Interview d’un dirigeant syndical nicaraguayen
Mario Malespin : « Il existe deux sandinismes  »
par Sergio Ferrari
Article publié le 20 juillet 2004

Dirigeant syndical expérimenté, Mario Malespín a été l’un des principaux organisateurs de la longue résistance contre la privatisation des télécommunications au cours des années 1990. Licencié illégalement en 1998 pour ses activités militantes, réintégré sur décision de justice, puis licencié de nouveau quelques jours plus tard, il se bat pour retrouver son poste de travail. L’analyse de la situation actuelle du Nicaragua que fait ce militant sandiniste lucide et critique éclaire l’une des réalités les plus complexes d’Amérique latine.

Qu’est devenu le Front sandiniste (FSLN) vingt-cinq ans après la victoire populaire de 1979 et quatorze ans après la défaite électorale de 1990 ?

Le FSLN a renoncé àla lutte armée au profit de la prise du pouvoir dans un cadre légal, c’est-à-dire par les élections. Par conséquent, la structure du FSLN est devenue « Ã©lectoraliste » : elle est active dans les périodes préélectorales et électorales, puis elle se met presque complètement en repos et ne fait plus aucun travail auprès de la base. Par ailleurs, la capacité matérielle du FSLN est limitée -comparée àcelle qu’il avait pendant la révolution- et la structure du parti est extrêmement affaiblie. On privilégie les cadres qui démontrent une véritable loyauté àl’égard des dirigeants.

Beaucoup se considèrent sandinistes sans pour autant être membre du FSLN. Comment peut-on définir aujourd’hui le sandinisme ?

Le sandinisme est un courant extrêmement large. Il regroupe des gens qui sont sur des positions anti-impérialistes, d’autres qui sont des nationalistes, des gens véritablement àgauche et beaucoup de révolutionnaires. C’est pour cela qu’on peut parler de deux types de sandinisme. D’un côté, celui qui s’est perpétué depuis la révolution en accord avec les postulats de cette dernière, dont les principes sont cohérents et qui est sur des positions de classe. De l’autre, un sandinisme fidèle àla direction du parti, qui soutient sans réserve les décisions qu’elle prend et qui analyse peu. Ce sont ceux que l’on appelle les « daniélistes » [en référence àDaniel Ortega, dirigeant historique et actuel du parti, ndlr], de plus en plus minoritaires. Très souvent, lorsqu’on demande aux gens s’ils sont sandinistes, ils répondent « oui, mais pas daniéliste ».

Vous évoquiez la faiblesse de la structure du parti.

La vie du FSLN en tant qu’organisation politique est extrêmement réduite. Pour donner un exemple : le règlement interne exige que pour être candidat, les militants doivent être àjour pour ce qui est de leurs cotisations et lorsque les élections arrivent, ceux qui veulent faire partie des listes doivent régler des années de cotisations en retard, soit parce qu’ils n’ont pas payé régulièrement, soit parce qu’ils n’ont eu que des contacts sporadiques avec la structure.

Quelle est la relation entre le FSLN et le mouvement social ?

Le mouvement social s’est affaibli et a pris ses distances àl’égard du FSLN pour deux raisons. Si les dirigeants d’une organisation sont « daniélistes », la base s’éloigne. Si au contraire ils sont indépendants et commencent àavoir du poids, souvent la direction du parti essaie d’entamer leur leadership. Parfois, cela a mené àdes divisions internes, ou bien le parti a ignoré leur lutte. Le mouvement social cherche, avec de plus en plus de détermination, àétablir des alliances avec la « société civile », qui, au Nicaragua, n’est rien de plus que le regroupement d’organisations non gouvernementales et de certains « notables » qui font l’opinion publique.

Au cours des dernières années, on observe au Nicaragua un zigzag permanent, des mobilisations et des explosions sociales (les étudiants, les travailleurs du café, les luttes contre la privatisation, etc.) suivies de « chutes », de périodes de démobilisation. Est-ce votre sentiment ?

A partir de l’arrivée au pouvoir de Violeta Chamorro en 1990, les différents gouvernements qui se sont succédé ont suivi une stratégie dont le but était d’affaiblir les luttes et de diviser le mouvement social. Les véritables revendications sociales ont été récupérées et utilisées dans le jeu politique et ont été manipulées de l’intérieur. Les différents gouvernements ont profité de la situation pour mener àbien des négociations partielles, ce qui a affaibli la lutte globale et a constitué un obstacle àl’unité. Par ailleurs, il n’existe pas de structure pour organiser les luttes, ni de véritable alliance entre les différents secteurs. On a vu depuis quatorze ans de nombreux conflits sectoriels qui n’ont été qu’en partie résolus, et beaucoup de revendications sont restées sans réponse. Le FSLN, en tant que parti dont le but est de gagner les élections, appuie ponctuellement les luttes des secteurs qui peuvent lui apporter des voix mais sans compromettre sa stratégie pour parvenir àses fins. Par exemple, si l’opinion publique -c’est-à-dire l’opinion des propriétaires des médias- critique énergiquement une lutte, le FSLN prend ses distances pour ne pas compromettre ses chances électorales.

