Le 31 octobre dernier, l’Uruguay a vécu une journée historique. Pour la première fois de son histoire, le petit pays sud-américain a basculé à gauche. Le candidat de la coalition de centre gauche Frente Amplio - Encuentro Progresista - Nueva Mayoria (FA-EP-NM), Tabaré Vazquez, a attiré 50,7 % des suffrages exprimés et a donc été élu au premier tour à la présidence de la République.
« Nous, les Uruguayens, avons tendance à croire que notre pays existe, mais le monde ne s’en rend pas compte  », affirme le célèbre écrivain Eduardo Galeano, auteur des « Veines ouvertes de l’Amérique latine  ». L’Uruguay n’existe pas sur la carte de la presse internationale. A moins, peut-être, qu’il y ait une élection faisant « pencher l’Amérique latine un peu plus vers la gauche  » (Reuters 02-11-04). C’est ce qui s’est passé ce 31 octobre. La population uruguayenne - 3,5 millions d’habitants - était convoquée à se choisir un nouveau président et renouveler son parlement. Les sondages avaient anticipé le résultat. Le candidat de la coalition de centre gauche FA-EP-NM, Tabaré Vasquez, a été élu au premier tour à la présidence de la République.
L’Uruguay passe à gauche et rejoint donc le camp desdites « démocraties progressistes  » (Brésil, Argentine). C’est incontestablement une victoire populaire. L’immense majorité des mouvements sociaux l’assume « comme le résultat d’une longue histoire d’accumulation de luttes ouvrières, étudiantes, de mobilisations démocratiques, de résistances anti-néolibérales...  » (Ernesto Herrera, A l’Encontre, 04-10-04) Mais il ne faut pas se leurrer. Le gouvernement de gauche consacre plus « une rupture par rapport au programme fondateur du Frente Amplio en 1971  » - qui avait une « dynamique anticapitaliste  » (Herrera, ibid.) - que par rapport au système capitaliste. Le président élu prend Lula et Lagos comme références de son gouvernement. Le ministre de l’Economie est un sénateur et économiste de l’aile sociale-libérale de la coalition. L’annonce de sa nomination a été faite à Washington et approuvée par le Fonds monétaire international. Le poste avait été précédemment proposé à Enrique Iglesias, président de la Banque interaméricaine de développement (BID).
A la question de savoir si cette gauche pourra changer le pays, à savoir sortir du néolibéralisme et contribuer à implanter un modèle de développement plus juste et équilibré, le journaliste uruguayen Raul Zibechi en doute sérieusement : « On peut douter qu’une gauche modérée dans un petit pays très endetté puisse mettre en Å“uvre des changements de longue durée. L’impression est que tout dépendra des rapports de forces régionaux -en particulier des rôles que décident de jouer le Brésil et l’Argentine-, mais aussi des capacités du mouvement social affaibli - centré encore sur les travailleurs ayant un emploi stable - à parvenir à dépasser sa crise et à inclure les nouveaux pauvres, qui sont les plus intéressés par des changements radicaux de grande ampleur.  » (Zibechi, Alai, 26-10-04)
La force dans la faiblesse
L’Uruguay est certainement le pays le plus stable du continent. Raul Zibechi la dit « peu propice aux changements brusques, aux sauts dans le vide et aux ruptures dramatiques  ». Même si son système de parti à deux têtes s’est écroulé à l’occasion des dernières élections, l’Etat et ses institutions restent forts.
Son économie étant enchaînée à celle de l’Argentine, le pays a traversé la pire crise de son histoire en 2002. Cette situation n’a pourtant pas généré de véritable crise politique ou une déstabilisation du régime comme en Argentine. La crise a été canalisée vers le terrain électoral. L’Uruguay n’est pas la Bolivie, « les classes subalternes n’ont jamais été les protagonistes d’insurrections ni n’ont été capables de déborder, même pour de brèves périodes, ni les classes dominantes ni les appareils répressifs  » (Zibechi, OSAL, septembre 2003).
La détérioration des conditions de vie dans ce qui est souvent appelé la « Suisse de l’Amérique latine  » a affaibli considérablement le mouvement syndical, actuellement incapable d’organiser les « sans  » (sans terres, sans emploi, secteur informel), à l’instar d’organisations syndicales d’autres pays du continent. Même si le pays jouit d’une forte tradition organisationnelle, le mouvement social dans son ensemble est relativement faible. Mais, paradoxalement, sa faiblesse ne l’a pas empêché d’obtenir d’importantes victoires.
