Vérités et mensonges sur le projet de loi sur les télécommunications au Venezuela
par Renaud Lambert
Article publié le 5 octobre 2004

Avec un soutien populaire confirmé par les résultats du référendum révocatoire d’aoà»t dernier, Hugo Chávez va pouvoir relancer le processus de réformes engagé, malgré les attaques de l’opposition et l’ingérence américaine, depuis son arrivée au pouvoir en 1998. L’un des projets fondamentaux du gouvernement vénézuélien, le projet de loi de responsabilité sociale, vise àmoderniser la législation du secteur audiovisuel qui repose sur un texte datant de... 1941. Mis de côté en 2000, en raison de la fronde des magnats des médias, le projet va pouvoir être remis àl’ordre du jour. Faut-il s’attendre àde nouvelles attaques des relais internationaux de l’opposition vénézuélienne ? Si tel était le cas, il y a fort àparier qu’elles prendront la forme de la salve tirée par l’ONG Human Rights Watch en 2003 : "Malgré ses attaques verbales contre la presse et la télévision d’opposition, le président Chávez a jusqu’àmaintenant évité de limiter la liberté des médias. Nous nous inquiétons du fait que son gouvernement prenne maintenant des mesures visant àlimiter le débat public au Venezuela." [1]

Le 25 janvier 2003, l’organisation non gouvernementale Human Rights Watch annonce qu’une "enquête du gouvernement [vénézuélien] pour violation des lois de télédiffusion àl’encontre de deux chaînes de télévision vénézuéliennes met la liberté de la presse en danger au Venezuela." Les chaînes de télévision privées RCTV et Globovisión sont en effet soupçonnées d’avoir, notamment au moment de la tentative de coup d’état de 2002, émis des "programmes s’attaquant àl’ordre public, discréditant l’autorité et les institutions et diffusant des informations fausses et tendancieuses." [2] Soulignant "l’intense polarisation politique" du Venezuela, Human Rights Watch reconnaît que la critique formulée par ces "médias d’opposition" se fait dans des "termes extrêmes" : accusations de "crimes contre l’humanité" àl’encontre du gouvernement et émissions dans lesquels le "président Chávez était traité de "criminel" et d’"assassin"." Pourtant, Human Rights Watch ne condamne pas ce type de propos. Bien au contraire, elle les juge nécessaires au "débat public." Accusé de porter atteinte àla liberté de la presse, le gouvernement vénézuélien en appelle àla Cour suprême du pays qui, le 15 juillet 2003, rend une décision selon laquelle "bien que la Constitution vénézuélienne interdise la censure, il existe une exception implicite autorisant la censure de propagande guerrière et de matériel discriminatoire ou promouvant l’intolérance religieuse." [3] Si elle reconnaît que "l’article 13 de la Convention américaine sur les droits de l’Homme établit que la propagande guerrière et l’appel àla haine nationale, raciale ou religieuse sont punissables par la loi," l’organisation Human Rights Watch n’en conclut pas moins que la loi vénézuélienne contre la diffamation représente une "atteinte majeure àla liberté d’expression." Et José Miguel Vivanco, le directeur exécutif de la division américaine de Human Rights Watch d’en conclure que c’est la démocratie même qui est en péril au Venezuela : "Il est de mauvais augure pour la démocratie vénézuélienne que la Cour ait considéré que la critique et un débat public bouillonnant représentaient une menace potentielle pour l’ordre public. La liberté d’expression est la garantie vitale du bon fonctionnement d’une démocratie." [4]

La question de la réglementation de la diffamation reste bien sà»r une question difficile dans la plupart des pays. Vaut-il mieux permettre àchacun de dire tout et n’importe quoi ? Est-il préférable pour le débat politique de donner leur place aux radicalismes les plus exacerbés et àdes formes d’intolérance flagrante (racisme, sexisme, antisémitisme, insultes) ? Ou bien, vaut-il mieux demander àchacun de s’exprimer dans le cadre d’un "respect mutuel" délimité par une loi, qui peut dès lors être accusée d’étouffer le débat en en extrayant des sujets, certes douloureux, mais importants ? Si Human Rights Watch s’aligne sur la première position, caractéristique des sociétés anglo-saxonnes bien plus libérales en la matière que les sociétés européennes, la conclusion de l’organisation n’en semble pas moins hâtive. Selon le communiqué, le code pénal vénézuélien représente un danger pour la démocratie puisque "des personnes peuvent être emprisonnées pour avoir insulté "oralement ou par écrit" le Président, le Vice-président, le président de la législature (président de l’Assemblée), le procureur de la République, et de nombreux autres membres du gouvernement ou pour leur avoir "manqué de respect de toute autre façon" [5]. Faut-il en conclure que, les mêmes causes ayant les mêmes effets, la démocratie est en danger dans tous les pays où la diffamation passe sous le coup de la loi, la France par exemple, pourtant généralement admise dans le cercle des pays dits démocratiques ? Ce n’est pas làla seule surprise que nous réserve Human Rights Watch.

