Il s’est passé quelque chose d’important au Venezuela. Assez pour que Le Monde y consacre son éditorial du 17 aoà »t. Pour lui, « le président Hugo Chavez a sauvé son poste  ». Bataille pour un poste ! Qui se battait ? Il ne cite que l’un des concurrents, « le leader populiste de Caracas  », qui est, précise-t-il, « accusé de fraudes massives  ».
Première leçon des maîtres d’école du Monde : M. Chavez devra se rappeler qu’il n’est pas le président de tous les Vénézuéliens mais seulement « l’élu d’une fraction de ses compatriotes  ». Sans blague ? C’est vrai que 60 % est une fraction, mais combien d’élus seraient heureux de se targuer d’avoir reçu une fraction 60 % de l’électorat ! Et ce résultat incite Le Monde à enseigner la modestie à Chavez ! Qui va enseigner la modestie au Monde ?
Deuxième leçon : le rôle des puissances dans cette région pétrolière. Le Monde est étonné. Que fait donc au pouvoir « cet ancien officier putschiste devenu une sorte de tribun d’un national-populisme tropical s’appuyant sur les casernes  », demande-t-il, à cause sans doute d’une réminiscence de l’éditorialiste du temps où le dictateur cubain Machado était traité de « Mussolini des tropiques  » ? Pour « éclairer  » la situation, l’éditorial cite l’allié de Chavez aujourd’hui, Fidel Castro, qu’il appelle « le dictateur cubain  » et n’a rien de plus à dire de lui sauf qu’il est aussi « le porte-parole des déshérités  ».
A quoi donc est due la survie politique de cet anachronisme vivant, ce Chavez qui n’est même pas le porte-parole des déshérités ? L’éditorialiste a sa réponse toute prête : « C’est la hausse du prix du pétrole  » qui a permis de dépenser un milliard de dollars « pour des programmes sociaux dont on ne saurait nier le caractère électoraliste  ». Un milliard de dollars pour des gens dont il n’est pas le porte-parole ? On ne le dit pas, mais on suggère qu’il est vraiment fou ! Ou peut-être ce programme était-il le résultat de sa bonne entente avec « le dictateur cubain  » qui ne devrait pourtant pas avoir, lui, faute d’élections, de « préoccupations électoralistes  » ? Comprenne qui pourra.
D’où Chavez tire-t-il l’argent qu’il jette ainsi par la fenêtre ? Le Monde répond : de la hausse du prix du pétrole. Pourrait-il citer, lui qui sait tout, d’autres méthodes électoralistes, ailleurs, qui débouchent aussi sur la construction d’écoles, de dispensaires, d’hôpitaux car, au fond, selon l’éditorialiste, à part cette distribution, véritable « prise au tas  » pétrolier, Chavez ne fait rien ou presque rien : « gérer son pays de façon brouillonne  », « ne montrer aucun sens des responsabilités  », « violer la légalité et les droits de l’homme  ». L’éditorialiste ici, se contente de copier les phrases de l’opposition oligarchique, ne donne aucun exemple qu’on pourrait analyser ou discuter. Il faut les croire, lui et les riches, sur parole.
Quand il assure qu’il ne faut surtout pas prendre Chavez pour un nouveau Castro, porte-parole des déshérités, il n’essaie même pas de dire pourquoi, afin de pouvoir voter, des dizaines de milliers de vénézuéliens se sont levés à l’aube et au son du clairon, puis ont fait pendant des heures la queue pour pouvoir réélire Chavez à sa huitième candidature. L’édito du Monde affirme, assomme, ne prouve rien.
Il va cependant encore plus loin dans le rôle de donneur de leçons. Personne, écrit-il, ne doit jeter de l’huile sur le feu et il vise clairement ici, dans un souci d’objectivité tardif et risible, aussi bien Washington que La Havane !
Ses dernières phrases suggèrent finalement que Chavez n’est rien, ni « un homme responsable  » ni un « nouveau Castro porte-parole des déshérités  ».... et la fin de l’éditorial demande aux électeurs de l’opposition - qui ne le liront pas -de « laisser aller Chavez jusqu’au bout de son mandat  ».
