L’Ecole Alberdi est une petite école d’un quartier populaire de Caracas, situé sur une des nombreuses collines surplombant la capitale du Venezuela.
C’est au sein de ces quartiers formés de labyrinthes de ruelles, de maisonnettes, de ranchos construits au rythme de l’exode rural que vit la majorité de la population caraqueña. C’est là aussi qu’aujourd’hui bat le cÅ“ur du ‘proceso’, ladite Révolution bolivarienne menée par le gouvernement d’Hugo Chávez.
En janvier 2003, suite à la nouvelle tentative de l’opposition vénézuélienne de faire chuter le président Chávez en organisant un lock out accompagné d’un sabotage du secteur pétrolier, des membres de la communauté d’El Manicomio - où se situe l’école - ont décidé de s’emparer de l’école. Au début, ils voulaient juste réagir à sa fermeture. Quasi deux ans plus tard, ils y sont encore et ont transformé l’école en un véritable petit laboratoire social grâce au travail autonome d’une communauté.
Nous publions ici la deuxième partie d’un reportage réalisé en 2003 et 2004 racontant l’histoire de cette école.
Première partie : Venezuela : histoire d’une école autogérée (I) ou quand des parents assument la défense des droits des enfants
La sonnerie retentit dans les couloirs de l’école Alberdi. C’est la fin des cours. Des élèves m’accompagnent vers la cours de récréation. Sur le chemin, ils me montrent fièrement le petit jardinet qu’ils entretiennent avec soin car “querer es cuidar”, disent-ils, “aimer c’est soigner”. Dans la cour intérieure, les différentes classes sont réunies en files indiennes, prêts à chanter l’hymne national alors que certains se chamaillent pour mettre le drapeau en berne pour deux jours. Deux jours car demain, c’est congé. Le Venezuela célèbre la bataille de Carabobo, la dernière grande et glorieuse bataille des troupes du Libertador Simon Bolivar le 24 juin 1821 permettant à la république vénézuélienne de consolider son indépendance proclamée le 5 juillet 1811.
L’hymne national chanté, un élève m’emmène ensuite voir sa mère. “Mon nom est Maria Gabriela Leon, je suis professeur volontaire de l’école”.
Un sauvetage
“Nous ne nous étions pas rendu compte des conditions dans lesquelles se trouvait cette école avant de décider de la prendre. Avant la grève, on nous empêchait quasiment, à nous parents, d’entrer.” Et pour cause ! Quand on interroge les ‘occupants’ de l’école sur la toma, la prise de l’école, ils font souvent remarquer qu’il s’agit avant tout d’un rescate, un sauvetage. Et le mot n’est pas trop fort au vu de l’état dans lequel on a retrouvé l’école.
Maria Gabriela, alias Gaby, me fait visiter le comedor, le réfectoire où mangent dorénavant les enfants. La communauté l’a remis en état car il était à l’abandon. Située au sous-sol, son entrée était obstruée par les mauvaises herbes et les déchets. Aujourd’hui, les enfants de l’école y mangent tous les jours. La nourriture est assurée par un organisme public, seule aide réelle que reçoit l’école de l’Etat.
Hector est chargé de la sécurité et père de deux élèves de l’école : ”On s’est toujours préparé face à la menace constante de l’arrivée de la police, du tribunal. L’opposition dit qu’ici il y a des cercles bolivariens assassins, qui torturent. Nous sommes juste une communauté, des représentants soucieux que nos enfants réussissent leur année scolaire et que cette école redeviennent celle du quartier, que cette école ne dépende plus de personnes déloyales vis-à -vis de leur patrie.”
“Ici, on a réparé plus de 300 pupitres avec la collaboration de la communauté. On a nettoyé les salles de classe avec du savon, du chlore, on a repeint certaines parties, réparé des portes, des serrures. Tout cela en cherchant de l’aide. Ce que je peux apporter pour l’école, je l’apporte. Beaucoup de gens ont donné 100 bolivars, 1000 bolivars. On a récolté petit à petit de l’argent pour acheter certaines choses. Tout cela avec imagination et volonté, en allant de l’avant.”
A la tête de la coordination de ce travail de récupération, Freddy et Raul, los abuelos comme on les appelle à l’école, les grands-pères, qu’on ne peut pas manquer puisqu’ils sont tous les jours à l’école en train de réparer quelque chose. Deux « travailleurs de la vie  » dans un « groupe multidisciplinaire licencié de l’université de la vie  », commente Oscar, coordinateur des ‘occupants’ de l’école. « Beaucoup d’entre nous, nous nous sommes connus ici. Il y a une mission et une vision qui nous unissent. Beaucoup de gens réalisaient déjà des travaux bénéficiant à la collectivité, comme des marchés, des camps de vacances pour les enfants. Certains sont au chômage, d’autres ont un emploi. Certains ont été intérimaires dans cette école, d’autres sont des coordinateurs sportifs, des maçons, des gens qui passaient leur temps à nettoyer et repasser chez eux. Nous avons commencer à former un bon groupe au niveau des professeurs mais aussi au niveau de la logistique et de maintenance de l’école. » Et c’est en mettant la main à l’ouvrage qu’ils ont transformé, avec tendresse et détermination, une école ordinaire en projet social, politique, éducatif et culturel.
