La Zone de libre-échange des Amériques : autopsie d’un échec
par Dorval Brunelle
Article publié le 12 janvier 2005

Texte présenté àla réunion du Groupe de recherche sur le MERCOSUL et l’intégration économique de CLACSO àSao Paulo, le 10 décembre 2004. L’auteur tient àremercier CLACSO de cette invitation. Par ailleurs, il convient de noter que la présente chronique, en proposant une vue d’ensemble des négociations de la ZLEA depuis les tout débuts en 1994, se trouve àreprendre, aux sections 3 et 4, quelques extraits de deux chroniques antérieures, l’une diffusée en novembre 2003, consacrée àla huitième Rencontre ministérielle de Miami, l’autre, diffusée en janvier 2004, consacrée au Sommet extraordinaire de Monterrey.

Autant, àpeine conclues les négociations commerciales bilatérales entre le Canada et les États-Unis d’Amériques (EUA), en 1987, le Canada a pu se sentir embarrassé face au projet des EUA d’entamer aussitôt des négociations de libre-.échange avec le Mexique, autant le Mexique, àson tour, pour des raisons apparentées, a pu se montrer réticent face au projet de Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) que les EUA entendaient lancer une fois conclues les négociations de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) en 1993. Mais une fois ces réserves surmontées, les deux ont souscrit de plein gré àl’ambitieux projet des EUA de rassembler une « communauté des démocraties  » àla grandeur des trois Amériques, avec le résultat qu’ils ont l’un et l’autre agi comme fer de lance du projet en amorçant chacun de leur côté des négociations, d’abord avec le Chili, ensuite avec plusieurs autres partenaires d’Amérique latine et des Caraïbes, alors que la Maison blanche, faute d’obtenir le renouvellement de l’Autorisation de la promotion commerciale (APC), avait les mains liées en attendant que le Congrès accède àsa demande [1] .

Cependant, et ce sera l’argument central de la présente chronique de fin d’année, depuis l’octroi de l’APC en aoà»t 2002, la Maison blanche a amorcé un virage important qui l’a conduit àrevoir ses priorités et, du coup, àplacer au second rang les négociations qu’elle avait menées jusque làdans le cadre de la ZLEA. Pour étoffer notre argumentation, nous allons découper la période au cours de laquelle les négociations de la ZLEA ont occupé une place importante dans la politique commerciale des EUA en cinq phases dont une, la troisième, portera entièrement sur la politique de sécurité des EUA rendue publique en septembre 2002. Nous verrons alors que cette politique a eu, en rétrospective, un impact déterminant sur la suite des négociations et que, àce titre, elle jouera un rôle important dans leur mise au rancart.

1. Du Sommet de Miami au Sommet de Santiago : 1994-1998

Peu après la conclusion des négociations de l’ALENA en 1993, la Maison blanche avait avancé l’idée que l’accord puisse être élargi àd’autres partenaires et que le Chili serait le premier ày accéder. Cette approche n’a pas été retenue pour trois raisons : premièrement, parce que le Président se voyait désormais refuser le renouvellement par le Congrès de la procédure de négociation accélérée connue alors sous le nom de « fast track  » ; deuxièmement parce que, des trois scénarios envisagés, àsavoir l’élargissement de l’ALENA, la mise en place d’un accord-cadre relevant du GATT/OMC ou une entente-cadre qui viendrait se superposer aux accords existants, c’est celui-ci qui apparaissait le plus réaliste dans le contexte des Amériques, et troisièmement, parce que, de toute façon, si l’approche régionale ou pan continentale devait s’avérer plus ardue que prévu, le recours parallèle àdes négociations bilatérales avec quelques partenaires choisis pouvait toujours être envisagé.

Au niveau conjoncturel, c’est au terme de la première phase des négociations, àl’occasion de la quatrième Réunion ministérielle de San José, en mars 1998, puis du deuxième Sommet des chefs d’État et de gouvernement tenu àSantiago le mois suivant, que les 34 pays se sont entendus sur une formule de négociation prévoyant neuf groupes de négociation [2], auxquels on avait adjoint trois comités [3]. Les négociations devaient être menées simultanément dans tous ces domaines. Les décisions devaient être prises par consensus, les accords devaient être conformes aux règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et, enfin, les négociations devaient être menées àterme et complétées avant de passer àleur mise en oeuvre. Dans ce dernier cas, il s’agissait d’un important compromis de la part des EUA qui auraient préféré avoir recours àla méthode dite de la « récolte hâtive  » (« early harvest  ») en vertu de laquelle les décisions auraient été entérinées et appliquées au fur et àmesure de leur conclusion.

Par ailleurs, le processus des négociations était passablement complexe. Il reposait sur trois grands piliers. Le premier était constitué des institutions régionales existantes qui se partageaient la responsabilité d’un certain nombre de dossiers. Par exemple, c’est l’Organisation des États américains (OEA) et son secrétariat qui donnaient suite aux décisions prises grâce àune nouvelle division, « l’Unité pour le commerce  » (« Trade Unit  »), mise sur pied àcette fin àl’initiative du Canada, soit dit en passant. L’OEA travaillait conjointement avec la Commission pour l’Amérique latine et la Caraïbe de l’ONU (CEPALC), la Banque interaméricaine de développement (BID), l’Organisation panaméricaine de la Santé (OPS), ainsi qu’avec les différents secrétariats des organisations régionales ou sous-régionales. Le second pilier était constitué des gouvernements, de groupes de négociations et de comités de suivi.

La formule retenue pour les négociations était celle des sommets de chefs d’État et de gouvernement, qui devaient avoir lieu aux quatre ou aux trois ans, entrecoupées des réunions des ministres du Commerce qui, quant àelles, devaient se tenir àtous les dix-huit mois, tandis que les négociations elles-mêmes étaient conduites sous l’égide de comités et de groupes de négociations [4]. Quant au troisième pilier, il était constitué du secteur privé ; il était représenté par une vaste coalition pan continentale, le Forum des gens d’affaires des Amériques, mieux connu sous son appellation anglaise « Americas Business Forum  » (ABF), àqui les chefs d’État avaient accordé un statut officiel. Règle générale, l’ABF tenait ses réunions aux dix-huit mois, en même temps que les ministres du Commerce, ce qui en disait long sur le lieu où se faisait le travail de lobbying le plus efficace. Cela dit, l’ABF, qui n’existait pas encore au moment du premier Sommet tenu àMiami, sera quand même présente àSantiago, lors du deuxième Sommet des Amériques, mais elle ne sera pas àQuébec pour le troisième sommet, ni àMonterrey, pour le Sommet extraordinaire.

