Les acteurs cachés du conflit colombien
par Hernando Calvo Ospina
Article publié le 8 janvier 2005

Au terme du Tour de France 2004, les troisièmes places individuelle - Ivan Basso - et par équipes ont été remportées par les cyclistes de l’équipe CSC. Bien peu de supporteurs savent que ces initiales signifient Computer Science Corp., et encore moins qu’il s’agit d’une transnationale liée aux forces de sécurité américaines. Ce lien a été renforcé en mars 2003 quand CSC a acquis DynCorp, l’une des sociétés militaires privées (SMP) préférées de Washington.

Depuis la fin 1993, DynCorp est présente en Colombie. Bien que censée exercer ses activités dans le cadre de la lutte contre le narcotrafic, l’entreprise participe, en compagnie de plus de trente SMP, àla guerre menée contre les guérillas - Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et Armée de libération nationale (ELN) -, mais aussi àla répression du mouvement social. Sous contrat direct avec le département d’Etat américain, le Pentagone ou l’US Agency for International Development (Usaid) [1], ces SMP défendent, de fait, les intérêts de la « superpuissance  ». Grâce àelles, Washington a fabriqué le principal conflit privatisé du monde (hors Irak).

C’est le 23 septembre 1999 que le président Andrés Pastrana est rentré de Washington après avoir obtenu de M. William Clinton une aide de 1,7 milliard de dollars pour financer le plan Colombie : tant pour ménager l’opinion publique que pour éviter l’impact psychologiquement négatif d’une intervention trop visible, le nombre de militaires américains autorisés àtravailler dans des opérations « anti-narco  » en Colombie est limité à400. Toutefois, s’il s’agit d’éviter une intervention ouverte - du type la Grenade (1983) ou Panamá (1989) -, il importe pour Washington de soutenir Bogotá àtravers des systèmes performants d’information, de formation et d’entraînement. En approuvant le plan, en juillet 2000, le Congrès américain autorise, outre celle des militaires, la présence de 400 sous-traitants civils, restriction qui sera facilement contournée. La loi se référant àdes « Américains  », le département d’Etat et les entreprises comme DynCorp embaucheront du personnel guatémaltèque, hondurien ou péruvien, dépassant ainsi allégrement les limites fixées.

Dans les faits, le plan Colombie ne fait que légaliser les activités que réalisaient déjàplusieurs de ces entreprises. Car, hormis leur importance nouvelle et leur qualification, les SMP ne sont pas une nouveauté dans ce pays.

En 1987, sous l’Å“il bienveillant du gouvernement, grands propriétaires terriens et narcotrafiquants liés au cartel de Medellín faisaient appel àl’entreprise israélienne de sécurité Hod He’hanitin (Spearhead Ltd) pour entraîner des paramilitaires. Des installations et terrains de la Texas Petroleum Co. ont alors été utilisés pour cette formation dispensée par d’ex-officiers de l’armée israélienne et du Mossad [2] - tel le lieutenant-colonel Yair Klein [3] -, ainsi que par d’anciens commandos du SAS britannique. Ces mercenaires ont enseigné les techniques « antisubversives  » utilisées ensuite pour « nettoyer  » les zones bananières et pétrolières des personnes suspectées d’appuyer les guérillas. Ce savoir-faire fut également mis au service des assassinats, entre 1987 et 1992, de Jaime Pardo Leal et de Bernardo Jaramillo (Union patriotique), de Carlos Pizarro (M-19) et de Luis Carlos Galán (libéral), candidats àl’élection présidentielle en rupture avec l’establishment.

D’après un document du rapporteur spécial de l’Organisation des nations unies présenté en février 1990 àla commission des droits de l’homme de l’ONU, plus de 140 groupes paramilitaires opéraient alors dans le pays, en lien étroit avec l’armée et la police. S’attaquant non seulement aux sympathisants de la guérilla, mais aussi aux ouvriers, aux syndicalistes et aux paysans, ces milices ont fait des milliers de victimes [4]. Habilement utilisé et mis en avant, employé de manière euphémique, le terme « paramilitaire  » aura essentiellement pour fonction d’occulter le corps (l’armée) et les forces politiques qui promeuvent cette politique d’extermination [5]. Surtout, en menant la « guerre sale  » en lieu et place de l’armée et des agents de l’Etat, les paramilitaires ont permis àces derniers de « redorer  » leur image et de pouvoir prétendre àl’aide américaine, que leur interdisaient leurs violations massives des droits humains.