Les enfants aussi ont constaté le changement. Josue : « Les autres professeurs, quand ils sont revenus, nous avons demandé qu’ils s’en aillent car ils nous traitaient mal  ».
« Avant, avec l’autre directrice, quand on demandait le ballon, elle ne voulait pas le donner, maintenant oui...”, rajoute timidement un autre élève.
Nacaili : « L’école est en train de changer, il y a un réfectoire maintenant, les professeurs sont meilleurs. Les anciens professeurs n’étaient pas mauvais mais c’est pas comme maintenant. Ils ne nous emmenaient pas en promenade : Ils n’étaient pas mauvais mais ils nous ont abandonné et maintenant ils veulent revenir pour nous donner cours. Mais cela ne se passe pas comme cela. Je ne veux pas recommencer l’année. Les professeurs de maintenant ont fait un effort pour nous. Et eux ils veulent revenir en disant : “Otes-toi de là que je m’y mette”. Les choses ne se passent pas comme cela. »
Un dimanche à l’école
Depuis que l’école est gérée par la communauté, elle ne ferme plus. Les gens s’y affairent tous les jours, prêts à rendre service : préparation de cafecitos et d’arepitas pour ceux qui nettoient, débats sur la gestion quotidienne de l’école et sur l’actualité politique, réparation de la toiture ou des toilettes, il n’y a pas un jour du repos pour les « occupants  » de l’école Alberdi dont la bonne volonté et la conviction d’agir pour le bien de leurs enfants et de leur communauté sont les armes. Sans oublier, évidemment, la Constitution bolivarienne, ajouteraient-ils...
L’animation qui règne dans l’enceinte de l’école le dimanche contraste avec le calme relatif dans lequel se trouve le quartier environnant. Les sons s’entremêlent. Un groupe d’élèves apprend à manier une caméra pour réaliser des reportages vidéo dans une arrière salle pendant que des parents apposent le tampon de l’école sur de nouveaux livres pour constituer ce qu’ils voudraient être une bibliothèque. La voix à la radio du Comandante, en train de palabrer sur l’actualité de la Révolution bolivarienne se mélange aux cris des adolescents qui participent à un tournoi de basket dans la cour.
Alicia Rodriguez fait partie des groupes auto-organisés de promotion du sport, groupes qui, en collaboration avec les autorités, organisent des activités sportives pour les jeunes. « On a eu un problème. Les terrains sportifs étaient séquestrés, comme celui du Marché de La Pastora. Nous, les cercles bolivariens, nous sommes arrivés à récupérer ce terrain de sport pour la communauté où il y avait un groupe de personnes qui avait pris possession de cet espace pour leur usage.  » Les jeunes profitent maintenant de la cour de l’école et aident à l’occasion à arranger des petites choses, contribuent au fonctionnement de l’école.
Un peu plus loin, un autre groupe de personnes s’affaire, à coup de pinceaux, à changer la façade d’un mur. Ils peignent une fresque. « C’est une message sur comment doit fonctionner le recyclage de déchets  », me confie une des artistes débutantes. « Nous devons créer la conscience que ce que nous jetons (à la poubelle), a une valeur  », ajoute un officier à la retraite des Forces aériennes.
L’énergie que déploient ces gens à arranger, restaurer, rafistoler l’école est enthousiasmante. Cette énergie positive, on la retrouve souvent dans les quartiers populaires vénézuéliens. Elle contraste bien souvent avec le pessimisme régnant dans « urbanizaciones  » de la classe moyenne où les problèmes économiques et sociaux sont pourtant relativement moindres. A l’école Alberdi, on refait le monde sans cesse. Les idées, les projets, les propositions s’accumulent. Il faudrait un potager pour réapprendre le rapport à la terre à ces enfants de l’exode rural. Il faudrait une université dans le quartier. Il faudrait construire une télévision à l’école. Il faudrait, il faudrait, il faudrait, ...
La situation de la majorité des familles vivant dans ces quartiers n’est pourtant pas enviable. Plus de deux tiers des enfants inscrits à l’école rencontrent des problèmes familiaux, m’a confié Oscar Negrin. La pauvreté explique beaucoup de choses ; des carences alimentaires aux mauvais traitements. Elle rend d’autant plus difficile la tâche des occupants de l’école, des professeurs volontaires, des animateurs communautaires. Les jeunes organisés en bande et qui se battent parfois jusqu’à la mort sortent d’écoles comme la Alberdi. Les nombreux parents engagés dans le projet veulent, à leur niveau, avec leurs moyens rachitiques, empêcher que cela se reproduise avec leurs enfants. C’est du moins ce que plusieurs m’ont expliqué. C’est pour cela qu’ils ont décidé de communautariser l’école et qu’ils ne sont pas disposés à la lâcher.