L’Uruguay a connu une grève historique et victorieuse du secteur de la santé publique en 2003, mais c’est surtout à travers des mécanismes institutionnels que la population uruguayenne s’est avérée être une des plus réfractaires au processus de privatisation des entreprises publiques.
La Constitution uruguayenne permet l’organisation de référendums populaires si les signatures de 25 % du corps électoral sont récoltées dans l’année qui suit l’adoption d’une loi. C’est ainsi qu’en 1992, un large mouvement social, syndical et politique réussit à freiner une loi prévoyant des privatisations d’entreprises publiques, en recueillant 72 % de votes favorables à son abrogation. En décembre 2003, plus de 60% des Uruguayens rejetèrent une loi permettant à l’ANCAP, la société pétrolière publique, de s’associer avec des entreprises et des capitaux étrangers. Ce 31 octobre, parallèlement aux élections générales, 62% des Uruguayens votaient en faveur d’une réforme de la Constitution qui déclare l’eau comme « bien public  » et l’empêche de ce fait de tomber dans les mains du secteur privé.
Ces victoires, peu connues à l’étranger, ont été obtenues par la mobilisation des secteurs sociaux favorables aux changements et ont permis l’arrivée de la large coalition FA - EP - NM au pouvoir. L’avenir nous dira si d’autres victoires pouront allonger la liste de ces conquêtes sociales.
Les vendeurs d’eau bientôt mis à la porte ? Le 31 octobre, le même jour qu’ils portaient au pouvoir Tabaré Vazquez, les électeurs uruguayens se sont prononcés par référendum contre l’octroi de toute concession d’eau à des opérateurs privés. La nouvelle a été éclipsée par l’élection du premier président de gauche de l’histoire du petit pays sud-américain. Pourtant, l’amendement approuvé par presque 65% des votants est une première mondiale. « La Constitution prévoit désormais que l’accès à l’eau potable constitue un droit fondamental, dont la réalisation ne peut pas être assurée par des entités privées  », annonce, triomphant, Alberto Villarreal, coordinateur des Amis de la terre en Uruguay. Reste à concrétiser dans une loi le fameux amendement. (...) Le Courrier : Concrètement, que va changer l’amendement constitutionnel ? Alberto Villarreal : Depuis cinquante ans, les pouvoirs publics ont toujours fourni une eau de bonne qualité à presque toute la population. Dans ces conditions, la privatisation était absurde. Il n’y avait pas besoin d’argent frais et donc de recourir à des investissements privés. La Constitution dit maintenant que l’eau ne peut être distribuée que par le gouvernement. En clair, les deux entreprises qui ont obtenu des concessions et fournissent de l’eau à presque 5% des Uruguayens opèrent en contradiction avec la loi. Il l’a dit lors d’une visite en Espagne. Et pour cause, l’une des deux compagnies est espagnole, l’autre étant une filiale de la française Suez-Lyonnaise des Eaux. Mais l’amendement constitutionnel est très clair. L’actuel gouvernement -en charge des affaires courantes jusqu’au 1er mars, date de l’entrée en fonction de M. Vazquez- semble l’avoir compris. Il a déjà pris des contacts avec les deux entreprises pour arranger leur départ du pays. Ces dernières ont d’ores et déjà menacé de porter le litige devant un panel international. L’Uruguay a en effet signé des accords bilatéraux avec la France et l’Espagne, qui prévoient des garanties aux investisseurs. La Constitution ne prévoit que des réparations pour les investissements pas encore amortis, mais en aucun cas pour le manque à gagner sur les profits escomptés. Cela promet une belle bataille. L’ancien ministre de l’Economie était à deux doigts de signer un décret pour que l’Etat reprenne les services de l’une des deux entreprises. Celle-ci ne payait pas sa concession, préférant renégocier les montants. Les investissements promis, en termes d’extension du réseau ou d’épuration, ne se sont jamais matérialisés. Les prix imposés aux utilisateurs se montaient à 30 dollars par mois. Dix fois plus que dans le public. Je parle du tarif fixe, c’est-à -dire lorsqu’on n’a pas encore ouvert le robinet. On coupait l’eau aux ménages en défaut de paiement. Les Uruguayens qui ont un emploi gagnent 100 dollars par mois. Source : Le Courrier (http://www.lecourrier.ch), 18 novembre 2004. |
A paraître dans le mensuel La Gauche (http://www.sap-pos.org), Bruxelles, novembre 2004.