait sortir le cocalero de l’axe de la polémique.

En marge de la question de Bush et des médias, il n’existait pas dans la Bolivie d’après "octobre rouge" la plus petite option d’un gouvernement stable qui n’accepterait pas de prendre en compte les mouvements sociaux. C’est pourquoi la politique de l’actuel gouvernement a reçu l’approbation de la gauche et a été acceptée comme « le moindre mal  » par la droite modérée en Bolivie.

La « médiocratie  » de Mesa

Le Palais Quemado (présidence) s’est servi jusqu’àprésent de l’image publique et de la mystique intellectuelle du président Mesa et de l’excellente relation qu’il entretient avec la presse, pour échapper àla pression d’une question qui est sur toutes les lèvres de l’opinion publique, mais que la presse tarde déjàbeaucoup àformuler : Que fera Carlos Mesa de la question de la coca ?

Dans les faits, Mesa est une espèce de gourou de la presse bolivienne. L’actuel président de la République bénéficie du soutien allant des chefs d’entreprise affiliés àla Chambre bolivienne des Moyens de communication au dernier journaliste affilié aux syndicats et aux associations de journalistes.

Pour cette raison il n’est pas surprenant que les conseillers du président Mesa profitent de leur moindre succès en politique extérieure pour le traduire en succès médiatique qui permette au gouvernement bolivien d’avancer dans sa subtile mais effective politique d’éradication de la feuille de coca àCochabamba et àLa Paz.

Homme de médias, Mesa Gisbert a recruté dans son entourage immédiat des journalistes qui sont de par leur trajectoire des symboles du mouvement social, comme Guadalupe Cajías (tsarine anti-corruption) et Ana María Romero de Campero (coordinatrice de l’Assemblée constituante). En outre, son gouvernement a favorisé la nomination d’autres communicateurs sociaux émérites àdes charges publiques clés comme celle de Défenseur du peuple (Waldo Albarracín), de directeur de l’Agence bolivienne d’information (Pedro Glasinovic), etc. Ainsi, les thèmes qui ont été des axes de conflit - corruption, assemblée constituante, justice et opinion publique - sont entre les mains de journalistes de renom qui ont assuré au gouvernement la bienveillance des milieux journalistiques et la crédibilité des citoyens.

La méritocratie de Mesa

À ceci s’ajoute le fait que la politique traditionnelle de répartition des charges entre l’élite économique nationale et la technocratie libérale, pratiquée par les deux derniers gouvernements, a été remplacée par la formation de l’entourage gouvernemental avec une "intellectocratie" de gauche, jouissant d’un total consensus public et d’une trajectoire impeccable. L’actuel pouvoir exécutif est encore administré par la classe moyenne élevée qui, bien que de manière discrète, est plus proche de la gauche conservatrice de Lagos que de la gauche indigène et revendicatrice de Morales.

Mais, tant le virage modéré du navire étatique àgauche que la délégation des responsabilités publiques les plus importantes aux plus grands leaders d’opinion du pays, ont favorisé un scénario social dans lequel le MAS a pu commencer àco-gouverner sans le stigmate moral qu’aurait produit une telle action avec n’importe quel précédent gouvernement.

C’est que la "méritocratisation" des charges a laissé la gauche la plus radicale - celle du MIP de Felipe Quispe "El Mallku" et de Roberto de la Cruz - sans discours et hors de la scène politique. À ceci s’ajoute le fait que la présence nourrie de chefs de la corporation des journalistes au sommet de l’administration publique a mis un double filtre àla couverture nationale de l’information : d’une part, elle impose aux journalistes l’obligation morale de pondérer généreusement les succès du gouvernement en politique extérieure et, d’autre part, elle les pousse àêtre tolérants - au point d’être condescendant - avec ses erreurs en politique intérieure.

Le destin de la coca et celui de la gauche

Dans ce contexte, cependant, Evo Morales et le MAS n’ont pas reculé d’un millimètre dans leur défense de la culture de la feuille de coca, mais ils ont plutôt rendu conflictuel le discours sur son illégalité, qui justifierait la décision d’éradication, en proposant des alternatives viables qui résolvent le sujet des marchés légaux pour la coca, et qui mettent hors jeu les Etats-Unis et leur projet d’une zone de libre-échange continental.

C’est làla véritable raison pour laquelle Bush et ses alliés de l’enclave néo-libérale chilienne se sont efforcés de déstabiliser le gouvernement Mesa - Morales au moyen du boycott parlementaire dirigé par le MNR, le parti du président destitué et en fuite, pour éviter d’être jugés responsables, pour empêcher la récupération des entreprises d’Etat privatisées et l’industrialisation du gaz sur le sol bolivien.

La présence du MAS dans le gouvernement national se justifie par le niveau du soutien que Mesa a reçu du bloc de la gauche continentale - formée par le Venezuela, le Brésil et l’Argentine - dans sa lutte maritime avec le Chili (la question de l’accès de la Bolivie àl’Océan pacifique). Les importantes modifications dans la politique sociale du pays et la confrontation ouverte avec les intérêts économiques des élites traditionnelles témoignent aussi du niveau de présence du MAS dans l’exécutif.

Toutefois, les signaux de déception que le gouvernement américain a adressés àla Bolivie ne se sont pas limités aux manifestations de rejet par le patronat et l’oligarchie, àl’abri au sud du pays. La campagne que la diplomatie et la presse internationales ont déclenchée contre la Bolivie est seulement moins infâme que la pression économique qu’ont commencé àd’exercer les organismes internationaux de coopération qui dépendent de Washington.

En raison de tout cela, le destin du pays, la consolidation ou non du bloc socialiste latino-américain et le succès ou l’échec de l’Alca, dépendent beaucoup d’une décision - chaque jour moins médiate -de Carlos Mesa sur le sujet de la coca en Bolivie. La décision du gouvernement de Mesa d’éradiquer ou non la coca implique plus que de défier simplement le mouvement social le plus vigoureux de l’histoire contemporaine de la Bolivie ; il impliquerait en outre de couper le bras exécuteur de la contre-offensive continentale anti-néolibérale.

Sans coca, on démantèle le mouvement cocalero, base et soutien social du MAS. Sans le MAS, la nouvelle gauche latino-américaine perd sa bannière et son fer de lance, elle perd la charnière de l’activisme anticolonialiste. La perspective déjàdifficile en soi d’une coalition Lula et Kirchner - Castro et Chávez, s’éloignerait alors définitivement. Ainsi la Bolivie n’a-t-elle cessé d’être, depuis octobre de l’année passée, l’échiquier sur lequel se joue la politique internationale en Amérique latine.

Source : ADITAL, (http://www.adital.org.br/), mars 2004.

Traduction : Hapifil, pour RISAL.

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