Venezuela : Hugo Chávez et la dette extérieure
par Frédéric Lévêque
Article publié le 17 mai 2004

« Dans un grand nombre de pays, la dette extérieure est un sujet tabou, comme la pauvreté et la faim,  » nous dit Adolfo Pérez Esquivel. « Trop rares sont les gouvernements ou les médias qui veulent s’en saisir. La plupart des partis politiques eux aussi ont peur d’aborder la question par crainte d’irriter le Prince  » [1]. Le lauréat argentin du Prix Nobel de la Paix 1980 ne peut certainement pas faire un tel reproche àHugo Chávez qui n’est pas homme àgarder sa langue en poche. Ce dernier ne s’est en effet pas privé de discourir sur les méfaits des politiques néo-libérales imposées par les institutions financières internationales. A plusieurs reprises, il a remis en question la légitimité du remboursement de la dette extérieure et a appelé àéliminer le Fonds monétaire international (FMI), qui, rappelons-le, avait reconnu le gouvernement de facto issu du coup d’Etat d’avril 2002 [2].

Entre le discours et la pratique

Ce discours, aussi radical soit-il pour un chef d’Etat, contraste cependant avec la pratique de l’administration Chávez. Dès son entrée en fonction, le gouvernement s’est empressé de rassurer les milieux financiers en affirmant qu’il allait honorer les dettes de l’Etat. L’administration Chávez rembourse fidèlement ses créanciers et accroît, àl’instar des autres pays endettés du sous-continent, le transfert net de devises vers le Nord. Au début de son mandat, le président avait même déconcerté certains de ses partisans en nommant àla tête du ministère des Finances Maritza Izaguirre, artifice de la politique ultra-libérale de l’administration Caldera (1994-1998) et très appréciée des milieux financiers internationaux. Même si son discours pourrait le laisser penser, Chávez n’a pas rompu avec les institutions financières internationales. La Banque mondiale participe au Venezuela àdes programmes d’assistance médicale et àla réforme de l’Etat [3]. Mais le gouvernement ‘bolivarien’ n’a jamais signé d’accord avec le FMI s’octroyant ainsi une autonomie - toute relative - dans la conduite de politiques économiques et sociales. Comme le rappelle Claudio Katz, « Sur le plan financier, le modèle néolibéral a été installé dans la région àtravers le paiement de la dette externe et l’audit consécutif qu’exerce le FMI sur la politique économique de chaque pays. Cette ingérence du Fonds est beaucoup plus pesante que les paiements d’intérêts, parce qu’elle implique une subordination systématique de la croissance, de l’investissement public et des revenus populaires àla priorité d’encaissement (remboursement) des créanciers.  » [4] Cette attitude gouvernementale n’est donc pas juste anecdotique.

Pour Gonzalo Gomez, de la Red Venezolana contra la Deuda, la différence entre ce gouvernement et les précédents se situe essentiellement au niveau du discours : « Chávez a dénoncé la dette extérieure comme un mécanisme pervers dans les forums internationaux. Il a également fait quelques déclarations àce propos ici même au Venezuela. Mais la conduite du gouvernement est contradictoire car en même temps le Venezuela se positionne comme un bon payeur, pour ne pas voir son indice de « risque-pays  » [5] monter et pour que les investisseurs étrangers voient cela comme quelque chose d’attirant. Le Venezuela a payé religieusement la dette extérieure et le gouvernement est fier de cela. Il a une conduite ambiguë . Le gouvernement ne veut pas non plus faire le pas d’un audit, et s’il l’a fait ou commandé, il n’informe pas sur les résultats.  » [6]