Cette politique de terreur ne suffisant pas pour éradiquer les insurgés, Washington entre dans le conflit par la porte de derrière. Les compagnies pétrolières présentes en Colombie, les industries d’armement et les SMP dépensent 6 millions de dollars en lobbying pour obtenir du Congrès américain le feu vert au plan Colombie. Une fois celui-ci approuvé, les contrats rembourseront largement l’investissement. De la somme de 1,30 milliard de dollars octroyée au plan par les Etats-Unis, 1,13 milliard est dépensé sans qu’un seul fonctionnaire colombien n’en voie un centime. Même les sommes obtenues de la Banque mondiale pour le plan seront canalisées par Washington en direction des SMP.

Le premier investissement réalisé avec cet argent a été l’achat au Pentagone d’un avion espion RC-7 de 30 millions de dollars pour remplacer un appareil similaire qui s’était écrasé contre la colline Patascoy, près de la frontière équatorienne, tandis qu’il collectait des informations sur les FARC, le 23 juillet 1999. La mort, àcette occasion, de cinq agents antidrogue américains déclencha un scandale en révélant le degré d’ingérence de Washington dans le conflit [6]. Le nouvel avion fut prêté àNorthrop Grumman Corp., une SMP, pour qu’elle poursuive le travail.

Tres Esquinas et Larandia, bases des forces spéciales américaines ancrées dans le sud de la Colombie depuis plusieurs années, ont également vu arriver les sous-traitants. Tout ce qui s’y consomme et utilise est importé depuis les Etats-Unis par les SMP. C’est principalement dans ces bases qu’ont été entraînés les milliers de militaires et de paramilitaires chargés de récupérer la zone du Caguán, territoire où le gouvernement de M. Andrés Pastrana avait entamé des négociations avec les FARC.

Le lien de ces compagnies privées se fait àtravers « quelqu’un  » de l’ambassade américaine. Aucune autorité colombienne n’a le droit de les contrôler, pas plus que leurs avions, leurs équipages ou leurs chargements. Leurs hommes entrent avec un visa de touriste, mais bénéficient de la protection diplomatique. Washington a menacé de suspendre l’aide économique les rares fois où, dans un sursaut de dignité, les autorités colombiennes ont osé protester.

Il existe en Colombie des SMP pour tout, la plus polyvalente étant DynCorp, qui fournit jusqu’àdes cuisiniers. Arinc construit des systèmes d’approvisionnement en carburant des pistes d’atterrissage. Le Groupe Rendon enseigne aux officiers de la police et de l’armée comment expliquer le plan Colombie. ACS Defense apporte un appui logistique et conseille le personnel de l’ambassade américaine impliqué dans le plan.

Entre autres prestations, la Lockheed-Martin offre un soutien aux hélicoptères de combat et aux avions de transport de troupes. Northrop a installé et gère sept puissants radars coordonnés avec un puissant système aérien d’espionnage. Cette compagnie entraîne également des militaires et des paramilitaires pour des « opérations spéciales  » [7]. D’autres entreprises utilisent une haute technologie pour photographier depuis l’espace, intercepter les communications et les analyser : ManTech, TRW, Matcom, Alion. Ces informations sont transférées au Système de reconnaissance du commandement sud de l’armée des Etats-Unis (Southcom) et àla CIA, qui les traitent et les redistribuent aux instances de leur choix - les forces armées colombiennes étant les dernières àêtre informées.

Tant le Pentagone que le département d’Etat et l’Usaid ont clairement indiqué que la majorité des programmes d’assistance militaire et logistique, tout comme ceux touchant au renseignement, ne pourront être transférés rapidement aux Colombiens, ceux-ci ne disposant pas des « capacités techniques  » pour les maîtriser [8]. On se demande dès lors àquoi ont servi les instructeurs recrutés !

