Gangrenée par la pauvreté et la violence, l’île caraïbe dérive de plans d’austérité en privatisations. Epilogue d’une révolution manquée, celle de Michael Manley, porté au pouvoir en 1972 par un mouvement social avide de justice et de reggae.
Quel rapport peut-on trouver entre le reggae et le Fonds monétaire international (FMI) ? Alors que cette institution s’apprête à fêter son soixantième anniversaire en cet automne 2004, il est possible d’aborder son bilan sous un angle original : son action en Jamaïque voici trente ans. Alors qu’aujourd’hui le reggae est devenu un phénomène de société, que de nombreux jeunes ont adopté ses codes vestimentaires et les dread-locks, que tous vivent cet attachement au reggae ou à ses avatars (le ragga, le dub...) comme une forme de rébellion ouverte, ont-ils vraiment tous les éléments pour comprendre les révoltes de leurs modèles, en particulier face au FMI ? Ancienne colonie britannique, la Jamaïque accède à l’indépendance en 1962. Durant les années suivantes, Michael Manley entreprend de construire un projet politique résolument progressiste. Charismatique et tiers-mondiste acharné, il s’allie les reggaemen et le mouvement rasta.
Beat Down Babylon !
Soutenu par une large part de la population, il devient Premier ministre le 29 février 1972 au son de tubes de Delroy Wilson (« Better must come »), Junior Byles (« Beat down Babylon ») ou de Max Romeo (« Socialism is love »).
Les premières mesures de Manley sont significatives : réforme agraire, nationalisation de plusieurs compagnies importantes (électricité, téléphone, transports en commun, tourisme), programme d’électrification rurale... Il instaure l’égalité de salaire entre hommes et femmes à travail égal, le congé maternité, le principe des allocations familiales, un revenu minimum, un système de retraite et la limitation du prix des loyers.
Les dépenses publiques de santé par habitant bondissent de plus de 30%. L’éducation publique reçoit 20% du budget en 1973, taux plus jamais atteint depuis. A la fin des années 1970, le taux d’alphabétisation dépasse 85% en Jamaïque. L’île devient un modèle sur de nombreux points.
Le chantage ...
Mais le choc pétrolier vient contrarier cette politique dès 1973. Asphyxié, Manley manque de capitaux pour financer les mesures promises. Rejeté par les banques privées en désaccord avec sa politique, le Premier ministre se tourne vers les Etats-Unis, qui exigent la rupture avec Cuba pour lui avancer des fonds. Michael Manley refuse ce chantage.
Son seul recours est alors le FMI, qui cherche à forcer les pays en difficulté à des réformes ultra-libérales afin d’assurer aux créanciers que les remboursements de la dette seront effectués en priorité. Il exige donc, en contrepartie d’un prêt, une dévaluation du dollar jamaïcain, un gel des salaires et une forte réduction des dépenses publiques. Ces mesures sont incompatibles avec les principes de Manley, qui refuse à nouveau.
Les réformes piétinent. Le peuple s’impatiente. Le mouvement rasta et les chanteurs de reggae, qui avaient fortement soutenu Manley, s’interrogent. Peu à peu, ils délaissent la politique, tandis que les gangs des ghettos plongent dans le trafic de drogue.
...Et la punition
Au premier semestre 1978, à bout de force, la Jamaïque se tourne une nouvelle fois vers le FMI pour obtenir de l’argent frais. Celui-ci exige des mesures encore plus drastiques : réduction des programmes sociaux, forte dévaluation sans hausse des salaires, suppression des subventions aux produits de première nécessité, hausse des tarifs publics et des impôts, liberté des entrées et sorties de capitaux. La potion est amère pour Michael Manley : « Ils nous ont non seulement imposé un programme terrible, mais je suis sà »r qu’il y avait là en plus un aspect punitif : nous faire payer le fait d’avoir résisté à leur plan. » Cette fois-ci, le gouvernement plie. C’est un désastre social.
L’année 1980 voit de toute façon arriver une énorme campagne de déstabilisation du pouvoir, orchestrée par la CIA. La Jamaïque est au bord de la guerre civile. Impuissant, Michael Manley décide de redonner la parole au peuple en convoquant des élections. La violence envahit les rues.
