Après un coup d’Etat avorté et une tentative de déstabilisation économique, l’opposition vénézuélienne a paru se souvenir qu’il existait des procédures démocratiques. Elle s’est rabattue sur la possibilité que lui donne la Constitution de demander un référendum révocatoire contre le président Hugo Chávez. Son refus d’accepter les décisions du Conseil national électoral et ses appels à la désobéissance civile ont toutefois dangereusement fait remonter la tension.
« Certains réclamaient l’organisation d’un référendum. Eh bien, ils l’ont eu. Et ils l’ont perdu.  » Souriant, le président Hugo Chávez ne peut s’empêcher de lancer quelques piques, ce 14 avril 2002, lors de la conférence de presse qui suit son retour à Miraflores - le palais présidentiel. Victime d’un coup d’Etat trois jours auparavant, il vient d’être ramené au pouvoir par des militaires fidèles et une fantastique mobilisation populaire [1]. Dans l’entrelacs des bidonvilles, la multitude de ses partisans serre les coudes autour du comandante. « Si Chávez est si mauvais, pourquoi le peuple l’aime-t-il autant ? Pourquoi l’a-t-il ramené à Miraflores ?  »
Commentaire, à ce moment, de M. Enrique Salas Römer, candidat à la présidence battu par M. Chávez en 1998 : « La perception sur ce qui est arrivé a été qu’un gouvernement d’extrême droite avait pris le pouvoir et qu’il allait agir contre le peuple. Par contraste, cela a fait apparaître Chávez comme un démocrate, ce qu’il n’est pas. Il y a eu un moment magique de solidarité, mais n’oubliez pas que Jésus-Christ a été acclamé une semaine avant d’être crucifié.  » Tout est dit.
Un temps assommés, les « antichavistes  » retrouvent en effet leur vindicte. Pendant toute la fin de l’année 2002, ils vont se mesurer avec le pouvoir dans ce qu’on appellera la « guerre des marches  ». Comme à la veille du golpe (coup d’Etat), les médias « chauffent  » l’atmosphère [2]. Pourtant, à chaque manifestation massive de l’opposition répond une marée rouge aussi imposante, parfois plus, des partisans du président. Que les médias refusent de voir et de montrer. Par conséquent, les opposants - désinformés - ignorent qu’elles ont lieu, et vivent au rythme de bulletins télévisés s’extasiant sur « la plus grande marche  » (de l’opposition), « l’immense marche  » (de l’opposition), « la super-marche  » (de l’opposition), « la marche de toutes les marches  » (de l’opposition). Bref, « tout le pays  » demande le départ du président !
Couler le navire pour tuer le capitaine
Le 11 juillet 2002, M. Carlos Ortega, dirigeant de la Confédération des travailleurs du Venezuela (CTV), syndicat à la solde du patronat, a précisé pour la énième fois : « Nous ne prendrons pas de repos jusqu’à ce que Chávez s’en aille.  » La tension monte, émaillée d’incidents. A l’initiative des « chavistes  », les heurts deviennent violents lorsque, le 14 aoà »t 2002, par 11 voix contre 8, le Tribunal suprême de justice refuse de mettre en jugement quatre officiers accusés de la rébellion militaire du 11 avril - devenue, par une ellipse médiatique, le « 11-A  ». Le petit peuple manifeste violemment sa réprobation. « C’est comme si on jugeait Ben Laden en concluant que les twin towers sont tombées toutes seules !  » Paradoxalement, sous ce gouvernement présenté par ses détracteurs comme « autoritaire  », aucune mesure ne sera prise contre les conspirateurs du « 11-A  ». Ceux-ci en profitent, d’autant que Washington annonce la création, à Caracas, d’un... bureau de la transition.
