Le mouvement des travailleurs ruraux sans-terre du Brésil (MST - Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra) est largement reconnu comme un des plus dynamiques mouvements de masse. Depuis vingt ans qu’il existe, le MST a mobilisé des centaines de milliers de paysans dans la lutte pour une réforme agraire. Malgré les réponses, fréquemment violentes, aux occupations des terres en friche, le mouvement est parvenu à installer environ 350.000 familles dans des petites installations rurales à travers tout le pays. Mais dans les derniers mois, l’attention s’est portée sur des petits cousins du MST, plus jeunes et moins connus, le Mouvement des sans-toit de Salvador (MSTS).
L’organisation a réuni 12.000 personnes en six mois d’existence, à Salvador de Bahia, la troisième ville la plus peuplée du Brésil après São Paulo et Rio de Janeiro. Mouvement de personnes sans domicile fixe, le MSTS essaie de réduire les inégalités frappantes de la ville en attirant l’attention sur le sort des exclus et des pauvres des cités.
Utilisant des stratégies similaires à celles de son « cousin des campagnes  », le MSTS occupe des bâtiments abandonnés et vides et les attribue pour loger des familles sans domicile de la ville, afin de mettre la pression sur le gouvernement pour qu’il contribue à résoudre le manque de logement dans la ville de Salvador. Un porte-parole du gouvernement local affirme que 90.000 personnes doivent être logées, mais un coordinateur du MSTS, Pedro Cardoso, ne manque pas de s‘en moquer : « Soyons réalistes ! Le chiffre se rapproche plus de 150.000.  »
Le comptage de la population des sans-domicile est difficile à réaliser, parce que Salvador, comme d’autres très grandes villes du Brésil, compte un très grand nombre de personnes pauvres qui campent de manière quasi-permanente dans les maisons d’amis et de parents. Il existe même un nom pour désigner cette pratique : vivre ‘de favor’. D’après le recensement de 2000, 16,5 millions de personnes vivent ‘de favor’ au Brésil, c’est-à -dire plus de dix pour-cent de la population totale. Mais ces arrangements sont souvent inhumains et rarement tolérables. Juciara Pereira, 24 ans, vivait avec son mari Raimundo et leurs six enfants dans le deux-pièces de sa mère, à Salvador, jusqu’à ce que cela devienne intenable. Raimundo, qui ramasse les cannettes usagées et les cartons dans la rue pour les vendre à une compagnie locale de recyclage, ne gagne tout simplement pas assez pour envisager même de louer quelque chose pour sa famille. Grâce au MSTS, ils sont maintenant sur la liste pour des logements subsidiés par le gouvernement local.
Avant, des familles comme celle de Juciara squattaient sur un flanc de colline de la ville laissé à l’abandon, où elles pouvaient se construire un taudis et s’en faire un logis. Avec l’explosion de l’exode rural vers les villes, dans les années 50 et 60, la croissance des fameuses favelas (bidonvilles) a transformé l’image des paysages urbains. Mais aujourd’hui, la plus grande partie des espaces habitables sont occupés. Ce manque de place a commencé à devenir problématique dans les années 90, avec l’introduction de services limités par un gouvernement qui cherchait à produire des efforts pour urbaniser les favelas de la plus grande partie du pays. Les favelas qui jouissent de l’électricité, des égouts, de routes pavées et de réseaux de transport les reliant à une ville plus grande sont nombreux, bien que pas encore majoritaires. Mais si ces services s’avèrent des améliorations bienvenues, l’espace déjà limité dans une favela devient aujourd’hui inaccessible pour des gens comme Juciara et Raimundo, les forçant à trouver un lieu pour s’installer de plus en plus loin du centre de la ville de Salvador.
Plus les implantations s’éloignent du centre, moins les services sont présents. En outre, la violence y est toujours plus menaçante. Le MSTS cherche à éviter ce qui est une existence périphérique aussi bien littéralement que figurativement en tentant d’utiliser ce qui existe déjà à l’intérieur de la ville. « La logique est perverse, dit Cardoso. Les gens perdent leur domicile alors que l’espace et les bâtiments vides abondent au centre ville. Nous voulons voir le droit à un domicile devenir un élément de base de la citoyenneté, et nous pensons que l’action directe est le meilleur moyen d’y parvenir. Nous occupons des bâtiments qui n’ont pas été mis à disposition d’un usage social afin de les attribuer à des personnes sans domicile et à la recherche d’un toit.  »
Le Club portugais de Salvador est un bâtiment qui correspond à ces critères. Autrefois, il s’agissait d’un club privé très chic, doté de spacieux halls de réception, d’un restaurant et de piscines, superbement situé face à la mer. Il a fermé au milieu des années 90, laissé seul et vide. En février, quelque 200 membres du MSTS ont ôté les barricades et se sont emparés du club abandonné. Ils ont organisé des équipes de travail pour débarrasser les débris et nettoyer les bâtiments, permettant à des familles de s’y installer avec leurs quelques biens. Le hall de réception le plus grand est aujourd’hui découpé à l’aide de feuilles de plastique et de pièces de bois et de carton, afin d’offrir un peu d’intimité aux vingt familles qui occupent l’endroit. Au dernier décompte, le club abritait 154 familles.
