Argentine : Le seuil des « piqueteros »
par Luis Ortolani Saavedra
Article publié le 18 juillet 2004

ARGENTINE - Le mouvement des travailleurs sans emploi, pris entre l’enclume de la récupération et le marteau du discours sécuritaire, a retrouvé son unité le temps d’un drame.

Vendredi 2 juillet 2004. Cela fait une semaine exactement que le piquetero Martín Cisneros a été assassiné. Dirigeant social reconnu, il était chargé, dans le quartier de La Boca, àBuenos Aires, de la soupe populaire « Los Pibes ». Son assassin, un marginal avec quelques condamnations pour trafic de stupéfiants, bénéficierait, murmure-t-on, de protections policières, voire judiciaires et politiques. Dès 13 h, ce 2 juillet, les membres de la Centrale des travailleurs argentins cessent le travail àBuenos Aires et se retrouvent àproximité de la salle qui accueillait la soupe populaire de M. Cisneros. Dans quelques autres villes du pays aussi, des actes de dénonciation se tiennent avec le soutien d’organismes de défense des droits humains et d’autres mouvements sociaux et politiques.

UNITÉ RETROUVÉE

La mort de Cisneros a ramené, pour un jour, l’unité àtout le spectre piquetero. Des milliers de travailleurs, avec ou sans-emploi, ont massivement répondu présent, malgré les tensions qui les déchirent. Des divisions essentiellement provoquées par l’intrusion de partis de gauche, de centre-gauche et, depuis un an, du gouvernement de Nestor Kirchner àl’intérieur du mouvement piquetero. Récupération habituelle dans ce pays, dès l’émergence du moindre mouvement social.

Mais en ce moment, cette division tend àse polariser sur un axe unique : faut-il - ou non - soutenir le gouvernement ? Certaines organisations continuent de lever haut le drapeau initial du mouvement : l’autonomie vis-à-vis des partis politiques et de tout le système institutionnel, misant non sur la confrontation, mais sur la construction de nouvelles formes de vie et de travail. Sans mépriser les concessions arrachées àl’Etat, ces organisations maintiennent donc une indépendance fonctionnelle absolue. Une façon, pour eux, d’éviter le « jeu pervers » des institutions telles qu’existantes, selon le Collectif Situations [1]

Dans un document intitulé Des seuils et des langages, ce groupe d’étude militant décrit ce jeu ainsi : « D’un côté, on reconnaît [les mouvements piqueteros] comme créateurs d’un contre-pouvoir qu’il faut bien admettre, [de l’autre], on les accuse d’être une minorité sans vraies propositions de gouvernement. » Une double position « cynique », puisque jamais ces résistances nées des années 1990 n’ont eu pour « vocation de se métamorphoser en force d’Etat. En effet, tant ceux qui ont parlé d’une prise du pouvoir par l’insurrection, comme ceux qui ont participé aux élections, ont pu vérifier l’impossibilité d’un transfert automatique de la puissance d’un champ vers l’autre et ont provoqué les effets opposés. »

PIÈGE CLIENTÉLISTE

Rappelons que le mouvement piquetero a surgi pour la première fois au milieu des années 1990 dans les villes devenues fantômes après le licenciement massif des travailleurs pétroliers lors de la vente de la société d’Etat YPF àl’espagnole Repsol. Mobilisés indépendamment des organisations traditionnelles, ces mouvements réclamèrent des postes de travail en coupant les routes par des piquets, d’où leur nom.

Au début, les gouvernements de Carlos Menem puis de Fernando De la Rua ont répondu en alternant répressions féroces et concessions de plans sociaux aux mouvements piqueteros acceptant de « dialoguer ». Ces plans - mal nommés Travailler et devenus l’objet de moult débats - prévoient des occupations peu rétribuées et peu productives, accentuant encore la marginalisation des chômeurs. De plus, certains chefs piqueteros se sont rapidement alors transformés en pourvoyeurs-intermédiaires des plans, utilisant des méthodes aussi perverses que l’attribution de postes àleurs adeptes en fonction de leur participation aux mobilisations !

Après l’insurrection de décembre 2001, le président désigné par le Congrès, Eduardo Duhalde a essayé de réduire la répression et, en même temps, de diminuer l’influence clientéliste de ces chefs piqueteros. Pour cela, il impliqua les municipalités dans la gestion des plans sociaux.

DISCOURS SÉCURITAIRE

Dans le prolongement, le gouvernement du péroniste Nestor Kirchner renforça cette double politique. D’une part, il ne réprime plus les mobilisations piqueteras. Mais d’autre part, il refuse de céder àces exigences exprimées dans la rue. Avec un certains succès.

La vigueur nouvelle des mobilisations a toutefois fini par réveiller la droite politique. Dénonçant la mansuétude du pouvoir, elle a trouvé dans le discours sécuritaire un moyen efficace pour réunir des secteurs des classes moyenne et haute qui se souviennent avec effroi de la violence politique des années 1970.

Presque toute la presse participe àcette attaque. Particulièrement le journal La Nation, dont les éditorialistes taxent Kirchner de « montonero » [2], précisément pour rétablir cette violence dans l’imaginaire collectif.

HISTOIRE BROUILLÉE

En outre, l’offensive a trouvé chez Juan Carlos Blumberg, père d’un jeune assassiné par ses ravisseurs, un renfort de poids. Habile mobilisateur, ce héros de l’anti-insécurité a pris modèle sur les journées des 19 et 20 janvier 2001 : une convocation indépendante, spontanée et sans drapeaux politiques, parvenant àréunir récemment plus de 100 000 manifestants. Mais son but, bien sà»r, est inverse : on parle làde reconstruire un Etat répressif, en profitant des difficultés du gouvernement actuel pour contrôler son appareil policier corrompu.

Ce ne fut de loin pas une coïncidence si, le jour même des manifestations dénonçant le meurtre de Cisneros, les médias informèrent sur les démarches des procureurs Luis Comparatore et Carlos Evers auprès du juge Jorge Urso afin « d’obliger les fonctionnaires du pouvoir exécutif àprendre les mesures préventives de contrôle de l’ordre public ». Une demande clairement identifiable, puisque initiée par Me Adolfo Casabal Elía, défenseur du tortionnaire Miguel Etchecolatz, le directeur des investigations de la Police de Buenos Aires pendant la dictature et bras droit de l’« assassin général » Ramón Camps !

Comme le souligne le document de « Situations », l’exacerbation du conflit social a peut-être franchi un seuil. Ce point après lequel « les mêmes choses sont vues d’une autre manière ».

Notes :

[1Collectif d’investigation militante, voir
http://www.situaciones.org .

[2Mouvement guérillero d’obédience péroniste de gauche. Il fut particulièrement actif durant les dictatures des années 1960-1970.

Source : Le Courrier (www.lecourrier.ch), 10 juillet 2004.

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