Dans un courrier adressé au président Hugo Chávez et daté du 1er juillet 2003, José Miguel Vivanco souligne, àjuste titre, le caractère excessif de l’article 53(j) de la loi vénézuélienne sur les télécommunications qui interdit la "transmission d’informations fausses, trompeuses ou tendancieuses." [6] Citant Dr. Eduardo Bertoni, Rapporteur spécial sur la liberté d’expression de l’Organisation des Etats américains, qui s’appuie lui-même sur la Convention américaine sur les droits de l’Homme, Monsieur Vivanco note que "le droit àl’information inclut tout type d’information, y compris une information qui, plutôt qu’exacte, peut s’avérer "erronée", "fausse", ou "incomplète", précisément parce que la discussion et l’échange d’idée les plus larges représente un moyen approprié de trouver la vérité." [7] Il est néanmoins important de rappeler que l’argumentaire de José Miguel Vivanco est destiné àremettre en cause la légitimité de l’investigation du gouvernement vénézuélien concernant le rôle des chaînes de télévision RCTV, Globovisión, Televen et Venevisión lors du coup d’état de 2002 (coup d’état qui fut étiqueté "le premier coup d’état médiatique", tant le rôle des médias fut important dans sa préparation et son déroulement). Or, le prétexte même du coup d’Etat ne fut autre qu’une de ces "informations erronées". Les milices bolivariennes furent accusées par les médias d’avoir tiré sur la foule. Sur toutes les chaînes de télévision privées les mêmes images d’hommes, identifiés comme appartenant aux cercles bolivariens, qui semblaient tirer de façon indiscriminée sur une foule d’opposants au régime alors qu’ils ripostaient aux tirs meurtriers de francs tireurs et de membres de la Police métropolitaine aux ordres de l’opposition. C’en était assez pour appeler aux armes en direct, pour demander que "tombe la tête de Chávez" et pour que Washington appelle une transition démocratique de ses vÅ“ux. Cette information "inexacte" et "erronée" - aujourd’hui parfaitement documentée [8] - n’était pas destinée à"trouver la vérité" et àanimer le "débat public." Il s’agissait d’une véritable "manipulation médiatique" visant àune prise de pouvoir violente et anticonstitutionnelle. Envisager l’enquête menée par le gouvernement vénézuélien sur le rôle des médias lors du coup d’état en n’évoquant que le "droit àl’inexactitude", comme le fait Human Rights Watch, représente une forme d’imposture idéologique. On comprend mieux le doute légitime que l’on peut avoir sur la volonté des groupes de médias privés de respecter le droit àl’information de leurs concitoyens lorsque l’on sait 1/ qu’une de leurs premières mesures, au moment du coup d’état, fut d’interrompre la couverture "en direct" de l’actualité afin de ne pas montrer les manifestations "monstres" de soutien àChávez qui se mettaient en place partout dans le pays et 2/ que, même si c’est Chávez qui est aujourd’hui accusé de vouloir "museler la presse", les seuls médias àavoir été fermés au Venezuela depuis 1998 (arrivée de Chávez au pouvoir) sont Catia TVe, une télévision communautaire, fermée pendant un an par un maire de l’opposition et la chaîne publique Canal 8, fermée pendant le coup d’état mené d’avril 2002 ... De ce contexte politique, Human Rights Watch ne parle pas. Délaissant la critique structurelle, l’organisation préfère s’attaquer au projet de loi sur la responsabilité sociale des médias que souhaite faire voter le gouvernement vénézuélien. Mais làcomme ailleurs, la prise en compte du système médiatique vénézuélien dans son ensemble fait défaut aux détracteurs du projet de loi.