Certains reprochent au Président de ne pas avoir tenu sa promesse de campagne de ne plus rembourser la dette extérieure ou d’instaurer un moratoire. Chávez s’en défend dans une interview accordée àMartha Harnecker : « Nous n’avons jamais dit au cours de la campagne électorale que nous n’allions pas payer la dette. ( ...) Nous avons dit que nous allions proposer un schéma pour restructurer la dette extérieure et, àce niveau, on n’a pas pu avancer. Il faut le reconnaître (...) Il faut s’asseoir avec les banques des pays qui endettent et établir alors des mécanismes de restructuration (...) Je ne crois pas que (le thème) de la dette soit un élément central pour qualifier ou non de révolutionnaire un projet.(...) Si notre gouvernement avait refusé de payer la dette extérieure, cela nous aurait permis sans aucun doute d’économiser une quantité importante de ressources. (...) Mais que se serait-il passé (...) ? Cela nous aurait certainement causé des problèmes dans divers domaines : les investissements internationaux, par exemple, se seraient sà»rement arrêtés. Nous voulons payer la dette, mais pas ainsi comme nous le faisons actuellement. Nous exigeons de changer le schéma de paiement.  » [7]

Stratégie internationale

Plutôt que l’affrontement, Chávez prône une voie conciliatrice en misant sur la possible alliance que pourrait tisser la République bolivarienne avec d’autres pays, comme le Brésil et l’Argentine. Il a fait plusieurs propositions en ce sens :

- Un club de débiteurs, dans lequel les pays endettés se concerteraient pour développer une stratégie commune face aux créanciers qui, eux, sont organisés au sein des institutions financières internationales - les pays du Nord y possèdent la majorité des voix - ; du Club de Paris - pour ce qui est des Etats créanciers - ou du Club de Londres - pour ce qui est des banques privées.

- Un Fonds humanitaire international. Proposition lancée en 2002 au Sommet de Monterrey sur le financement du développement par le président Chávez pour combattre la pauvreté. Si les modalités de fonctionnement d‘un tel fonds restent àdéfinir, Chávez a proposé plusieurs voies pour son financement àtravers un impôt mondial sur les transactions financières (Taxe Tobin) et les paradis fiscaux, un impôt sur les budgets militaires ou encore un pourcentage de la dette extérieure.

- Un référendum continental pour un moratoire [8] de cinq ans sur la dette extérieure.

- Un Fonds monétaire latino-américain comme instrument pour financer le développement et les réformes sociales du sous-continent et améliorer l’intégration latinoaméricaine.

Les propositions du président Chávez, même si elles n’ont guère avancé àl’heure actuelle, s’inscrivent donc dans une dynamique internationale d’organisation des pays débiteurs, un axe de travail stratégique pour créer un rapport de forces favorable aux pays du Sud. Rappellons, àce sujet, qu’en 1982, lorsqu’éclatait la crise de la dette, les pays occidentaux [avaient] très vite pris une série d’initiatives pour empêcher la création d’un front uni des pays endettés. En préalable àtoute discussion, ils [avaient] imposé le cas par cas pour isoler chaque débiteur  » [9].

Cette option n’est toutefois pas suffisante car l’administration Chávez ne maîtrise pas toutes les variables - Qui peut prédire l’attitude des gouvernements argentin et brésilien ? -. Les autorités vénézuéliennes pourraient attaquer le problème de la dette en donnant une suite favorable àla revendication exprimée par des mouvements locaux [10] d’un audit sur la dette extérieure du pays.

A l’origine de l’endettement du Venezuela

Il faut remonter aux années 1970 pour trouver l’origine de l’endettement extérieur du pays. Le Venezuela vivait une époque dorée du point de vue économique de par l’augmentation des prix mondiaux du pétrole qui avaient multiplié par dix les revenus en dollars de la nation caribéenne. Paradoxalement, c’est àcette époque que l’Etat s’est endetté. La dette extérieure passa de 1.200 millions de dollars en 1973 à11.000 millions de dollars en 1978. Des sommes astronomiques étaient englouties dans des projets pharaoniques. Des opérations multimillionaires étaient réalisées en violation des lois et de la propre Constitution. Beaucoup d’argent a servi àl’époque àalimenter les réseaux de clientèle et a profité essentiellement au capital financier dont d’éminents représentants occupaient des postes importants au sein de l’appareil d’Etat. Les autorités faisaient miroiter l’ère de la ‘Gran Venezuela’, mais le mirage ne dura pas longtemps. La chute des prix du pétrole et l’endettement excessif firent dire au président Luis Herrera Campins, lors de son entrée en fonction en 1979, qu’il recevait en héritage un « pays hypothéqué  ». Le pays entra en crise et se mit progressivement sous la coupe des institutions financières internationales.