Regroupée au sein de la Coordination démocratique, l’opposition pourrait, certes, chercher une sortie de crise institutionnelle. La Constitution permet (article 72), à mi-mandat du président, qui interviendra le 19 aoà »t 2003, l’organisation d’un référendum révocatoire d’initiative populaire. La légalité ? Rien de plus absurde ! Les dirigeants de l’opposition sont d’autant plus pressés qu’ils doutent fortement de pouvoir gagner une quelconque consultation.
Le 22 octobre 2002, 14 militaires (ayant participé au coup d’Etat) se déclarent en « désobéissance légitime  », depuis la place Francia, dans le quartier résidentiel d’Altamira. Bientôt au nombre de 70, ils vont camper sur ce « territoire libéré  » et y offrir, pendant de longues semaines, un show soigneusement orchestré par les médias écrits et télévisés. Tout est en place pour la deuxième tentative, plus « soft  », de coup d’Etat.
Tandis que se réunit, sous l’égide de l’Organisation des Etats américains (OEA), une table de dialogue entre le gouvernement et la Coordination démocratique, celle-ci annonce une grève générale qui se poursuivra « jusqu’au départ du président  ». Partiellement suivi lorsqu’il se déclenche, ce lock-out patronal va cependant disposer de l’arme absolue : la compagnie pétrolière nationale, PDVSA. La seule qui, en cessant ses activités, peut affecter le gouvernement. En mettant les travailleurs au chômage technique, les dirigeants de PDVSA - l’« oil-igarchie  » - lui portent en effet un très dur coup.
Se prolongeant pendant soixante-trois jours en décembre 2002 et janvier 2003, émaillé de sabotages contre les centres névralgiques de l’économie, ce lock-out va causer environ 10 milliards de dollars de pertes au pays. Comme en avril 2002, quelques « martyrs  » apparaissent sur l’autel de la « démocratie  ». Le 6 décembre 2002, alors que M. Ortega tient sa conférence de presse quotidienne sur la place Francia, quartier général des militaires rebelles, un homme ouvre le feu, faisant trois morts et vingt-huit blessés dans la foule des escualidos [3] En direct, tandis que les médias transmettent les images « de terreur et de chaos  » du « massacre d’Altamira  », M. Ortega réclame « l’intervention de l’OEA au Venezuela  » et traite M. Chávez d’assassin. Le général Enrique Medina Gómez (putschiste du « 11-A  ») lance un appel aux forces armées pour renverser le président.
Dès le lendemain, une vidéo amateur diffusée et rediffusée sur les chaînes privées de télévision montrera le présumé assassin, M. João Gouveia, de nationalité portugaise, en compagnie de plusieurs proches du président, dont M. Freddy Bernal, maire de Caracas. La responsabilité du crime leur est attribuée. Passé sous silence, l’examen du passeport de M. Gouveia, lors de l’enquête qui s’ensuit, prouvera qu’il se trouvait au Portugal au moment du prétendu tournage de la vidéo [4]. C’est un faux ! La manipulation permet cependant à M. Ari Fleischer, porte-parole de la Maison Blanche, de déclarer : « Les Etats-Unis sont convaincus de ce que l’unique chemin pacifique et politiquement viable pour sortir de la crise est la tenue d’élections anticipées [5].  » Sans M. Chávez, cela va de soi.
Mais le président, démocratiquement élu et réélu, résiste et, avec lui, la partie de la population qui le soutient. Pourtant, c’est elle qui souffre le plus. Curieusement, ni l’électricité ni le gaz de ville n’ont été touchés par la « grève générale  ». La coupure du courant affecterait les chaînes de télévision commerciales, qui, éliminant toute programmation normale, supprimant même la publicité, offrent une promotion permanente au sabotage économique. Le gaz ? Les classes moyennes, masse de manÅ“uvre de l’opposition, l’utilisent quotidiennement.
Dans les quartiers déshérités, dépourvus d’infrastructures, on cuisine aussi au gaz, mais à l’aide de bonbonnes. Elles disparaissent de la circulation. « Ç’a été une grève contre les pauvres, constate fin janvier 2003 une habitante de Catia, dont une table et quatre chaises, ainsi qu’un vieux frigo, constituent l’unique mobilier. On a dà » cuisiner au bois pendant un mois. Et du bois, ici, il n’y en a pas.  » On a pu voir, à l’époque, certaines femmes faire chauffer l’eau des biberons sur des fers à repasser.