Pour faire bonne mesure, il conviendrait sans doute d’ajouter un mot concernant la volonté manifestée par certains chefs d’État et de gouvernement, surtout ceux du Canada et des EUA, de consulter la société civile, une stratégie qui devait lisser les réticences et autres oppositions sociales face au projet d’intégration des Amériques. Un Bureau du suivi du Sommet (« Office of Summit Follow-Up  »), confié àl’OEA, était mis sur pied en juillet 1998, mais ses activités demeureront très limitées, surtout au début, parce que plusieurs parmi les partenaires du projet des Amériques, dont le Mexique, étaient opposés àla consultation de la société civile au nom de la défense des prérogatives appartenant en propre àtout pouvoir exécutif dà»ment élu.

Dans les faits , il ne se passera pas grand chose entre 1994 et 1998, avec le résultat que les véritables négociations commerciales ne s’ouvriront qu’àl’automne 1998 et qu’il faudra attendre la cinquième Rencontre des ministres du Commerce, tenue àToronto les 1 er et 2 novembre 1999, pour qu’un échéancier serré soit établi et qu’un mandat clair soit accordé aux groupes de négociations. Par la suite, les choses vont s’accélérer, puisqu’un canevas d’accord sera déposé àla sixième Réunion des ministres du Commerce tenue àBuenos Aires, en avril 2001, quelques semaines avant le troisième Sommet des Amériques qui se tiendra àQuébec plus tard ce mois-là.

2. Du Sommet de Santiago au Sommet de Québec : 1998-2001

Trois ans se sont écoulés entre les deux et troisième Sommets des Amériques, trois années au cours desquels les négociations ont été menées àdes vitesses variables selon les dossiers, avec le résultat que, des multiples engagements souscrits par les chefs d’État et de gouvernement lors du Sommet de Santiago, seul le dossier commercial portant sur la création de la ZLEA aura progressé de manière notable entre ces deux dates. Quant aux autres domaines de négociations, ils sont plutôt l’objet de reclassements ou de déclassements d’un plan àl’autre. Ainsi l’ordre du Plan d’action adopté àMiami, qui comprenait quatre « corbeilles  » [5], sera tout simplement révisé dans le Plan d’action adopté àSantiago, tandis que celui qui est issu du Sommet de Québec sera partagé en dix huit « chapitres  » qui placent sur un même pied des thèmes ou des sous-thèmes déjàidentifiés les fois précédentes.

Cependant, au-delàde la dimension en apparence triviale de ces ordonnancements, il convient de faire ressortir des enjeux beaucoup plus fondamentaux. Nous en mentionnerons deux. Le premier a trait àl’éducation qui faisait l’objet d’une « corbeille  » àpart depuis Miami, qui avait même été promue au premier rang dans le Plan d’action de Santiago, et qui subit un déclassement pour se retrouver désormais intégrée au chapitre 13 du Plan d’action adopté àQuébec, un déclassement qui reflète tout simplement le fait que les négociations n’ont aucunement progressé sur ce front. Ceci est d’autant plus significatif que le ton des engagements souscrits s àSantiago étaient on ne peut plus ferme, du genre : « Pour atteindre (tels ou tels objectifs, en matière d’éducation, D.B.), les gouvernements vont mettre en place des politiques d’éducation inter-sectorielles...(etc.)  »

Le second exemple est encore plus révélateur. Il s’agit des engagements souscrits cette fois au chapitre de la démocratie. Rappelons que le Plan d’action de 1998 annonçait que tous les efforts seraient mis en oeuvre pour réformer la démocratie aux niveaux local et régional, pour protéger les droits des travailleurs émigrants, ainsi que leurs familles, et pour améliorer les systèmes judiciaires de sorte qu’ils puissent être mieux en mesure de répondre aux besoins des peuples. Or, làencore, rien de tout cela n’a été mis en marche, avec le résultat que, si la démocratie fait malgré tout l’objet du premier chapitre intitulé « Pour le meilleur fonctionnement de la démocratie  » du Plan d’action adopté en avril 2001, il s’agit désormais de « renforcer la démocratie représentative  » et non plus de faire fond sur les nombreux objectifs retenus la fois précédente. On voit alors que la démocratie reposait sur une approche minimaliste qui servait tout au plus àlégitimer les pouvoirs institués, puisqu’il n’était plus question d’envisager son renforcement mais de prononcer l’exclusion du partenaire qui aurait été séduit par le recours àdes méthodes antidémocratiques. Cet engagement a depuis lors connu des suites importantes avec la signature de la Charte démocratique interaméricaine àLima, le 11 septembre 2001.

En attendant, ce glissement mis en opération autour de l’enjeu de la démocratisation dans les Amériques permet de mettre en lumière deux choses : premièrement, que les engagements souscrits en la matière n’avaient pas été respectés, une renonciation d’autant plus significative, dans les circonstances, que c’est sans aucun doute parce qu’ils étaient eux-mêmes conscients de la fragilité du démocratisme dans les Amériques que les chefs d’État et de gouvernement avaient pris des engagements aussi fermes au point de départ ; deuxièmement, que l’instrumentation d’une approche aussi formelle àla démocratie ne réussissait pas àcontrer le déficit inscrit au coeur même du projet de « communauté des démocraties  », déficit qui attisait une opposition sociale et politique sans cesse croissante contre le projet de ZLEA àtravers les trois Amériques.

En attendant, le seul dossier àavoir notablement progressé au cours de cette phase a été celui des négociations commerciales qui se retrouve désormais au chapitre 6 intitulé « Commerce, investissement et stabilité financière  ». C’est aussi le seul pour lequel on a prévu un échéancier serré, àsavoir la fin décembre 2004, et une logistique particulière, qui reprend et consolide les mécanismes mis en place dans les deux Plans d’action de Miami et de Santiago.

3. Le retour en force de la sécurité économique : septembre 2001 et ses suites

Il y a deux manières d’envisager la notion de sécurité économique. La première consiste àsubordonner les questions économiques aux questions de sécurité nationale, auquel cas le régionalisme, en créant un environnement favorable àla coopération, peut être perçu comme un moyen de résoudre ou de gérer en commun certains problèmes de défense, de criminalité, de drogue, ou d’immigration. La seconde manière de l’envisager consiste àvoir dans la coopération économique régionale le moyen de faire face aux contraintes qui naissent de la globalisation et d’une interdépendance économique accrue, que ce soit àl’intérieur d’une région donnée ou au niveau plus large de l’économie mondiale. La notion de sécurité est dans ce cas-ci étroitement associée àcelle de vulnérabilité économique. Ces deux préoccupations étaient présentes dès le départ dans le projet des Amériques, mais elles deviendront véritablement obsessionnelles après le 11 septembre 2001. Cette obsession aura un effet majeur, non seulement sur la politique commerciale, mais sur l’ensemble de la politique économique des EUA, avec le résultat que la sécurité, telle qu ‘on l’avait interprétée depuis la fin de la Guerre froide, redevient la clef de voà»te du « complexe militaro-industriel  » [6] des EUA.