Le processus de refinancement de la dette publique débuta avec le gouvernement de Jaime Lusinchi. Les premiers accords furent signés en 1986. Selon Pablo Medina, « quand le Venezuela a renégocié sa dette extérieure àNew York en 1986, les 536 banques créancières choisirent la Chase Manhattan Bank pour être leur négociatrice, leur « capitaine  ». Au même moment, le gouvernement vénézuélien était conseillé par la même Chase Manhattan Bank. Incroyable ! Du côté vénézuélien, il y avait un homme appelé Pedro Tinoco qui était membre du Conseil d ‘administration de la Banque centrale du Venezuela et, en même temps, membre du CA de la Chase Manhattan Bank. Tinoco était àla fois créancier et débiteur. (...) En plus, après avoir négocié avec le Venezuela, la Chase Manhattan a refusé de remettre les actes du certificat de créance permettant au Venezuela de recouvrer les créances auprès des sociétés publiques et privées. Elle a refusé de le faire. Et puisque je suis responsable de la commission qui étudie la dette, j’ai demandé àla Chase
Manhattan de bien vouloir envoyer les documents pour que l’Etat puisse recouvrer les créances. Ils ne veulent pas les envoyer !" »
 [11]

Connu comme « l’homme de la Chase  », feu Pedro Tinoco a également dirigé la plus grande banque commerciale du pays, la Banque latino, qui aurait blanchi les profits du trafic de drogue. « Avant sa spectaculaire faillite en 1994, entraînant avec elle dix-neuf autres banques vénézuéliennes, la Banque latino était contrôlée par la famille de M. Pedro Tinoco, qui était aussi àla tête de la Banque centrale sous le gouvernement du président Carlos Andres Perez (1989-1993), poursuivi pour corruption. M. Pedro Tinoco fut le principal architecte du programme d’ajustement structurel mis en place en 1988. Selon les propos d’un observateur, " les cartels de la drogue agissaient en symbiose avec les structures économiques et politiques... ".  » [12]

En 1990, le gouvernement vénézuélien participa àla stratégie de réduction de la dette extérieure du Plan Brady, du nom du chef du Trésor états-unien. « Sur une proposition de Nicolas Brady, les titres de la dette furent dispersés en milliers de bons au porteur afin de rendre plus difficile la relation directe entre endettés et créanciers. (...) Dans le cas du Venezuela, la conversion se fit pour 19.000 millions de dollars, violant ainsi des pactes internationaux et des lois vénézuéliennes, dont le Code Bustamante qui détermine que ce type d’obligations (bons) doit être nominatif (...) » [13]

La dette publique vénézuélienne s’élève aujourd’hui à33 milliards de dollars, àsavoir 40% du Produit intérieur brut (PIB). De cette somme, 23 milliards correspondent àla dette extérieure de la République. [14] De 1996 à2002, le transfert net sur la dette [15] a été négatif. Le mécanisme pervers de l’endettement a saigné les finances du Venezuela de quelques 11.574 millions de dollars. Le gouvernement Chavez ne s’est pas encore décidé àenrayer ce cercle vicieux sans fin. Depuis 2002, le gouvernement poursuit une stratégie de refinancement de sa dette qui lui a servi àalimenter les caisses d’une bonne partie de ses nombreux projets d’infrastructures. Durant la seconde moitié de l’année 2003, le Comandante a souvent fait référence au haut niveau des réserves internationales du pays (21.600 millions de dollars) - une récupération de devises due en grande partie au contrôle des changes instauré en février 2003 pour empêcher la fuite des capitaux - et àla baisse de l’indice de risque-pays. Mais ces indices, aussi attrayants soient-ils pour les investisseurs internationaux, ne résolvent pas le problème : en fait, la dette extérieure vénézuélienne a déjàété payée.