On a parfois l’impression que le FSLN n’a aucun intérêt àl’existence d’un mouvement social fort, uni et organisé. On dirait qu’il veut garder le leadership sur le plan social en apparaissant comme le seul recours pour régler les problèmes sociaux, et les régler àsa manière, c’est-à-dire en négociant parallèlement une part de pouvoir dans les différentes instances de l’Etat. Il gagne ainsi sur deux plans : tout d’abord, il empêche la naissance d’une force de gauche qui pourrait lui faire concurrence, ensuite il maintient sa position de principal interlocuteur du gouvernement et des forces politiques et sociales.

Y a-t-il quelques signes d’une consolidation du mouvement social ?

Dans le cadre de la lutte contre la mondialisation, et plus particulièrement contre l’Accord de libre-échange des Amériques (ALENA), une énorme manifestation a eu lieu en novembre dernier, àl’initiative du « Mouvement social du Nicaragua », composé, de façon informelle par des syndicats, des organisations étudiantes, des organisations de femmes, des ONG, le Movimiento comunal et d’autres secteurs. Elle a démontré que le FSLN n’est pas le seul àavoir la capacité de mobiliser les gens. Cette expérience, qui n’est qu’un début, se caractérise par une organisation horizontale, sans leadership visible -et sans les tensions internes liées àla lutte pour le pouvoir. Elle pourrait annoncer la naissance d’une alternative populaire àcourt ou àlong terme, soit àl’intérieur du FSLN soit hors du FSLN. Mais le chemin qui reste àparcourir est encore long. Pour l’instant, elle ne représente aucun danger pour le système, mais c’est une lueur d’espoir.

Comment peut-on caractériser le gouvernement actuel et les forces d’opposition ?

Le gouvernement Bolaños est àmes yeux le plus pro-américain de l’histoire du Nicaragua. Il accepte l’ingérence des Etats-Unis dans la vie interne du pays. C’est un dangereux précédent : àl’avenir, tout gouvernement qui tentera de renverser cette situation sera vu comme un ennemi de l’empire, et donc sujet àdes sanctions politiques et économiques.

Par ailleurs, je crois que le FSLN touche le fond pour ce qui est de sa réserve de militants inconditionnels. Cela va le contraindre àune ouverture démocratique sous peine de perdre toute chance de parvenir au pouvoir. Cette ouverture offrira un espace aux secteurs qui ont encore un projet de société de gauche et permettra donc de rassembler davantage et de refléter les intérêts des pauvres, qui sont l’immense majorité de la population. Les secteurs du FSLN qui ne sont pas liés àla corruption, àl’enrichissement démesuré des dirigeants actuels, qui ne sont pas compromis par des pactes avec la droite, auront plus de chance de prendre le pouvoir au sein du parti.
 »Le troisième acteur, le Parti libéral constitutionaliste (PLC) de l’ancien président Arnoldo Alemán, a été frappé de plein fouet par les affaires de corruption. Un récent sondage indique que 75% de la population se prononce contre la tentative du groupe parlementaire du PLC d’obtenir l’amnistie d’Alemán. Cette situation est très favorable au FSLN dans la perspective des élections municipales qui auront lieu en novembre. Par ailleurs, une bonne partie des principaux candidats àces élections ne sont pas liés àla direction du parti. C’est une tendance positive.

Quelle est la situation du mouvement syndical, un acteur un peu oublié ces derniers temps ?

Le mouvement syndical a pris conscience de sa faiblesse. S’il n’y a pas de travailleurs dans le secteur formel, il n’y a pas de force syndicale. Il a donc décidé de s’unir aux différents secteurs sociaux, pour mener non pas une lutte revendicative traditionnelle, mais un combat politique en vue de changer les règles du système. Il n’y a pas d’autre solution. Les emplois informels, les contrats temporaires, la flexibilité, la destruction de la capacité de production par l’invasion de marchandises étrangères àtrès bas prix -venant de zones franches ou dont la production est subventionnée- annonce un avenir peu prometteur pour le mouvement syndical, qui a été, en d’autres temps, le fer de lance du mouvement social. Nous attendons de voir si les dirigeants syndicaux actuels sont capables de changer de mentalité et d’abandonner leurs attitudes traditionnelles et si les autres secteurs, qui voient avec inquiétude les méthodes de lutte du mouvement syndical, sont disposés às’intégrer dans un effort commun de mobilisation en faveur des changements sociaux. »

Le syndicalisme a l’avantage de pouvoir s’organiser avec une relative liberté, malgré la répression. On a de plus en plus le sentiment que l’unification progressive des syndicats est possible. La santé et l’éducation offrent un bon exemple : les organisations de ces secteurs sont parvenues àun accord concernant la négociation d’un salaire minimum. De toute évidence, il se passe quelque chose, et des signes annonciateurs d’une nouvelle dynamique sociale sont perceptibles. Va-t-elle aboutir ? Seul le temps le dira.

Source : Le Courrier (http://www.lecourrier.ch), 17 juillet 2004.

Traduction : Michele Faure. Collaboration : E-CHANGER.

Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du Réseau d'Information et de Solidarité avec l'Amérique Latine (RISAL).
RISAL.info - 9, quai du Commerce 1000 Bruxelles, Belgique | E-mail : info(at)risal.info