Intégration et sécurité dans les Amériques

L’enjeu de la sécurité était déjàprésent au tout début des négociations commerciales avec le Mexique [7]. Plus tard, une fois lancée le projet des Amériques, en décembre 1994, des domaines comme le trafic de la drogue, l’immigration clandestine, le blanchiment de l’argent, le terrorisme faisaient partie des thèmes que l’on retrouvait dans la deuxième « corbeille  » du Plan
d’Action
qui sera adopté àl’issue du deuxième Sommet des Amériques àSantiago. Sous le titre de "Préservation et renforcement de la démocratie, de la justice et des droits de la personne", on retrouvait un engagement en faveur de la défense "de la démocratie contre les dangers graves que sont la corruption, le terrorisme et l’abus des drogues illicites" et en faveur de la promotion de "la paix et la sécurité entre nos nations". On retrouvait également un certain nombre d’engagements et de mesures concrètes àmettre en oeuvre, que ce soit par les États eux-mêmes ou dans le cadre des organisations régionales, comme l’OEA, qui touchaient àdes domaines aussi divers que l’application des législations existantes (dans le domaine de l’immigration, par exemple), l’inclusion de nouvelles dispositions législatives (pour prévenir la corruption), le financement de campagnes de prévention ou de police (dans le dossier de la drogue), le renforcement de la coopération (en matière de contrôle des trafics illicites ou de contrôle des armes), la formation policière et celle des juges, de même que la lutte contre le terrorisme.

Il s’agissait alors de lier la stabilité politique dans la région aux problèmes de pauvreté et d’inégalité, problèmes dont solution devait passer par un développement économique orienté vers l’économie de marché et une plus grande autonomie de la société civile. L’Alliance pour le progrès lancée àl’instigation du président Kennedy au début des années soixante, avait ouvert la voie, mais l’approche proposée s’en détachait notablement, puisqu’il ne s’agissait plus d’aider des pays en développement, sinon de favoriser la réinsertion des économies dans les réseaux commerciaux transnationaux et de lever les principales entraves àl’expansion du contrôle économique des EUA. En somme, en vertu de cette approche, l’intégration économique devait contribuer àinstaurer la paix et la stabilité dans la région, alors que, dans la foulée des évènements du 11 septembre 2001, l’intégration économique devait désormais garantir la sécurité des EUA.

Qu’est-ce que la sécurité économique des EUA ?

Si les dimensions économiques de la sécurité étaient encastrées dans les enjeux militaires et stratégiques durant la Guerre froide, et si, par la suite, la sécurité civile a pu gagner une certaine autonomie dans les accords régionaux, après les évènements du 11 septembre 2001, la sécurité économique s’impose de nouveau comme une variable lourde de la stratégie d’ensemble des EUA. En d’autres termes, dans ce nouveau contexte, et contrairement àce qui avait été un des objectifs des
accords de libre-échange négociés entre 1985 et 2001, ce n’était plus la prospérité des partenaires qui était un gage de sécurité aux yeux des EUA, mais c’était désormais la sécurité d’accès aux ressources de base, la sécurité d’approvisionnement et la sécurité de ses investissements àl’étranger qui étaient des gages de la prospérité des EUA, condition essentielle au maintien et au renforcement de leur rôle comme garant de la sécurité dans le monde.

On a une illustration passablement éclairante de ce renversement (si tant est qu’il s’agisse bien de cela, et non pas de continuité après une courte accalmie), dans les formes et les modalités d’octroi de l’APC, par le Congrès, en aoà»t 2002. Si les dispositions de la loi se situaient dans le droit fil de celles qui avaient été prévues dans le Trade Act de 1974 [8] , par la suite renforcées dans le Omnibus Trade and Competitive Act de 1988, il ne faisait pas l’ombre d’un doute que les évènements du 11 septembre 2001 avaient poussé les sénateurs àresserrer le cadre légal àl’intérieur duquel les négociations commerciales devaient être poursuivies et àmultiplier les exigences procédurales susceptibles d’avoir des effets dirimants sur les accords négociés par le représentant au Commerce. De plus, en prolongeant l’octroi jusqu’en juin 2005 et, par extension automatique, àmoins d’opposition de la part du Congrès, au premier juin 2007, la loi imposait son propre échéancier àtoute négociation commerciale dans laquelle les EUA étaient impliqués àtous les niveaux bilatéral, régional et multilatéral.

À preuve, l’esprit dans lequel les négociations devaient être poursuivies était articulé aux objectifs de sécurité économique, avec le résultat que la politique commerciale apparaissait désormais comme une composante essentielle de la sécurité intérieure. C’est ainsi que le texte de la loi prévoyait, dans ses attendus (« findings  »), que :
« l’expansion du commerce international est indispensable au maintien de la sécurité nationale des États-Unis (...) Les accords commerciaux servent aujourd’hui les mêmes buts que les pactes de sécurité durant la Guerre froide. (...) La sécurité nationale des États-Unis dépend de sa sécurité économique qui, àson tour, repose sur une structure industrielle vibrante et en pleine croissance.  »

Quant au renforcement du cadre légal, il passait par la définition, secteur par secteur, des principaux objectifs des négociations commerciales. Par exemple, pour le commerce des services, l’objectif principal était de « réduire ou d’éliminer les
barrières au commerce international, y compris les barrières réglementaires et autres, qui nuisent àla pleine reconnaissance du traitement national et de
l’accès au marché
 ». Pour la propriété intellectuelle, l’objectif principal exigeait que « les dispositions de tout accord multilatéral ou bilatéral reflètent un niveau de protection semblable àcelui que l’on rencontre dans le droit des EUA  », objectif qui se retrouvait tel quel, ou tant s’en faut, en matière de protection de l’investissement et de son investisseur. Enfin, concernant le commerce agricole, l’objectif principal des négociations « vis(ait) àobtenir des possibilités de concurrence pour les exportations de produits agricoles des EUA sur les marchés étrangers qui soient substantiellement équivalentes aux possibilités de concurrence accordées aux exportations étrangères sur les marchés des EUA  », objectif qui se retrouvait tel quel, de nouveau, en tête des dispositions concernant les négociations dans le
secteur des textiles.