Quelques affaires vite étouffées

Plus de vingt mercenaires sont morts depuis 1998, presque tous dans des circonstances « Ã©tranges  » et immédiatement étouffées. Pour ce qu’on peut savoir, Eagle Aviation Service and Technology (EAST), entreprise sous-traitante de DynCorp jadis impliquée dans l’Iran-contragate pour le compte de la CIA [9], a déploré les deux premiers morts, en juillet 1998. Officiellement, ils se sont écrasés alors qu’ils procédaient àla fumigation aérienne de plantations de coca. D’après une autre version, la guérilla les aurait abattus.

Michael Demons, de la DynCorp, est décédé, lui, le 15 aoà»t 2000, avant d’arriver àl’hôpital de Florencia. L’autopsie a révélé qu’il a été victime d’une attaque cardiaque due àune overdose d’héroïne et de morphine. Il travaillait sur la base de Larandia. Alexander Wakefield Ross, également de la DynCorp, est mort accidentellement, officiellement déchiqueté par l’hélice d’un avion en aoà»t 2002. Mais il a été dit àsa mère qu’il avait été assassiné parce qu’il en savait beaucoup sur l’implication de certains de ses camarades dans le trafic de drogues.

Rumeurs ? Ce type de suspicion repose sur quelques fondements. Quand il aborda enfin la question, déjàtraitée par les médias américains, l’hebdomadaire Semana précisa : «  Les gringos qui pratiquent la fumigation dans le cadre du plan Colombie sont une bande de Rambos sans Dieu ni lois qui ont été impliqués dans un scandale de trafic d’héroïne [10].  » En fait, le 12 mai 2000, la police de l’aéroport El Dorado de Bogotá a trouvé deux flacons contenant 250 grammes d’un liquide qui, après analyse, s’est révélé être un mélange d’huile et de latex de pavot, la base de l’héroïne. Pour le malheur de DynCorp, ses hommes avaient utilisé une entreprise privée - Federal Express - pour expédier le précieux chargement jusqu’àses locaux situés dans la Patrick Air Force Base, une base militaire américaine située en Floride.

La police colombienne dut garder le silence jusqu’àce que, un an plus tard, les médias américains rendent public un rapport de la Drug Enforcement Administration. Dix employés de DynCorp ont également été impliqués dans un trafic d’amphétamines, en 2000. Les éléments de l’enquête menée par le ministère de la justice colombien ont mystérieusement « disparu  », tandis que l’entreprise se contentait d’expulser ou de muter les personnes incriminées.

Washington fait tout pour étouffer ce genre d’affaires risquant de mettre en danger les opérations que le Pentagone mène avec DynCorp dans plusieurs pays, notamment en Irak. C’est pour cette raison que la capture et la rétention par les FARC, le 13 février 2003, de trois employés - rebaptisés « otages  » par les médias - de California Microwave Systems, qui, dans le sud du pays, « réalisaient des opérations de renseignement  [11]  », ont été peu médiatisées.

Avant les attentats du 11-Septembre, les guérillas colombiennes jouissaient du statut de forces politiques belligérantes. Depuis, le département d’Etat américain les a rebaptisées organisations « terroristes  ». En octobre 2004, le Congrès des Etats-Unis a approuvé l’augmentation - jusqu’à800 - du nombre de membres des forces spéciales présents en Colombie, tout en portant à600 le seuil des sous-traitants autorisés. De la même manière, il a permis l’utilisation de l’aide militaire « anti-narco  » àdes fins de contre-insurrection, laquelle implique également les sous-traitants et les SMP.

En fait, abandonnant les faux-fuyants, Washington a officialisé ce qui a toujours été une réalité. Cette continuité dans le changement a pris un nom - le plan Patriote -, et l’axe de la guerre s’est déplacé, notamment en direction des zones pétrolières, àproximité de la frontière du Venezuela.

La guérilla fait obstacle àl’exploitation et au transport du pétrole, considérant qu’il ne profite qu’aux transnationales et àune poignée de Colombiens. La première entreprise àutiliser des mercenaires pour protéger ses infrastructures a été Texaco. En 1997 et 1998, la britannique Defence Systems Ltd. collaborait avec l’armée tout en entraînant des paramilitaires pour le compte de British Petroleum, Total et Triton, et en ayant recours àl’entreprise israélienne Silver Shadow pour acquérir de l’armement.