On ne trouve pas dans ces lignes la plus légère allusion aux programmes sociaux en tant que tels du « leader populiste détesté  », aux dispensaires nouveaux où travaillent d’excellents médecins cubains et de façon générale à ces 60 % des votants qui souhaitent que leur président demeure président.
Ces questions n’intéressent pas Le Monde en général ni son éditorialiste en l’occurrence. Ils sont convaincus - on a envie d’écrire « de naissance  » - que Chavez est bien incapable de sortir ce pays, qui l’a si souvent élu, du marasme dans lequel l’ont plongé pour des décennies les vieux partis qui incarnent l’oligarchie et leur protecteur de Washington.
J’avoue être sorti hébété de la lecture de cet éditorial. Je passe sur les erreurs grossières, les qualificatifs qui sont autant d’injures et d’accusations gratuites, et posent tant de questions qu’il n’est pas possible d’y déceler l’ombre d’une interprétation cohérente et conforme à la réalité... Jouons les idiots : pourquoi les pauvres sont-ils pauvres au point d’aimer Chavez ? Pourquoi les riches - ceux de la presse, par exemple - sont-ils si pressés de se débarrasser de lui et n’ont-ils pas une peur légitime de ce « justicier  » populaire ? En un mot, les déshérités existent-ils au Venezuela ? Jouent-ils un rôle ?
Si Chavez est aussi idiot que le dit l’éditorial en question, pourquoi n’est-il pas déjà tombé ? Parce que ses adversaires sont plus bêtes encore ? C’est ce que suggèrent leurs platitudes. Enfin, pourquoi les électeurs, travailleurs, femmes, jeunes et vieux, s’obstinent-ils à le conserver à leur tête ?
On pensait que l’éditorialiste pouvait comprendre tout seul que, pour les quelque 60 électeurs sur 100 qui ont choisi Chavez, il était le premier dirigeant du pays qui se soit soucié de leur sort à eux et de celui des leurs, qui avait voulu améliorer leur vie quotidienne, se soit soucié non seulement d’eux mais de leurs enfants ? Mais cette question n’intéresse pas l’éditorialiste du Monde.
Il reste une importante question. Personne n’ignore le rôle du Monde dans l’élaboration d’une opinion, d’une pensée collective, ici de l’attitude de ses lecteurs vis-à -vis de la société vénézuélienne, de ses contradictions et aspirations, des perspectives, non seulement de Chavez mais de ses adversaires. Les arguments de ces derniers sont inspirés par le conservatisme social et politique, aujourd’hui une pensée réactionnaire qui a peur de la colère des masses misérables qu’elle opprime et dont la filiation est celle de la vieille mentalité coloniale et raciste.
Il est vrai que le comandante Hugo Chavez est un révolutionnaire confus, souvent brouillon. En revanche, les oligarques auxquels l’éditorialiste conseille d’être prudents en attendant que sonne l’heure, sont des conservateurs décidés dont les chefs n’ont pas quitté leur vieille peau colonialiste et raciste. Ce sont ces derniers que l‘éditorial soutient contre « le populiste  ».
C’est cela le travail et le rôle actuel du Monde. L’Amérique Latine des adversaires de Chavez est un reste de débris d’empire colonial, divisé, éparpillé, impuissant, soumis à la domination colonialiste et réactionnaire. Celle de Chavez, c’est sa Patrie, c’est, comme pour Bolivar et José Marti, l’Amérique Latine tout entière. Le Monde, lui est, du côté des premiers et d’un avenir continental divisé.
Si Hugo Chavez n’avait qu’un seul mérite, ce serait d’avoir, ces jours-ci, dévoilé et mis en pleine lumière le caractère réactionnaire, au sens propre de ce mot, de ce journal qui a rejoint récemment la presse catholique de France et joue avec zèle mais sans s’en cacher son rôle de chien de garde de l’impérialisme nord-américain.
Article écrit pour "Le Marxisme Aujourd’hui" N° 55 (Revue papier) BP 276 - 38407 Saint-Martin d’Hères, France.
Source : Le Grand Soir, 17 aoà »t 2004.