Quant aux procédures, la loi resserrait considérablement le contrôle du Congrès sur les négociations, aussi bien en amont, en imposant des consultations avec le Groupe de surveillance du Congrès (« Congressional Oversight Group  ») avant même l’ouverture des négociations dans le secteur des textiles, par exemple, qu’en aval, en exigeant que l’accord soit soumis àla Commission internationale du commerce [9] et que le Président des EUA dépose un plan prévoyant, entre autres choses, les besoins de personnel additionnel aux frontières, les exigences en matière d’infrastructure, ainsi que les impacts de l’accord sur les États et les gouvernements locaux. De plus, la loi prévoyait un ensemble complexe de conditions péremptoires avant l’entrée en vigueur de tout accord commercial [10].

À cet égard, la démarche définie dans le document intitulé « The National Strategy of the United States of America  » [11], diffusé par la Maison Blanche en septembre 2002, un mois après l’adoption du Commercial Act of 2002 et un an après les attaques terroristes contre le World Trade Center et le Pentagone, est tout àfait déterminante. La section six du document, que certains désignent désormais
comme la mise en forme d’une véritable « doctrine Bush  », porte un titre décidément provocateur : « Ignite a New Era of Global Economic Growth through Free Markets and Free Trade  », c’est-à-dire « Embraser une nouvelle ère de croissance économique globale grâce aux marchés libres et au libre échange  », qui montre bien que le ton àla fois agressif et enflé de l’administration n’épargnait aucun secteur ni aucun domaine d’intervention. Selon la « doctrine Bush  », en matière de politique commerciale, le recours au libre-échange doit àla fois renforcer la sécurité nationale des EUA et promouvoir la prospérité partout ailleurs dans le monde.

À ce propos, il est intéressant de s’attarder sur l’interprétation que le représentant au Commerce devait faire de la Stratégie de sécurité nationale en question. Lors d’une conférence prononcée devant le National Press Club, le premier octobre 2002, M. Robert Zoellick rappelait que le président Bush était résolu àfaire avancer le programme commercial des EUA sur trois fronts, global, régional et bilatéral. Et il poursuivait en ces termes : « Notre idée est de négocier un ensemble d’accords commerciaux qui se renforcent les uns les autres du fait que les succès obtenus dans l’un puissent se transformer en progrès ailleurs. En opérant sur plusieurs fronts àla fois, cela nous permet de créer une libéralisation compétitive àl’intérieur d’un réseau dont les États-Unis occuperaient le centre  » [12]. À peine deux semaines plus tard, le 14 octobre, dans un discours prononcé lors de la Conférence annuelle des Amériques, organisée par le Miami Herald, M. Zoellick laissait entendre cette fois que la libéralisation compétitive pourrait prendre le pas sur la poursuite des négociations multilatérales : « Si le gouvernement Bush souhaite négocier avec tous les États démocratiques des Amériques dans le cadre de la ZLEA, il est également disposé àprogresser étape par étape si d’autres pays reviennent sur leurs positions ou s’ils ne sont tout simplement pas prêts  » [13].

Cette approche conciliante visait trois objectifs. Elle servait d’abord àdédramatiser l’impact des négociations en cours face àla montée en flèche des oppositions sociales et politiques au projet de ZLEA un peu partout dans les Amériques, elle servait ensuite àrepositionner le bureau du Représentant au commerce en direction des négociations bilatérales, dans un contexte général où c’était désormais la Commission internationale du commerce qui occupait l’avant-scène, en dénonçant les pratiques déloyales de commerce des partenaires des EUA, et elle servait, enfin, àcalmer les appréhensions des pays des Amériques qui, face àla menace du « Made in China  » [14], souhaitaient avoir le plus rapidement possible accès au marché des EUA sans nécessairement attendre la conclusion de plus en plus aléatoire des négociations de la ZLEA.

Mais cette approche, en plaçant la sécurité économique des EUA au centre du dossier des négociations commerciales, contribuait àfragiliser la position des autres acteurs qui, àl’instar du Canada, avaient appuyé leur soutien àla ZLEA sur des approches àla fois plus larges et plus altruistes [15].

4. De Quito àMiami : 2002-03

Contrairement àce qu’en disaient certains analystes et contrairement àce que laissait entendre le ton de la Déclaration ministérielle adoptée le premier novembre 2002 àQuito, les négociations de la
ZLEA semblaient tout de même aller bon train, comme en témoignaient les résultats de la dixième réunion du Comité de négociations commerciales (CNC) [16] de la ZLEA, tenue dans l’île de Margarita, au Vénézuela, du 24 au 26 avril 2002, qui confirmaient les résultats de la neuvième réunion qui avait eu lieu àManagua, du 26 au 28 septembre 2001. Le compte rendu de la réunion de Managua est intéressant àplus d’un titre. En premier lieu, il réaffirmait l’engagement des partenaires des EUA et de l’administration Bush elle-même en faveur d’une plus grande intégration hémisphérique, en tant que processus lié aux négociations parallèles en cours au niveau global, àl’OMC, et au niveau bilatéral, entre les EUA et le Chili, par exemple.

Le CNC insistait alors sur l’objectif qui devait consister àpréparer les normes techniques d’accès au marché dans les domaines du commerce de marchandises, des services, des marchés publics et de l’investissement, au plus tard le 15 mai 2002, afin de réduire le plus possible les disparités dans les textes, de telle sorte qu’ils puissent être déposés àtemps pour la tenue de la rencontre ministérielle de Quito. Le CNC avait alors passé en revue le travail accompli par les neuf Groupes de négociations et les quatre Groupes dits « non-négociateurs  » [17]. La deuxième section du compte-rendu de la septième Réunion ministérielle, consacrée aux « Orientations pour les négociations  », confirmait l’orientation initiale du CNC et elle lui enjoignait de respecter le calendrier.
À cette fin, elle établissait un programme de travail très serré et elle prévoyait que des « offres révisées  » devaient être déposées par les Parties en juillet 2003. Quant aux délicates questions institutionnelles qui concernaient la mise sur pied d’une Commission de la ZLEA, elles devaient êtres déposées huit semaines avant la huitième Réunion ministérielle prévue pour l’automne 2003 àMiami. Bref, les négociations avançaient mais, aux yeux des ministres du Commerce, elles n’avançaient pas assez vite !