Economie de guerre. Sur la devanture des modestes boutiques, tel jour, apparaît un écriteau : « Il y a de la farine de maïs  ». Il disparaît le lendemain. Comme s’évanouissent les produits de première nécessité. « Ils ont pensé : les gens vont craquer, raconte Mme Blanca Eckhout, alors directrice de la télévision communautaire CatiaTV. Il va y avoir une explosion.  » L’objectif de créer une insurrection démontrant un « rejet populaire  » du gouvernement échoue pourtant. Il n’y aura pas de second caracazo [6]. « On a pris la situation avec calme, précise un dirigeant communautaire, toujours à Catia. on a faim, on est dans la merde, mais on continuera à appuyer Chávez. Et on ne descend pas dans la rue créer le chaos. L’ennemi, ce n’est pas ce gouvernement.  »
Durant l’année 2003, le Venezuela enregistre une chute de l’activité économique de 9,5 %, qui ruine le pays et torpille (là est le but) les programmes sociaux. Cependant, après avoir dépensé des millions de dollars pour en finir avec M. Chávez, consacré des milliers d’heures de télévision à le déstabiliser, l’opposition subit à nouveau une cinglante défaite.
Alors que la grève agonise, et pour sauver la face, ses dirigeants se livrent à une nouvelle provocation. Invoquant la Constitution, ils montent, le 2 février 2003, une collecte de signatures - le firmazo - pour demander un référendum révocatoire contre le président. L’organisation matérielle de cette journée est confiée à un organisme au statut mal défini, Súmate (« rejoins-nous  »). Ce que l’on sait, en revanche, c’est que cette officine a reçu en 2003 - pour un programme d’« éducation électorale  » - 53 400 des 800 000 dollars distribués par le National Endowment for Democracy (NED), proche du département d’Etat américain, à divers partis et organisations de l’opposition vénézuélienne au cours des deux dernières années [7].
Au terme de cette journée « historique  », « définitive  » et « sublime  », surtout marquée par des manipulations mémorables — avec pour seul arbitre Súmate ! -, l’opposition annonce avoir recueilli plus de 4 millions de signatures. Davantage que les 3 757 733 voix obtenues par M. Chávez lors de son élection en 2000 (marquée par une forte abstention). Dès lors, proclament les uns, nul besoin de référendum : le chef de l’Etat n’a plus aucune légitimité ! D’autres jouent une carte plus subtile et surfent sur le refus du pouvoir d’organiser la consultation. En effet, tenu six mois et dix-huit jours avant le mi-mandat, ce firmazo est illégitime. Mais, face à une opinion internationale peu au fait des subtilités de la Constitution bolivarienne, toute formation politique qui demande un référendum relève par nature d’un courant démocratique. Qui le refuse craint le verdict des urnes ! On entendra particulièrement ce refrain lorsque, le 12 septembre 2003, le Conseil national électoral déclare la demande non recevable, car non conforme à la Constitution (résolution n° 030912-461).
« Soixante-dix pour cent des Vénézuéliens rejettent Chávez !  » Telle est l’antienne relayée par nombre de médias internationaux, en France notamment, lorsque, le 19 aoà »t 2003, le président arrive enfin à mi-mandat. Il est vrai que, avec l’accroissement de l’inflation et du chômage, la pauvreté a crà ». Il est tout aussi vrai que, liés à la vieille culture politique, perdurent bureaucratisation, clientélisme et corruption.
