Entrevue avec James Petras
Venezuela : les limites de l’investissement social et la nécessité de changements structurels
par Claudia Jardim , Jonah Gindin
Article publié le 27 décembre 2004

Dans un récent article publié sur COUNTERPUNCH, James Petras, professeur retraité de sociologie de l’Université de Binghampton, àNew York, critiquait ce qu’il décrit comme une tendance commune, tant dans la gauche que dans la droite, de "substituer les mythes concernant le gouvernement de Chávez, au lieu de faire face àdes réalités".

Petras participait [au moment de l’entrevue ] au Venezuela àla rencontre des intellectuels "En défense de l’Humanité" où devaient être débattu entre autres des thèmes comme la question des stratégies pour faire face au néolibéralisme et àl’impérialisme américain.

Au mois d’aoà»t dernier, Chávez a clairement mis en échec l’opposition lors du referendum révocatoire convoqué contre lui. Sa ratification dans sa fonction, avec 60% des votes en sa faveur et avec le plus haut niveau de participation des dernières trente années de l’histoire électorale vénézuélienne, a donné àson gouvernement un élan qui s’est reflété dans les élections régionales du 31 octobre. Bien que la participation àcette dernière consultation électorale n’ait pas enregistré les niveaux historiques de participation du référendum révocatoire, les candidats de Chávez ont tout raflé àcette occasion, en transformant la topographie vénézuélienne en ce qu’on appelle généralement "la carte rouge" [1].

Dans le contexte de ces votes significatifs de confiance, Chávez a posé la nécessité d’une nouvelle étape dans la Révolution bolivarienne (nom que l’on donne au processus de changement qu’il promeut et qui est conçu particulièrement pour les 70% de la population qui vit en dessous du seuil de pauvreté). Cette nouvelle étape, la "révolution dans la révolution", s’est caractérisée par l’introspection et l’autocritique du gouvernement et par le silence de consternation de l’opposition. Ce silence a été seulement interrompu une fois, par le secteur le plus radical et réactionnaire de l’anti-chavisme, avec le meurtre du juge d’instruction Danilo Anderson qui travaillait sur plusieurs dossiers impliquant des membres de l’opposition.

Le Forum «  En défense de l’humanité  » avait pour objectif de promouvoir la discussion, le débat et l’élaboration de stratégies concrètes pour faire face àl’imposition du « nouvel ordre mondial  » dans le Tiers Monde. (...) Dans le contexte "de l’approfondissement de la révolution" et de la conférence des intellectuels, Petras mène une étude sur ce qu’il considère comme les limites de la révolution vénézuélienne.

Dans "Mythes et Réalités", vous établissez un parallélisme entre le président états-unien Franklin D. Roosevelt et le président Hugo Chávez Frías. Il se réfère spécifiquement àla Révolution bolivarienne comme un ensemble de réformes social-démocrates du style New Deal  [2] entreprises par Roosevelt. N’y a-t-il aucun contenu révolutionnaire dans le mouvement dirigé par Chávez ?

Il existe des différences, Chávez est très actif quant àstimuler l’organisation, mais Roosevelt a légalisé les syndicats et le droit àla négociation et àl’embauche collective.

Chávez s’oriente plus vers les pauvres que vers les secteurs déjàsyndicalisés. Je pense aussi qu’il cherche des politiques qui stimulent le sentiment nationaliste et anti-impérialiste, tandis que Roosevelt était dans une ligne spécifiquement antifasciste.

Il existe un parallélisme. Je ne dis pas qu’ils coïncident dans tous les aspects, mais ils partagent une façon de dénoncer l’oligarchie sans transformer les relations de propriété.

Je le compare àRoosevelt, dans le sens qu’il promeut des changements sociaux sans changer les structures capitalistes. Je ne crois pas que Chávez ait des intentions de changer les relations entre le capitalisme et l’état, y compris le capital étranger. Au contraire, je pense qu’il forge davantage de liens avec le capitalisme dans différents pays. Et continue àpayer la dette externe, ce qui ne constitue pas un modèle pour un gouvernement réformiste ou révolutionnaire. J’ai du respect pour les programmes sociaux de Chávez, ceux qui élèvent le niveau de vie des pauvres au Venezuela. Mais je crois que nous devons reconnaître les limites qui définissent ces politiques.