Cependant cette embellie sera de courte durée, puisque la huitième Réunion ministérielle des ministres du commerce des 34 pays des Amériques opérait un repli stratégique en direction d’un nouveau dualisme (« new duality  ») [18] qui représentait sans conteste l’innovation centrale de la Déclaration
ministérielle
adoptée àMiami, le 20 novembre 2003. Cette approche apparaissait comme un moindre mal face àl’éventualité d’un éclatement
du processus de négociation de la ZLEA en
plusieurs accords plus ou moins compatibles entre
eux. Le mandat qui avait été accordé au CNC était
clair et il devait être mis en oeuvre àl’occasion de
la rencontre tenue en février 2004 àMexico. Si la
déclaration prétendait «  fournir une orientation
pour la phase finale des négociations de la
ZLEA
 », la vision qui était ensuite proposée
réaffirmait l’échéance du premier janvier 2005, et
invoquait, au paragraphe suivant, «  la nécessité de
faire preuve de souplesse
 » (para. 6), tout en
reconnaissant «  que les niveaux d’engagement
peuvent varier
 » (para. 7). En somme, les
négociations seraient désormais menées en
parallèle àun niveau général et commun pour
tous les partenaires. Ces négociations seraient
conduites dans les neuf domaines prévus au
départ [19] , mais avec des attentes réduites àun
plancher défini par le MERCOSUR, c’est-à-dire par le Brésil, et elles seraient menées également àun niveau bilatéral ou sous-régional, entre les partenaires qui auraient choisi de s’engager plus
avant. Ce compromis permettait àla fois au Brésil
de sauver la mise et de faire droit àla très forte
opposition sociale au projet de ZLEA àl’intérieur
du pays, tout en lui accordant une marge de
manoeuvre pour consolider le MERCOSUR et
renforcer sa position dans les négociations
multilatérales àl’OMC. Il permettait aussi aux
EUA de renforcer leur propre position dans les
Amériques en les engageant àfond dans des
négociations bilatérales ou sous-régionales qui
auraient dà» permettre de contourner et d’isoler
assez rapidement ceux qui assumaient une
position minimaliste.

En attendant, tout au long de l’année 2004, les négociations de la ZLEA, que ce soit sous sa forme
« light  » ou pas, stagnent puisque le CNC ne
parvient pas àdégager d’entente entre les
partenaires, sans doute parce que les énergies se
déplacent en direction du rescapage des négociations multilatérales engagées àl’instigation de l’OMC après l’échec de la cinquième Rencontre ministérielle tenue àCancun en septembre 2003.
Cependant, il convient de noter que les
négociations n’en suivent pas moins leur cours dans plusieurs des autres domaines qui font partie de ce
que l’on appelle « le processus des sommets  » (« Summit Process  »).
En parallèle, le représentant au Commerce, Robert
Zoellick, avait annoncé, au lendemain du
compromis autour d’une ZLEA-à-la-carte négocié
entre les EUA et le Brésil, lors de la mini-ministérielle
spéciale tenue àLansdowne, en Virginie, le 8 novembre 2003, quelques semaines avant la huitième Rencontre ministérielle de Miami,
que les EUA iraient de l’avant en engageant des
négociations commerciales bilatérales avec onze
partenaires dans les Amériques. Depuis lors, ces
négociations ont été couronnées de succès, puisque
les EUA ont par la suite conclu un Accord de libre-échange
andin (« Andean FTA  »), de même qu’un
Accord de libre-échange Centre-américain-République
Dominicaine (« Central-America-Dominican
Republic FTA
 ») [20]

5. Le Sommet extraordinaire de Monterrey et l’échec de la ZLEA

Dans ces circonstances, le Sommet extraordinaire
de Monterrey, qui avait été convoqué au départ
par l’ancien premier-ministre du Canada, Jean
Chrétien, en septembre 2002, histoire de faire le
point depuis le troisième Sommet des Amériques
tenu àQuébec, en avril 2001, en vue de préparer
l’ultime phase des négociations qui mènerait àce
qui devait être le quatrième et dernier Sommet des
Amériques, prévu pour le printemps 2005, en
Argentine [21], apparaissait comme le sommet de la dernière chance. Les raisons évoquées àl’appui
d’une telle convocation étaient de trois ordres :
premièrement, le contexte politique était fort
différent àce moment-làde ce qu’il était au sortir
du Sommet de Québec, et même si les Amériques
représentaient la seule région au monde àdisposer
d’une Charte démocratique inter-américaine, il
n’en restait pas moins que plusieurs pays, dont l’Argentine, la Colombie, la Bolivie, le Pérou, le
Venezuela et Haïti, avaient traversé, ou
traversaient toujours, des crises politiques
importantes ; deuxièmement, la conjoncture
économique s’était nettement détériorée, comme
l’illustrait le fait que la croissance avait été
négative dans l’ensemble des Amériques en 2002,
(-1,5%) ; et, troisièmement, plusieurs changements
dans les personnels, les idéologies et les
programmes politiques étant intervenus au cours
de ces années, et on pensait ici surtout, sans le
dire, àl’arrivée au pouvoir du président Lula da
Silva au Brésil, le temps était sans doute venu de
prévoir un face àface au plus haut niveau entre
nouveaux et anciens élus.

Le Sommet extraordinaire devait se tenir dans un
contexte rendu encore plus difficile du fait qu’un
des éléments-clé du vaste projet d’intégration
hémisphérique, la ZLEA, était de plus en plus
contesté un peu partout àtravers le continent. En
effet, les mobilisations contre l’accord avaient
occupé l’avant scène dans plusieurs pays, que ce
soit en Équateur, lors de la septième conférence
des ministres du Commerce des Amériques, en
novembre 2002, au Brésil, durant le troisième
Forum social mondial (FSM III) de janvier 2003,
et même aux Etats-Unis [22], en préparation de la huitième Rencontre ministérielle des 20 et 21
novembre 2003 àMiami. De plus, la ZLEA avait également été prise àpartie lors de conflits politiques et sociaux qui n’avaient, en apparence, rien àvoir avec le processus d’intégration
économique en cours dans les Amériques, comme
ce fut le cas en Bolivie, lors des évènements qui
ont conduit àla démission du président Sanchez
de Lozada, le premier octobre 2003, ou au Costa
Rica, dans la foulée de la poursuite de 53
milliards $US intentée par la pétrolière Harken
Energy contre le gouvernement. Ces évènements,
et d’autres semblables, expliquent sans doute le
ton de l’ « Introduction  » au document De Québec
àMonterrey : le Canada et le Sommet des
Amérique
s, déposé le 16 décembre 2003 lors de la
rencontre multi-sectorielle (« Multi-stakeholder
Meeting
 »), convoquée àOttawa àl’initiative du
ministère des Affaires internationales et du
Commerce international (MAECI) : «  Le Sommet
extraordinaire portera sur les façons de raviver la
confiance publique dans notre hémisphère et de
renouveler l’engagement d’approfondir la
coopération hémisphérique àtravers l’éventail de
nos valeurs communes, dont la croissance avec
équité, le développement social et la gouvernance
démocratique
 »