Mais c’est oublier que l’industrie pétrolière, énergiquement reprise en main - 18 000 licenciements ! -, a retrouvé ses capacités de production et alimente les caisses de l’Etat. C’est ne pas compter avec les programmes sociaux lancés en direction des déshérités. Réforme agraire [8] ; accession à la propriété dans les quartiers populaires ; mission Barrio Adentro (soins de santé dans les bidonvilles et zones marginalisées, avec la collaboration de milliers de médecins cubains) ; mission Robinsón (campagne d’alphabétisation touchant environ un million de personnes) ; mission Ribas (destinée à ceux qui ont dà » abandonner le collège) ; mission Mercal (réseau de distribution de produits de première nécessité à des taux inférieurs à ceux du marché) ; attribution de microcrédits (50 millions de dollars entre 2001 et 2003 par la Banque du peuple et la Banque des femmes), etc. C’est oublier l’appui populaire à un président, qui nous déclarera bientôt : « Je préfère être renversé que terminer comme un petit président social-démocrate qui n’a rien fait !  »
Reprise des programmes sociaux
Au terme de négociations ardues menées sous les auspices de l’OEA et du centre Carter (dirigé par l’ancien président des Etats-Unis), la Coordination démocratique signe un pacte le 29 mai, ouvrant la voie à l’organisation d’un référendum, légitime cette fois.
Après que l’Assemblée nationale eut échoué à le faire (il eà »t fallu un vote à la majorité qualifiée), le Tribunal suprême de justice a désigné d’autorité les membres du nouveau Conseil national électoral (CNE), le 25 aoà »t 2003. L’opposition s’en félicite bruyamment, le tribunal lui étant plutôt favorable (voir sa décision quant au jugement des militaires ayant participé au « 11-A  »). Deux des membres du directoire du CNE représentent le gouvernement, deux l’opposition, le président, M. Francisco Carrasquero, devant assurer l’équilibre. Si quelques secteurs de la Coordination démocratique le considèrent avec méfiance, beaucoup voient en lui un « antichaviste  » : des membres de sa famille ont été licenciés de PDVSA lors de sa reprise en main. C’est donc à ce CNE que va revenir la lourde tâche d’arbitrer une nouvelle collecte de signatures - le reafirmazo.
C’est du vendredi 28 novembre au lundi 1er décembre 2003 qu’aura lieu le reafirmazo [9]. Il doit, pour obtenir l’organisation d’un référendum, rassembler au moins 2 402 579 signatures (20 % du corps électoral) dans 2 780 centres mis en place par l’opposition. Sur le plan de l’ordre public, tout se déroulera dans une parfaite tranquillité. Certes, en bord de mer, à Naguata (Etat de Vargas), à proximité de la table où signent quelques personnes, « chavistes  » et « antichavistes  » se frictionnent gentiment. « Elle établit la liste de ceux qui votent ! hurle un opposant. Sors la liste de ta poche !  » La femme interpellée réagit en souriant. « Je fais un comptage. Qu’ils n’aillent pas nous annoncer des chiffres incroyables.  » Des chiffres incroyables, ce samedi 28 novembre, dans cet Etat, sà »rement pas. On compte davantage de monde devant les distributeurs automatiques des banques que devant les centres de collecte des signatures. « Normal, nous confie une responsable de l’opposition locale, tout le monde s’est précipité pour signer dès hier, vendredi.  »
« D’après nos estimations, on a 4 millions de signatures  », pouvons-nous entendre, le lendemain, à Chuao (est de Caracas, fief de l’opposition), près d’un centre également déserté. Suit un discours surréaliste, dans un parfait français : tout allait mieux avant, « quand riches et pauvres faisaient des fêtes ensemble, s’habillaient pareil, portaient les mêmes souliers, oui, tout allait mieux avant la fracture que cet assassin [M. Chávez] a provoquée dans la société  ».