Edward Seaga, principal adversaire du premier ministre, est un farouche partisan de la libre entreprise, ancien représentant du FMI en Jamaïque et ami personnel de Ronald Reagan. Le 28 mai 1980, il devient Premier ministre. Comme par magie, en quelques jours, les réservations touristiques repartent à la hausse et les capitaux reviennent. Selon Manley, la violence était « préméditée ». Le journal Le Monde parle de « coup d’Etat ». Aux yeux des pays développés, la Jamaïque rentre dans le rang.
L’étranglement
Entre 1980 et 1988, le sort de la Jamaïque se joue moins à Kingston qu’à Washington, où se situent les bureaux du FMI, de la Banque mondiale et du Trésor américain. De là sont imposées des politiques d’ajustement structurel à des dizaines de pays en difficulté, en échange de prêts massifs assurant leur soumission aux puissances dominantes. Privilégiant les indicateurs économiques sur le bien-être des populations, ils ont eu, et ont encore, des conséquences terribles au Sud. Après deux législatures Seaga, Manley est sévère : « Ils ont mis la Jamaïque dans un tel endettement que nous en souffrons encore aujourd’hui. » C’en est fini des illusions de nombreux Jamaïcains.
Depuis 1988, le pouvoir se place dans la droite ligne des exigences de libéralisation économique et de privatisation du FMI. Le pays est vendu à des trusts étrangers par petits bouts... En 1994, Michel Camdessus, alors directeur général du FMI, déclarait, dans un petit sourire : « Je crois que la Jamaïque est maintenant sur un chemin de croissance stable et forte. » Une grave crise financière secoue le pays en 1996. Entre 1996 et 1999, le pays connaît quatre années de récession nette ! Et depuis 2000, la croissance reste très faible : 0,7% en 2000, 1,7% en 2001 et 1% en 2002. La prévision de Camdessus le fait sans doute sourire aujourd’hui encore.
Le noeud coulant de la dette n’en finit pas de se resserrer autour du peuple jamaïcain. Pour preuve, le service total de la dette (interne et externe) absorbe plus de 64% du budget 2003/2004, contre 9% pour l’éducation et 4% pour la santé. En d’autres termes, la Jamaïque consacre au remboursement de sa dette sept fois plus qu’à son système éducatif et seize fois plus qu’aux dépenses de santé.
La violence des financiers
En Jamaïque, il y a trente ans, un mouvement populaire a eu l’audace de vouloir décider par lui-même et pour lui-même. Manley est un symbole de la violence avec laquelle le FMI parvient à imposer ses vues et des pressions incroyables que les milieux financiers sont déterminés à mettre en oeuvre.
Les plus jeunes le savent, la musique jamaïcaine n’a rien perdu de sa force de dénonciation1. En Jamaïque, la politique du FMI provoque des ravages sociaux considérables. S’il ne sort pas du cercle vicieux de la dette, tout le peuple jamaïcain va droit dans le mur. Après soixante ans de déloyaux services envers les populations du Sud, le FMI a fait preuve de son pouvoir de nuisance. Dès lors, l’exigence de son abolition s’impose.
Où s’arrêtera la chute ?
Si le revenu moyen de la Jamaïque n’est de loin pas le plus bas d’Amérique (3900 dollars en 2002), l’île est empêtrée dans la stagnation économique. De 1990 à 2000, le PIB par habitant (prix constant) a diminué en moyenne de 0,7% chaque année, avant de se reprendre très légèrement ces trois dernières années ! La récession a eu pour effet de renforcer les inégalités entre Jamaïcains : aujourd’hui, sur les 2,7 millions d’habitants de l’île, de 500 000 à 700 0001 vivent sous le seuil de pauvreté, voire de l’extrême pauvreté. En un peu plus d’une décennie, le pays a reculé de la 59e place (1991) au classement onusien du « développement humain » à la 79e (2002). Le démantèlement partiel des services publics, surtout en matière d’éducation et de santé, n’y est pas pour rien. Les jeunes sont les plus touchés par la paupérisation ; ils représentent 54% des chômeurs et 61% des pauvres. Facteur aggravant, en Jamaïque, la misère est fortement localisée dans des quartiers-ghettos citadins et dans l’arrière pays. Ainsi, un tiers des habitants n’ont pas accès à « l’eau salubre ». La Jamaïque souffre aussi d’une criminalité endémique. Un millier de meurtres sont recensés chaque année. Durant le même laps de temps, entre 20 000 à 25 000 Jamaïcains choisissent de s’exiler. (Bénito Pérez)
Source : Le Courrier (http://www.lecourrier.ch/), Genève, Suisse, 24 aoà »t 2004.