La stratégie qui avait été retenue aux fins de
« raviver la confiance publique  », a consisté à
écarter la ZLEA des discussions, le Sommet
extraordinaire devant plutôt chercher àrelancer la
coopération àtablant sur les négociations en cours
dans les dix-sept domaines dans lesquels les
négociations avaient été menées ces dernières années, soit au niveau ministériel soit au niveau des experts [23]. Il n’est donc pas étonnant, si, dans ces
circonstances, le défi central que rencontraient les
responsables du MAECI était bel et bien, comme cela avait été souligné lors de la rencontre multi-sectorielle,
la recherche d’un « nouveau concept  » capable, non seulement de « raviver la confiance publique  », mais surtout, de faire
converger des négociations qui étaient désormais
engagées sur deux voies parallèles.

Quant aux autres domaines, le calendrier des
rencontres pour les années 2004-2006 mis au point
par le Processus des sommets des Amériques
prévoyait quarante rencontres entre novembre 2004
et novembre 2005, la quarantième étant le quatrième Sommet des chefs d’État et de gouvernement des Amériques qui devrait avoir lieu
en Argentine au début du mois. De ces rencontres,
cinq sont de niveau ministériel dans les domaines
de la science et de la technologie, de la défense, de
l’éducation, de l’agriculture et de la vie rurale et,
enfin, du travail, tandis qu’il est prévu trois
rencontres pour le Groupe de suivi du sommet (GSS) [24]. De plus, le calendrier prévoyait, entre
autres, plusieurs rencontres avec les représentants
de la société civile et un forum des partis politiques.

À sa XXXVième réunion, tenue en juin 2004 à
Quito, le GSS, qui représente l’instance
responsable, non seulement des suivis des sommets,
mais aussi des thèmes qui devraient apparaître à
l’ordre du jour des sommets àvenir, a réitéré son
engagement àtenir le IVième Sommet des
Amériques en 2005. Cependant, de tous les
représentants de rang ministériel sur place, le seul à
évoquer la ZLÉA a été l’ambassadeur John F.
Maisto, Coordonnateur national des EUA pour les
Sommets des Amériques (« US National
Coordinator for the Summits of the Americas
 ») [25] qui a également appuyé la position de l’Argentine concernant les thèmes qui seraient éventuellement
abordés lors de ce sommet. Or, le ministre Rafael
Bielsa n’a pas mentionné la ZLEA dans sa
présentation portant sur les thèmes en question ; il a
plutôt proposé d’engager la réflexion sur deux axes
 : le premier chercherait àlier de manière serrée
l’emploi, c’est-à-dire la création d’emplois, la
liberté, l’équité, la dignité et la protection sociale,
d’un côté, avec l’efficacité, la productivité et la
concurrence, de l’autre ; le deuxième axe, quant à
lui, traiterait de l’extrême pauvreté, ainsi que de la
crise de gouvernance et du désenchantement
généralisé vis-à-vis des institutions démocratiques
et du développement social qui traversent l’Amérique latine et les Caraïbes àl’heure actuelle.
L’idée générale, dans un cas comme dans l’autre,
étant de rapprocher le processus des sommets des
préoccupations centrales des citoyens [26]. Qu’est-ce àdire ? Le GSS de juin 2004 a-t-il dit son dernier mot concernant le IVième Sommet des
Amériques ou faut-il s’attendre àun retour en force
de la nouvelle administration Bush qui chercherait à
relancer les négociations commerciales àtemps
pour que la ZLEA fasse également partie de l’ordre
du jour du sommet d’Argentine ? La question
demeure ouverte et il faudra suivre les démarches du représentant au Commerce avant de se
prononcer sur cette question. Quoi qu’il en soit, les
EUA semblent, pour le moment du moins, avoir fait
leur deuil de la ZLEA, un constat repris au tout début du mois de décembre 2004 par la communauté des affaires des EUA qui, àson tour, fait état de l’échec des négociations de la ZLEA.
Pour le moment, les perdants àdes degrés divers
dans toute cette histoire, ce sont les trois premiers pays des Amériques qui avaient négocié des accords de libre-échange avec les EUA et qui n’avaient, quant àeux, strictement rien àgagner avec l’approche dualiste négociée entre les EUA et le Brésil. C’est la raison pour laquelle le Canada, le Mexique et le Chili ont tenté, sans succès, de
former une coalition, le G-14, pour s’opposer à
l’intégration économique àgéométrie variable
négociée àl’instigation des deux grands des
Amériques lors de la mini-ministérielle tenue à
Lansdowne. D’ailleurs, la solution devisée par les
EUA et le Brésil confirme la marginalisation du
Canada en tant que puissance commerciale dans les
Amériques, un échec qui, venant s’ajouter àcelui
que la diplomatie commerciale canadienne a essuyé
lors de la cinquième Rencontre ministérielle de
l’OMC tenue àCancun au mois de septembre 2003,
renforce considérablement la légitimité et la validité
d’une option continentaliste exclusive àl’intérieur
du gouvernement, aux dépens aussi bien d’un
continentalisme inclusif, qui comprendrait le
Mexique, que du multilatéralisme.

Parallèlement, sans doute conscient du danger qui
pointe, le président Fox multiplie les propositions et
suggestions visant àtirer l’ALENA de l’évolution
qui le guette, tout en menant de son côté des
négociations commerciales bilatérales avec des
partenaires extra-continentaux, comme le Japon [27], une stratégie reprise également par l’autre laissé pour compte du projet de ZLEA, le Chili, qui a récemment signé un accord de libre-échange avec la Corée du Sud.

Conclusion

Aujourd’hui, le projet de ZLEA semble bel et bien
moribond et la plupart des pays des Amériques
cherchent àprofiter de ce hiatus pour mettre au
point des stratégies alternatives qui se déploiraient
en trois temps : premièrement, renforcer les accords
régionaux existants ; deuxièmement, rescaper le
système multilatéral et l’OMC, et, troisièmement,
accélérer les négociations bilatérales et, surtout, les
négociations extra continentales.