Pendant la grève [lock-out] pétrolière de l’opposition de 2002-2003, beaucoup d’entreprises ont agi comme agents politiques, plus que comme agents économiques. Les travailleurs ont pris certaines des usines qui avaient été fermées en appui àla grève. Ils ont commencé àoccuper ces usines ou du moins àcréer des conditions favorables pour l’intervention (par le gouvernement) et pour les transformer en entreprises autogérées, en entreprises publiques, etc.. Toutefois, Chávez n’est pas intervenu. Parce que ceci n’entre pas dans son concept de ce que doit être une économie. Il croit en une économie mixte. La grande différence de Chávez est l’investissement social. Il pense que les multinationales et les riches devraient payer des impôts et qu’il doit fournir des services sociaux. Mais àmon avis la question est : comment ce sera possible ?

La plus grande partie de la population travaille dans le secteur informel [3] et au bout de 6 ans de gouvernement, on n’a pas effectué les investissements àgrande échelle nécessaires pour créer de l’emploi. Le gouvernement dépend du secteur privé pour créer des postes de travail. Le Venezuela est inondé par le chômage et le sous-emploi àdes moments où ils devraient investir dans les énormes ressources pétrolières pour produire des sources de travail dans des chantiers publics, au lieu d’attendre que le secteur privé le fasse en échange de crédits et de stimulants.

Comme le secteur privé ne le fait pas, le gouvernement n’est pas disposé àeffectuer les investissements nécessaires qui manquent àgrande échelle et àlong terme. Alors qu’on fait de grandes avancées en matière de santé, de logement et d’éducation, le problème du chômage est encore grave. Ceci ne peut pas être résolu avec des investissements sociaux, cela demande des investissements publics àgrande échelle. Si les travailleurs continuent de travailler dans des conditions précaires, en percevant de bas salaires, leurs familles continueront àvivre dans la pauvreté. Ils ont de meilleurs services mais sont toutefois encore pauvres. Les services sociaux sont essentiels, mais je crois que nous devons aborder la racine du problème, produire des emplois bien rémunérés pour que les services sociaux améliorent la vie des gens, au lieu d’être le substitut des changements structurels nécessaires pour qu’ils puissent avoir une vie digne.

Je crois que la gauche, tout comme la droite, exagère le degré de radicalisme de Chávez. Pour deux raisons. D’abord, pour ce que l’Amérique latine représente aujourd’hui avec Lula, Mesa, Gutierrez, (respectivement présidents du Brésil, de Bolivie et d’Équateur), évidemment Chávez promeut l’approbation de lois au bénéfice des secteurs populaires. Il a a mis en place une réforme agraire, tandis qu’au Brésil on stimule le négoce des terres cultivables. En outre, je pense que c’est dans sa politique extérieure que nous pourrions dire que Chávez, de manière consistante, a adopté des positions radicales. Radicales dans le sens qu’il rejette les politiques agressives des Etats-Unis, critique et lutte contre l’ALCA (Zone de libre-échange des Amériques), s’oppose àl’invasion de Haïti, et il cherche àformer un certain type d’alliance avec d’autres gouvernements dissidents d’Amérique latine.

Notes :

[1La couleur rouge est associée avec Chávez et sa Révolution bolivarienne.

[2Le terme New Deal (nouvelle donne) est utilisé pour la première fois, devant la Convention du Parti démocrate àChicago en juillet 1932. Il désignera l’expérience tentée, dès 1933, par le président Franklin Roosevelt pour mettre fin àla profonde crise économique que les Etats-Unis traversaient depuis 1929. L’expression New Deal recouvre un ensemble de mesures allant de l’aide aux secteurs économiques les plus touchés par la crise jusqu’àdes réformes sociales. Dès 1938, une nouvelle récession intervient et marque les limites du New Deal. La relance se fera sous les auspices de la Seconde Guerre mondiale. Roosevelt n’a pas développé un programme cohérent qui serait similaire au programme des Travaillistes britanniques de 1945. Source : http://www.cadtm.org.

[3Précisément 50% depuis octobre, selon des statistiques du ministère du travail.

Source : Rebelion (http://www.rebelion.org, 7 décembre 2004.

Traduction : Diane Quittelier, pour RISAL (http://risal.collectifs.net).

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