Seule véritable anomalie, dans les bastions des classes moyennes de la capitale, à Chacao, Baruta, Sucre, Chuao, le nombre insuffisant de planillas (feuilles sur lesquelles, par groupes de dix lignes organisées verticalement, sont apposés nom, numéro de carte d’identité, empreinte digitale et signature). Le CNE n’a accordé à chaque secteur qu’un nombre de planillas correspondant à 66 % du corps électoral. S’il permet, au niveau national, le recueil de 8 millions de signatures, très au-dessus de ce que la Coordination démocratique peut mobiliser, ce quota se révèle insuffisant dans quelques quartiers qui, sociologiquement, appartiennent massivement à l’opposition. Problème réglé par la mise en place d’un « pont automobile  » permettant de déplacer ceux qui ne peuvent signer vers les nombreux centres où il reste des planillas. Ce qui, d’après le secrétaire général de l’OEA, M. César Gaviria, présent en tant qu’observateur, « a permis une pleine participation [10]  ».
De manipulation en manipulation
Un torrent ! Une avalanche ! La transition a commencé, claironne l’opposition, glosant, à l’image de la journaliste vedette Marta Colomina, sur « le désespoir et l’angoisse qui consument le président, dont les jours sont comptés [11]  ». Audacieux. Car, au même moment, à Miraflores, jamais M. Chávez n’a paru aussi décontracté. « S’ils recueillent les signatures, nous confie- t-il, on va au référendum, et, en imaginant qu’ils le gagnent, je m’en vais. On a réussi à les amener là : respecter la Constitution. Mais, d’après nos informations, je ne crois pas qu’ils auront le nombre suffisant.  »
Autre son de cloche dans le camp d’en face, qui, après quelques surenchères, déclarera déposer 3 467 050 signatures devant le CNE, le 19 décembre 2003. Sur le moment, le chiffre invite déjà à quelques réflexions : le reafirmazo n’obtient pas en quatre jours ce que Súmate avait prétendument recueilli, le 2 février 2003, en un après-midi. On est, bien sà »r, très loin des « 70 % de la population hostiles au président  » [12]. Enfin, en une seule journée, M. Chávez a obtenu davantage de suffrages lors de son élection.
Plus troublant : un impressionnant silence a régné, le 1er décembre au soir, sur l’est de Caracas. Les leaders de l’opposition ont alors le visage de la déroute. Le théorique groupe des cinq candidats à sa direction (le G-5) - MM. Henry Ramos Allup (Action démocratique), Julio Borges (Primero Justicia), Enrique Mendoza (gouverneur de l’Etat de Miranda), Juan Fernández (Gente de petroleo) et Henrique Salas Römer - se fait très discret, évite les studios de télévision, n’invite à aucun défilé de victoire, aucune célébration...
Entre-temps, alors que se terminait le troisième jour du reafirmazo, le président Chávez a jeté un pavé dans la mare en dénonçant, dans son style imagé, une « mégafraude  ». Il s’attire une réplique immédiate de M. César Gaviria, secrétaire général de l’OEA, ancien président colombien farouchement proaméricain et qui, de notoriété publique, penche en faveur de l’opposition : « Nous n’avons pas trouvé d’éléments qui nous fassent penser qu’il ait pu y avoir une fraude massive et généralisée.  »
Fraude il y a pourtant eu. Membre du CNE, M. Jorge RodrÃguez nous le confirmera dès le 29 novembre : « Les accusations sont nombreuses et elles laissent une trace grise sur tout le processus. Des personnes ont été forcées à signer. A l’hôpital El Llanito, par exemple, on a dit à des patients : “si vous ne signez pas, on ne vous opère pas.”  » Ici, un centre reçoit 200 planillas et en rend 400. Là , on fait signer les mineurs et les morts. Membre d’un groupe de cinquante-deux observateurs internationaux venus de trente-cinq pays du monde, la députée hondurienne Doris Guttiérrez (Unification démocratique) note ainsi l’existence (également constatée par nous) d’une carte plastifiée « produite par une agence privée sur laquelle la personne doit s’identifier et apposer ses empreintes digitales comme preuve de sa participation  ». On imagine l’usage possible d’un tel document qui rend le caractère des signatures public : pouvoir prouver à son employeur (puisque l’immense majorité a signé le vendredi 28 novembre, un jour ouvrable) qu’on est bien allé se prononcer contre le président (le ministère du travail a ainsi accusé 124 entreprises d’avoir exercé des pressions sur leurs salariés) ; être mis en demeure de la présenter pour pouvoir, dans l’avenir, être embauché.