Le 13 décembre 1998, des hélicoptères ont bombardé des bicoques àSanto Domingo, un hameau situé àproximité du Venezuela. D’après l’armée, s’y trouvaient les membres d’une colonne guérillera. En réalité, les dix-huit victimes étaient des paysans. L’objectif avait été repéré et signalé par les mercenaires au service de l’Occidental Petroleum, sur les propriétés de laquelle a été préparée une partie de l’opération. C’est également de làque s’envolèrent les appareils de Florida Air Scan, avec, àbord, trois Américains, dont un militaire en activité. Ils se sont évanouis depuis, et le gouvernement des Etats-Unis refuse de les livrer àla justice colombienne [12].

En septembre 2003, Bogotá a accepté de signer un accord avec les Etats-Unis, accord dans lequel le gouvernement colombien s’engage àne pas envoyer de citoyens américains ayant commis d’éventuels crimes contre l’humanité devant la Cour pénale internationale (CPI) sans l’autorisation de Washington. Qui se chargera dès lors de punir les crimes et les délits commis par les mercenaires travaillant pour les SMP ? Autre question : la politique de « sécurité démocratique  » du président Alvaro Uribe s’appuie sur la création d’un contingent de 25 000 « soldats-paysans  », de fronts locaux de sécurité dans les quartiers et d’un réseau d’un million d’« informateurs  ». Déjà, on doit àces informateurs des vagues de détentions massives, sur la base d’accusations fantaisistes, de supposés « agents de la guérilla  ». Qui contrôlera ces nouveaux acteurs d’une guerre chaque jour davantage, et dangereusement, privatisée ?

Des paramilitaires aux « soldats-paysans  » et aux SMP, rien d’autre, somme toute, que l’extension et l’actualisation de la stratégie théorisée dès 1967 : « Si une guerre limitée conventionnelle entraîne trop de risques, alors les techniques paramilitaires peuvent fournir une manière sà»re et utile permettant d’appliquer la force en vue d’obtenir les fins politiques  [13].  »

Notes :

[1L’Agence pour le développement international (Usaid), créée en 1961 par le président John F. Kennedy, est une agence gouvernementale indépendante, chargée de la coopération pour le développement et de l’assistance humanitaire.

[2Institut du renseignement et des opérations spéciales d’Israë l.

[3On retrouvera M. Yair Klein impliqué dans un échange « diamants contre entraînement militaire  » au Liberia et en Sierra Leone, en 1997. Il sera emprisonné àFreetown avant de s’évader.

[4A la fin des années 1990, les paramilitaires ont fait l’acquisition de quelques hélicoptères ainsi que de mécaniciens affectés àleur entretien et aux entraînements au vol.

[5Lire « Les paramilitaires au cÅ“ur du terrorisme d’Etat colombien  », Le Monde diplomatique, avril 2003. (http://www.monde-diplomatique.fr/20...)

[6Caicedo Castro Germán, Con las manos en alto. Episodios de la guerra en Colombia, Planeta, Bogotá, 2001. (http://www.editorialplaneta.com.co/...)

[7Cahier d’études stratégiques, n° 36-37, Cirpes, Paris, juin 2004.

[8El Tiempo, Bogotá, 20 juin 2003.

[9Ken Guggenheim, Associated Press, 5 juin 2001. Iran-contragate : scandale du financement des contre-révolutionnaires nicaraguayens avec les profits générés par la vente d’armes des Etats-Unis àl’Iran islamiste, malgré l’embargo.

[10«  Mercenarios  », Semana, Bogotá, 13 juillet 2001.

[11«  Mercenarios S.A.  », El Tiempo, Bogotá, 20 juin 2004.

[12Caicedo Castro Germán, op. cit.

[13« La guerra en el mundo moderno  », Revista de las Fuerzas armadas, Bogotá, mai-aoà»t 1976.

TOUS DROITS RÉSERVÉS © 2004 Le Monde Diplomatique (http://www.monde-diplomatique.fr), novembre 2004.

Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du Réseau d'Information et de Solidarité avec l'Amérique Latine (RISAL).
RISAL.info - 9, quai du Commerce 1000 Bruxelles, Belgique | E-mail : info(at)risal.info