Plusieurs pistes existent pour affronter l’obstacle du remboursement. La réalisation d’un audit sur les origines et le contenu exact de la dette extérieure est un moyen d’action dont dispose le gouvernement pour déterminer la légalité ou l’illégalité de plusieurs transactions réalisées par ses prédécesseurs. Un audit ouvrirait des possibilités pour renégocier et / ou répudier certaines dettes contractées au mépris de la loi, de la démocratie et sur le dos de la population. Il responsabiliserait créanciers, banques privées, gouvernements ou institutions financières internationales et permettrait de prendre des sanctions.
Les promoteurs d’un modèle de développement en rupture avec le néo-libéralisme ne peuvent faire l’impasse de la question de la dette extérieure.

Notes :

[1Adolfo Pérez Esquivel, Amérique latine : Une dette envers les droits humains in Raisons et déraisons de la dette - le point de vue du Sud, Alternatives Sud, Centre Tricontinental/ L’Harmattan, 2002.

[2« We would hope that these discussions could continue with the new administration, and we stand ready to assist the new administration in whatever manner they find suitable.  ». Extrait de Transcript of a Press Briefing by Thomas C. Dawson, Director External Relations Department, International Monetary Fund, Friday, April 12, 2002. http://www.imf.org/external/np/tr/2002/tr020412.htm

[3Taynem Hernández, FMI visita Venezuela en medio de fuertes presiones internacionales, ADITAL, 05-05-04.

[4Claudio Katz, Au-delàdu néolibéralisme, Contretemps, mai 2004.
http://risal.collectifs.net/article.php3?id_article=964

[5L’indice « risque pays’ mesure la capacité financière d’un pays de payer sa dette extérieure.

[6"La deuda externa es ilegítima" - Entrevista a Gónzalo Gómez, Red Venezolana contra la Deuda, 2002.

[7Martha Harnecker, Un Hombre, Un Pueblo - Entrevista a Hugo Chavez Frias, Ediciones Desde Abajo, Colombia, novembre 2002, pages 130 à133.

[8Moratoire : Situation dans laquelle une dette est gelée par le créancier, qui renonce àen exiger le paiement dans les délais convenus. Cependant, durant la période de moratoire, les intérêts continuent de courir. Un moratoire peut également être décidé par le débiteur, comme ce fut le cas de la Russie en 1998 et de l’Equateur en 1999. Source : Glossaire, http://www.cadtm.org/.

[9Damien Millet, Eric Toussaint, 50 questions 5O réponses sur la dette, le FMI et la Banque mondiale, Co-édition Syllepse / CADTM, 2003.

[10Visitez àce sujet le site de la Red Venezolana contra la Deuda. http://espanol.geocities.com/contradeudas/

[11Fred Rosen, An interview with Pablo Medina, Congressional deputy, NACLA Report on the Americas, Vol. 31 N°1, Juillet-Aôut 1997.
http://www.nacla.org/art_display.php?art=1861

[12Michel Chossudovsky, Comment les mafias gangrènent l’économie mondiale, Le Monde Diplomatique, décembre 1996. http://www.monde-diplomatique.fr/1996/12/CHOSSUDOVSKY/7464

[13Humberto Gonzalez Briceño, Deuda Externa Venezolana y coyuntura político-económica, Informe elaborado por la Asociación Nacional de Consumidores de Venezuela (ANC), 1999.

[14« Venezuela se prepara para emitir deuda en mercado internacional  », AP, 30 juin 2003. http://espanol.news.yahoo.com/030630/2/kt2w.html

[15On appellera transfert financier net la soustraction du service de la dette (remboursements annuels - intérêts plus principal - aux pays industrialisés) et du rapatriement de bénéfices par les multinationales du Nord, des versements bruts de l’année (prêts et investissements venant de ces mêmes pays créditeurs). Le transfert financier net est dit positif quand le pays ou le continent concerné reçoit plus (en prêts, en don et en investissement) que ce qu’il rembourse et que ce qu’il verse sous forme de rapatriement de bénéfices par les multinationales. Il est négatif si les sommes remboursées sont supérieures aux sommes qui entrent dans le pays.
Source : Glossaire http://www.cadtm.org/.

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