« Malgré la clarté des documents élaborés par le CNE, qui destine des planillas A à la collecte fixe et des planillas B pour l’itinérante [en principe, destinées aux personnes se trouvant dans l’impossibilité de se déplacer], signale encore Mme Guttiérrez, on note l’utilisation des premières feuilles pour le second objet. Cela pourrait transformer la visite domiciliaire en une forme de collecte massive, qui ne peut être observée selon les règles établies  » (la présence d’un observateur bénévole représentant le gouvernement).
Sous-estimation des difficultés, la vérification par le CNE de la conformité des signatures se prolonge, et l’annonce de son résultat est reportée plusieurs fois, entraînant de multiples accusations de l’opposition. Le 26 janvier, le président Chávez a pourtant accepté que des membres de l’OEA et du centre Carter assistent aux opérations de dépouillement. De son côté, l’ex-président Carter félicite le CNE pour la qualité de son travail : « Mon opinion personnelle est que le CNE (...) prendra la décision appropriée et que les résultats politiques ultérieurs seront acceptables [13].  »
Alors que le gouvernement l’a fait, l’opposition refuse néanmoins de s’engager à accepter pacifiquement les décisions du tribunal électoral. Elle le fait moins que jamais lorsque, le 24 février 2004, tombe le résultat : 1 832 493 signatures valides, mais insuffisantes pour convoquer le référendum ; 143 930 frauduleuses ; 233 573 rejetées pour non-conformité avec le registre électoral ; et, surtout, 876 017 figurant sur des planillas planas. Par planillas planas, on entend des groupes de feuilles - près de 90 000 au total - présentant une calligraphie similaire, c’est-à -dire remplies (hormis une hypothétique signature) par une même personne. Si cette aide est autorisée pour les analphabètes et les personnes âgées, le nombre tout à fait extravagant de ces planillas les rend particulièrement douteuses - accréditant la thèse de la « mégafraude  » - et amène le CNE à prévoir une procédure de revalidation par les présumés signataires. Ils devront se présenter entre le 18 et le 22 mars [14] pour confirmer qu’ils ont bien signé.
« Les signatures ne sont pas négociables !  » La Coordination démocratique appelle à la résistance civile et multiplie les manifestations violentes, réprimées par la garde nationale - dix morts (souvent dans des circonstances confuses, donnant lieu à des supputations quant à l’identité des auteurs des tirs), des dizaines de blessés et au moins trois cents arrestations entre le 27 février et le 4 mars. « S’ils étaient sà »rs de la légitimité de ces signatures, de ces empreintes digitales et de ces numéros de carte d’identité, observe le vice-président José Vicente Rangel, ils ne créeraient aucun problème ! Pourquoi ont-ils peur de la vérification ? Si j’ai signé, j’y vais et je confirme : effectivement, cette signature est la mienne [15].  »
Arguties procédurales ! Comme il se doit, Washington vole au secours de la Coordination démocratique en exprimant « son inquiétude  », en dénonçant le « technicisme  » du CNE, et son fidèle allié, M. Gaviria, suggère de procéder à une vérification « par sondages  ». En un mot : d’accepter les signatures « à la louche  » ou « au kilo  » ! Comme à l’époque où, au Venezuela, les élections ne se décidaient pas dans les urnes, mais dans le réseau de mécanismes mis en place pour manipuler l’opinion.