Les conditions de vie sont difficiles ; le clubhouse est dans un état de délabrement avancé, le toit laisse passer l’eau de pluie et les piscines vides peuvent s’avérer dangereuses, eu égard au nombre d’enfants. L’eau utilisée pour la cuisine et pour l’hygiène n’est accessible qu’à partir d’un seul robinet, derrière ce qui était le bar de la piscine du club et doit être transportées par seaux à côté du plongeoir et les transats cassés. « Ca vaut tout de même le coup  », dit Anderson Santos, un jeune homme de 29 ans, debout sous les balcons branlants et les fenêtres brisées. « Avant de rejoindre le mouvement, je vivais chez mes parents, dans un deux-pièces, avec mes trois frères et sÅ“urs, ma femme et mes deux enfants. J’ai été sans emploi pendant quatre ans, incapable de permettre à ma famille de vivre sous son propre toit.  » L’avenir du Club portugais est incertain. Le bâtiment n’est pas prévu pour abriter autant de gens. Mais Anderson est optimiste : « Cette action d’occupation a contribué à la conscientisation du problème parmi la population. C’est ça qui est important.  »
Le travail du MSTS ne s’arrête pas aux occupations. « Nous essayons de construire un sens de la communauté par notre action  », explique Cardoso. Des coordinateurs sont élus sur chaque implantation d’occupation. Ils organisent les comités de nettoyage, les activités pour les enfants, les surveillances nocturnes et les équipes de construction et de réparation. Les réunions de camp ont lieu chaque samedi. On y discute des problèmes qui surgissent inévitablement lorsque règne une telle promiscuité. Les membres doivent assister à au moins une réunion sur trois. Sans cela, ils risquent l’expulsion. L’alcool et la drogue sont prohibés. Ce type d’organisation a permis d’éviter l’hostilité du voisinage. « Ils peuvent voir par eux-mêmes que nous ne sommes pas des criminels, que nous ne voulons qu’une chose : être écoutés  », dit encore Cardoso. Dans certains cas, les voisins sont même venus apporter des dons en nourriture et en vêtements.
« Il y a un véritable sentiment de solidarité dans ce camp  », dit Luciana Moura, l’une des cinq coordinatrices de la plus grande implantation du MSTS, un bout de terrain près de l’aéroport de Salvador qui abrite 350 familles. « Il y a eu un incendie, au début du mois de janvier, dans un taudis et nous avons dà » détruire ceux qui l’entouraient pour empêcher le feu de se répandre. Mais nous avons tous ensuite contribué à la reconstruction des maisons détruites, avec tout ce que l’on pouvait trouver.  » Les collègues coordinateurs de Luciana sont toutes des femmes. En effet, 70 pour-cent des membres du MSTS sont des femmes, souvent des mères célibataires, et la plupart du temps sans emploi. Luciana n’est pas effrayée par le défi qui s’offre à elle : « Nous prenons nos vies en main, et nous montrons à cette société de machos que nous sommes capables, que nous pouvons nous organiser et que nous connaissons nos droits.  »
Quels sont les acquis du MSTS ? La problématique du logement occupe désormais le centre du débat politique à l’approche des élections locales, en octobre. Les expulsions violentes, par la police, qui avaient lieu à l’époque des débuts du mouvement, ont été remplacées par une politique plus conciliante de la part du gouvernement local qui promet désormais d’accélérer son programme de disponibilité de logement. Mais, dit Cardoso, c’est « trop peu, trop lent -nous continuons notre activité d’occupation pour mettre la pression sur le gouvernement.  »
Le MSTS est loin d’être isolé. Des mouvements similaires existent dans plusieurs villes du pays. A São Paulo, le Mouvement des personnes sans toit du Centre (MSTC) fait pression sur le gouvernement, afin qu’il affronte les anomalies de la ville la plus riche et la plus peuplée d’Amérique du Sud. Selon Manoel Del Rio, un avocat qui représente le MSTC, 15.000 personnes vivent dans les rues de São Paulo, alors que 400 bâtiments et terrains restent vides et inutilisés dans le centre de la ville.
Cardoso espère que le gouvernement de l’ancien ouvrier et syndicaliste Luiz Inácio Lula da Silva se manifestera pour résoudre ces problèmes. « Le gouvernement Lula nous ouvre par son existence un espace d’opération. Lula est en effet favorable à nos revendications  », explique Cardoso. « Avec le gouvernement coincé dans la camisole financière du FMI et des créanciers internationaux, notre travail de mobilisation est d’autant plus important pour rappeler aux dirigeants que nous sommes là , et que c’est nous qui représentons leur base de soutien,  » prévient Cardoso avec un ton plein de nuances. « Nous ne nous opposons pas au gouvernement, mais nous essayons de conserver la voie qui nous a conduit à voter pour lui. Nous n’existons pas depuis longtemps, mais nous sommes une armée de citoyens, et nous refusons de supporter plus longtemps l’exclusion et la pauvreté.  »
Source : NACLA (www.nacla.org), Vol. 37, No. 6, mai/ juin 2004.
Traduction : Thierry Thomas, pour RISAL (www.risal.collectifs.net)..