En Amérique latine, le renforcement des accords
régionaux a connu un dénouement àla fois
intéressant et problématique avec la fondation, à
Cuzco, le 8 décembre dernier, de la Communauté
sud-américaine des nations (CSN) qui vise à
effectuer un rapprochement historique entre le
Mercosur et la communauté andine. Le projet est
décidément ambitieux puisqu’il est question de
favoriser une intégration multiple, aussi bien
économique, politique, sociale qu’environnementale, et surtout d’appuyer le projet sur des réalisations concrètes, comme celui d’ouvrir une route reliant le Brésil au Pérou. Mais le projet est problématique au niveau politique, parce que, des quatre pays membres du Mercosur, seul le
Brésil s’est fait représenter par son président, les
trois autres l’ayant été par leur ministre des Affaires
extérieures ; il est aussi problématique au niveau
économique, parce que les milieux d’affaires sont
loin d’être gagnés àla cause [28].

L’autre exemple est celui du Mercosur justement,
puisque les quatre partenaires fondateurs, ainsi que
les présidents de pays associés anciens et
nouveaux [29], comme le Chili, le Venezuela, la Bolivie et le Pérou ont convenu d’approfondir l’intégration en cours lors de la rencontre tenue àOuro Preto, au Brésil, le 17 décembre [30]. On attendait beaucoup de cette rencontre, qui soulignait en même temps le dixième anniversaire du Protocole d’Ouro Preto signé en 1994, qui avait
conduit àla création des principales institutions du
Mercosur et qui avait ouvert la voie vers un
Mercosur social, en ouvrant le projet initial àla
participation des acteurs socio-économiques. Cette
fois-ci le Protocole d’Ouro Preto II, prévoit le
renforcement des institutions politiques communes
et la création d’un Parlement du Mercosur élu
directement par les citoyens des quatre pays
fondateurs qui entrera en opération en 2006. Cela
dit, la réunion d’Ouro Preto s’est quand même
ouverte sur un fond de crise commerciale opposant
les deux grands, le Brésil et l’Argentine, et il n’est
pas sà»r que, làencore, les ambitions politiques
soient en phase avec la réalité des contraintes du
développement national.

Ces initiatives, de même que les tractations en
cours autour de la relance du processus de
négociation multilatérale àl’OMC, ne sont pas sans
avoir d’effets sur l’ALENA qui se trouve àla fois
dans l’oeil du cyclone et au croisement des
stratégies poursuivies par les EUA, d’une part, par les partenaires des EUA, d’autre part. La question de fond est de savoir en quoi et comment les tensions présentes dans le système multilatéral, ainsi que dans les nombreuses initiatives régionales
et bilatérales, se répercuteront sur les trois
partenaires et sur l’ALENA lui-même. Or, autant
les EUA et leurs partenaires poursuivent des
stratégies qui, pour être discordantes et
imprévisibles, n’en sont pas moins résolument
orientées vers des objectifs clairs et des priorités
définies, autant le gouvernement du Canada, pour
sa part, semble se placer en position d’attente.
Aujourd’hui, l’économie canadienne est, plus que
jamais, irrémédiablement liée àcelle des EUA. À
cet égard, la défense du multilatéralisme portée par
l’actuel gouvernement peut apparaître de moins en
moins crédible et légitime, compte tenu des hauts
niveaux d’intégration qui lient les deux économies,
mais aussi parce que le pays a été successivement
déclassé, en tant que puissance commerciale
mondiale, d’abord par la Chine, ensuite, plus
récemment, par le Brésil. Autant le gouvernement
du Canada pouvait encore prétendre, quand il avait
amorcé les négociations qui ont débouché sur la
signature d’un accord de libre-échange avec les
EUA en 1987, qu’il avait souscrit au bilatéralisme
en matière de négociations commerciales pour des
raisons stratégiques, puisque cette option ne l’avait
pas empêché de jouer un rôle de premier plan, aussi
bien dans les négociations multilatérales qui
devaient conduire àla mise sur pied de l’OMC en
1994, que dans les négociations de la ZLEA
amorcées la même année, autant le Canada se
trouve, àl’heure actuelle, coincé dans un
bilatéralisme de fait àce point encombrant, qu’il
serait de moins en moins en mesure de se ménager
une marge de manoeuvre suffisante pour faire droit
àson option multilatérale, ni même de défendre une
position autonome sur l’espace des trois
Amériques.

Une illustration intéressante de l’inévitabilité de
ce repositionnement nous est fournie par une des
premières décisions prises par le premier-ministre,
Paul Martin, de procéder au démantèlement du MAECI [31] et àla formation d’un ministère du Commerce international séparé [32]. Cette décision constitue une rupture
importante par rapport àla restructuration entre
les deux ministères qui avait été effectuée il y a
trente ans, dans la foulée de l’adoption des « mesures Nixon  », le 15 aoà»t 1971 [33]. On se souviendra, en effet, que c’est en 1982 que les services du ministère de l’Industrie et du Commerce chargés du commerce international et de la politique du commerce international avaient
été incorporés au ministère des Affaires
extérieures. En 1985, la Loi sur le ministère des
Affaires extérieures prévoyait la nomination d’un
secrétaire d’État aux Affaires extérieures,
aujourd’hui appelé ministre des Affaires
étrangères, et d’un ministre du Commerce
extérieur.

On voit alors que la séparation entre les deux
fonctions mérite d’être suivie de près car, si on
cherche àl’interpréter sur le long terme, elle
pourrait fort bien accréditer la thèse selon laquelle
cette décision préparerait un renforcement sans
précédent des relations bilatérales avec les EUA, ce
que confirmerait la création, en 2004, d’un poste de
« Secrétaire parlementaire du Premier ministre
particulièrement chargée des relations Canada-États-
Unis  ».

Il faut se souvenir que c’était précisément pour
faire face àla montée du nationalisme économique aux EUA, que le ministre des Affaires extérieures d’alors, Mitchell Sharp, avait proposé au gouvernement de souscrire àce qu’il
avait appelé la « troisième option  », l’option multilatérale, àl’encontre d’une « première option  », le maintien du statu quo, ou d’une « deuxième option  », le rapprochement avec les
EUA [34]. Or, en sanctionnant la séparation des missions étrangères et commerciales, le nouveau premier-ministre entend peut-être mettre un terme àune cohabitation entre multilatéralisme et bilatéralisme qui était devenue de plus en plusdifficile au fil des ans, une difficulté que les échecs essuyés par la diplomatie commerciale canadienne successivement àCancun et àMiami en 2003 a confirmé hors de tout doute raisonnable. En amputant comme il le fait l’ancien MAECI, il se trouve alors àrepositionner les affaires étrangères au niveau international, tandis que le ministère du Commerce international devrait s’occuper des vraies priorités, c’est-à-dire des relations commerciales avec les EUA [35]. Mais de ceci il devrait sans doute être amplement question au cours de l’année 2005, année au cours de laquelle le gouvernement doit procéder àune révision en profondeur de sa politique extérieure.