C’est forts de cet aval que, le 15 mars, deux magistrats de la cour électorale du Tribunal suprême de justice, passant par-dessus la tête de son président, M. Iván Rincón, et de la Cour constitutionnelle, déclarent légitime le recours déposé le 8 mars par la Coordination démocratique. Ils ordonnent de réintégrer dans le décompte - le portant à 2 708 510, c’est-à -dire un nombre suffisant pour organiser le référendum - 876 017 signatures douteuses figurant sur les planillas planas, renversant la preuve de la charge : ce sera aux citoyens dont les noms ont ou auraient été indà »ment utilisés de venir déclarer qu’ils n’ont pas signé, lors de la vérification ! Ainsi s’enclenche une nouvelle bataille procédurale qui accroît le climat d’instabilité.
Reste que, quand bien même l’opposition arracherait le référendum, il faudrait alors que l’option du « oui  » obtienne en vingt-quatre heures - et sans fraude ! - une voix de plus que celles recueillies - 3 757 733 - par M. Chávez lors de son élection, et, surtout, davantage de suffrages que les « non  » de ceux qui le soutiennent. Au vu des chiffres et des rapports de forces, une hypothèse plus qu’improbable. D’où la tentation, pour les secteurs les plus radicaux, de perpétuer un chaos permettant d’envisager, qui sait, avec l’aide de Washington et du secrétaire général de l’OEA, une sortie de crise à la haïtienne. Avec deux obstacles majeurs : pas plus que M. Hugo Chávez n’est M. Jean-Bertrand Aristide, le Venezuela n’est Haïti.
[1] Lire « Hugo Chávez sauvé par le peuple  », Le Monde diplomatique, mai 2002.
[2] Lire « Dans les laboratoires du mensonge au Venezuela  », Le Monde diplomatique, aoà »t 2002.
[3] Gringalets : nom péjoratif donné par le président à ses opposants.
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[4] La mort de trois soldats de la place Francia - Angel Salas, David Argüello et Félix Pinto -, des fiancées des deux derniers et d’une mineure de 14 ans donnera lieu au même type de manipulation (et de silence total par la suite). M. Sifonte Nuñez, l’un des coupables présumés, une fois arrêté, affirmera avoir agi sous les ordres de deux officiers dissidents - le général Felipe RodrÃguez et le colonel Yucepe Pilieri - parce qu’ils suspectaient les victimes de transmettre des informations aux cercles bolivariens (organisation populaire proche du gouvernement).
[5] BBC, Londres, 13 décembre 2002.
[6] Le 27 février 1989, suite à un plan d’ajustement structurel imposé par le Fonds monétaire international, la population se révolte et se livre à des mises à sac dans Caracas. La répression de l’émeute fera 3 000 morts.
[7] Alimentant, au Venezuela, les groupes travaillant à déstabiliser un gouvernement légitime, le NED finançait également, au nom de la démocratie, un certain nombre des journalistes dissidents cubains condamnés à La Havane du 3 au 7 avril 2003. On trouvera la liste des organisations vénézuéliennes bénéficiaires sur le site du Venezuela Solidarity Commitee ou même sur le propre site du NED.
[8] Lire « Terres promises du Venezuela  », Le Monde diplomatique, octobre 2003.
[9] L’article 72 de la Constitution concerne également les maires et les gouverneurs. Le reafirmazo a donc été précédé, du 21 au 24 novembre, d’une consultation concernant 35 députés de la majorité et 37 parlementaires d’opposition.
[10] El Nacional, Caracas, 1er décembre 2003.
[11] El Nacional, 30 novembre 2003.
[12] Avec 12 012 118 électeurs inscrits, il faudrait dans ce cas 8 408 483 signatures.
[13] Jimmy Carter, « Venezuela Trip report : Jan. 25-27 2004  », The Carter Center, 30 janvier 2004.
[14] Finalement, la procédure de revalidation des signatures aura lieu du 27 au 30 mai 2004. Si l’opposition atteint le nombre de signatures requis pour qu’un référendum révocatoire contre le président Chávez soit organisé, il aura lieu le 8 aoà »t 2004. (N.d.l.r.)
[15] El Universal, Caracas, 4 mars 2004.
Source : LE MONDE DIPLOMATIQUE, avril 2004.
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