Aujourd’hui, le secteur des médias vénézuélien est réglementé sur la base d’une loi datant de 1941, avant même l’arrivée de la télévision au Vénézuela, et totalement inadaptée àla situation contemporaine. Il est intéressant de noter, par exemple, que les sanctions maximales prévues par ce texte s’élèvent àun maximum de 50 000 bolivars (soit environ 25 euros). Le législateur a aussi prévu la suspension temporelle de l’autorisation d’émettre et la révocation des licences, des mesures dont le gouvernement Chávez n’a évidemment jamais fait usage tant elles posent problème en terme de liberté d’expression. La réglementation des seuils de concentration des médias ferait passer la très grande majorité des réglementations occidentales pour autoritaires. Si la lettre de la loi limite la concentration àune fréquence par localité et par personne (ou par famille), les groupes en détournent l’esprit en mettant en place des structures juridiques leur permettant de dépasser ces limitations... car la loi n’évoque pas le cas des personnes morales. De la même façon, les "participations croisées" - strictement contrôlées dans la plupart des pays - ne sont pas réglementées : il est possible pour un acteur commercial d’être présent àla fois dans le secteur télévisuel et dans le secteur radiophonique. Face au vide juridique dà» àl’inadaptation de la loi actuelle, le projet de loi de responsabilité sociale propose de moderniser l’appareil juridique vénézuélien. Il vise une réforme douce qui ne heurte pas les intérêts économiques des acteurs présents dans le pays aujourd’hui. C’est donc le projet de loi le plus libéral qu’il puisse être donné de lire car la réglementation vise principalement àcontrôler le "contenu" des programmes proposés et non leur structure. C’est probablement làune erreur, comme le note Human Rights Watch  :"le projet de loi introduit toute une série de limitations en terme de contenu qui, si elles devaient être appliquées de façon rigoureuse, porteraient atteinte aux principes de base de la démocratie." [9] Bien que limité [10], le contrôle du contenu n’est probablement pas la meilleure solution (car elle implique des risques inhérents de censure formelle), mais une réglementation n’en reste pas moins nécessaire. Or, pour Human Rights Watch, la liberté des entreprises de presse assurera celle du secteur des médias : nul besoin de réglementation.

Ainsi, José Miguel Vivanco termine son courrier de la façon suivante : "En conclusion, je ne saurais trop insister pour que vous garantissiez le respect traditionnel du Venezuela envers les libertés publiques en général, et la liberté d’expression en particulier, en limitant de façon stricte l’intervention de l’Etat dans les médias aux mesures nécessaires àla promotion d’un débat public varié et vivant. Je vous demande donc de vous assurer que votre gouvernement retire son projet de loi de responsabilité sociale de la radio et la télévision, et qu’il est extrait ou revoit de façon majeure les provisions qui sont incompatibles avec les normes internationales concernant la liberté d’expression." Toujours moins de réglementation pour assurer une liberté d’expression qui, tout comme celle du marché, est selon le modèle néo-libéral anglo-saxon la seule garantie des libertés individuelles. Mais, comme le souligne, dans un article àparaître, Henri Maler [11], "la liberté de la presse n’est garantie que dans la mesure où le droit d’informer n’est ni soumis àla tutelle du pouvoir politique ni assujetti aux objectifs commerciaux des groupes financiers. C’est donc une imposture de confondre la liberté de la presse et la liberté des entreprises de presse de faire et de produire n’importe quoi, n’importe comment. Les défenseurs de cette imposture sont, au Venezuela comme ailleurs, les tenanciers des médias commerciaux et les tenants du libéralisme le plus débridé. Partout, ils ont cherché às’opposer àtoute forme de régulation de la concentration et de la financiarisation des médias, àobtenir des dérégulations qui leur soient profitables ou àcontourner les régulations existantes. Au Venezuela, plus que dans d’autres pays, ils s’opposent au principe même d’une régulation, même limitée." Telle est la raison fondamentale de leur opposition au projet de loi sur la responsabilité sociale des médias, pourtant beaucoup moins contraignante sous divers aspects que les dispositifs existant dans des pays réputés démocratiques comme la France.

Notes :

[1José Miguel Vivanco, directeur exécutif de la Division américaine de Human Rights Watch. Communiqué de presse daté du 25 janvier 2003.

[2ibid.

[3Communiqué de presse de Human Rights Watch daté du 18 juillet 2003.

[4On peut bien entendu s’étonner du fait que d’une part les agressions "extrêmes" des médias soient considérées comme favorisant le "débat public" alors que les "attaques verbales" de Chávez contre les médias sont elles considérées comme représentant une menace contre la démocratie vénézuélienne.

[5Communiqué de presse de Human Rights Watch daté du 18 juillet 2003.

[6Courrier de José Miguel Vivanco adressé àHugo Chávez et daté du 1er juillet 2003.

[7ibid.

[8Lire Maurice Lemoine, "Dans les laboratoires du mensonge", Le Monde diplomatique, aoà»t 2002. Le remarquable documentaire « Claves para una masacre  » démonte également d’une manière incontestable cette manipulation.

[9Courrier de José Miguel Vivanco adressé àHugo Chávez et daté du 1er juillet 2003.

[10Limité car il ne s’agit que de l’imposition de minimas de production nationale et de règles de programmation en fonction des heures (pornographie, violence, programmes pour les enfants). On notera aussi la possibilité pour les représentants de la société civile de faire des remarques de fond ou de forme aux dirigeants des médias et l’obligation pour les opérateurs d’apporter des explications ou des réponses.

[11Maître de conférences àl’Université de Paris 8 et co-animateur de l’association Acrimed (http://www.acrimed.org).

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