Notes :

[1Le président Bush signe la Loi commerciale de 2002 le 6 aoà»t. La « Trade Promotion Authority  » (TPA), anciennement connue sous le nom de «  fast track  », était échue depuis 1994 ; elle fait l’objet du Titre XXI de la Loi commerciale de 2002 intitulé : « Bipartisan Trade Promotion Authority Act of 2002  ».

[2Les groupes en question sont : (i) l’accès aux marchés ; (ii) les investissements ; (iii) les services ; (iv) les marchés publics ; (v) les règlements des différends ; (vi) l’agriculture ; (vii) les droits de propriété intellectuelle ; (viii) les subventions, droits anti-dumping et compensatoires ; (ix) les politiques de concurrence.

[3Les trois comités en question étaient : (i) le Groupe consultatif sur les petites économies ; (ii) le Comité conjoint - composé de représentants des secteurs public et privé - sur le commerce
électronique, et (iii) le Groupe de travail sur la participation de la société civile.

[4Ces groupes ont été énumérés àla note 3 ci-dessus. Par ailleurs, il sera davantage question du Comité des négociations commerciales àla section 4.

[5Ce sont : (i) l’éducation ; (ii) la démocratie et les droits de la personne ; (iii) la pauvreté, et (iv) l’intégration économique.

[6L’expression est due au président, Dwight D. Eisenhower qui l’avait utilisée dans son discours d’adieu àla nation, le 17 janvier 1961. Elle est utilisée ici àdessein àcause du rapprochement suggéré entre la situation actuelle et celle qui prévalait durant la Guerre froide.

[7On peut remonter plus haut et voir dans les dispositions très contraignantes pour le Canada, àtout le moins, inscrites au chapitre 9 consacré àl’énergie, dans l’Accord de libre-échange entre le Canada et les EUA de 1987, la mise en place d’une véritable politique sécuritaire d’approvisionnement énergétique de la part des EUA.

[8Cette loi, d’où origine la procédure dite de « fast track  », prévoyait également la mise sur pied du bureau du Représentant au commerce (Office of the U.S. Trade Representative).

[9International Trade Commission.

[10Des conditions du genre : « si, et seulement si  » («  If, and onlyif  »).

[11The National Security Strategy of the United States of America, 17 septembre 2002.

[12Voir R. Zoellick, Globalization, Trade and Economic Security. A ten point agenda for trade, 1 er octobre 2002.

[13Voir : Perspectives Économiques, Revue électronique du département d’État des Etats-Unis, vol. 7, no. 3, octobre 2002. En ligne : http://usinfo.state.gov/journals.

[14À l’occasion de la huitième Rencontre ministérielle des ministres du commerce des Amériques tenue àMiami, les 20 et 21 novembre 2003, le secrétaire-général de l’OEA, César Gaviria, confiait au chroniqueur du Miami Herald que « la peur de la Chine imprègne l’atmosphère de la rencontre  », et pour cause. En 2002, àla surprise générale, la Chine déclassait le Mexique pour se hisser au deuxième rang des partenaires commerciaux des EUA, après le Canada. Voir : Andres Oppenheimer, « Fear of ‘Made in China’ Speeds Up Deal  », Miami Herald, 21 novembre 2003.

[15D’ailleurs, il est intéressant de souligner, au passage, qu’aucune organisation de gens d’affaires du Canada n’apparaît dans la liste des cinquante et quelques organisations qui sont présentes au Forum des affaires des Amériques qui se tient en même temps que la huitième Rencontre des ministres àMiami. C’est ce qui explique le recours au qualificatif « altruiste  » dans le présent contexte : le gouvernement du Canada, en n’agissant plus comme porte-parole des intérêts immédiats de ses propres gens d’affaires, négocierait alors pour des motifs plus élevés.

[16Le CNC aura la responsabilité générale d’assurer la pleine participation de tous les pays dans le processus de la ZLÉA. Il assurera aussi que ce thème, en particulier celui des préoccupations des économies de petite taille ou des pays en développement sera traité par chaque groupe de négociation. Le CNC se réunira autant de fois qu’il sera nécessaire, et au moins deux fois par année.

[17Les neuf GN sont : accès aux marchés, agriculture, services, investissement marchés publics, droits de propriété intellectuelle, subsides/anti-dumping et droits compensatoires, politique de concurrence et mécanisme de règlement des différends. Les quatre GNN sont : le comité technique sur les questions institutionnelles, le comité des représentants gouvernementaux sur la société civle, le groupe consultatif sur les économies de petite taille et le comité conjoint privé-public d’experts sur le commerce électronique.

[18Voir le site du U.S. Commercial Service en Colombie : www.buyusa.gov/columbia.

[19Ces domaines sont, pour mémoire : (i) l’accès au marché ;
(ii) l’agriculture ; (iii) les services ; (iv) l’investissement ; (v) les marchés publics ; (vi) la propriété intellectuelle ; (vii) la
politique de concurrence ; (viii) les subventions, les droits
antidumping et les droits compensateurs ; et (ix) le règlement
des différends.

[20Cette stratégie avait également été utilisée antérieurement et
elle a continué de l’être, puisque des accords de libre-échange
avaient été et ont été conclus avec l’Australie, le Bahrain, le
Chili, Israë l.

[21L’idée que ce sommet se tiendrait au printemps en
Argentine, et non pas àl’hiver àBuenos Aires, était déjà, en
soi, un signe d’assouplissement, même s’il était toujours
question de compléter les négociations avant la date butoir du
premier janvier 2005. L’échéance de 2005 correspond àla
durée de vie de l’Autorisation de la promotion commerciale
(APC, ou Trade Promotion Authority , autrefois appelée « fast-track  ») accordée par le Congrès au président. Cependant,
l’APC est automatiquement prolongée jusqu’en 2007, àmoins
d’un vote du Congrès àl’effet contraire. L’assouplissement
dont a fait preuve la Maison blanche dans ce dossier peut alors
être interprété comme un reflet de la conviction que
l’autorisation ne lui serait pas retirée et qu’elle disposerait
alors d’une marge de manoeuvre supplémentaire.

[22L’élément nouveau àcet égard est sans conteste la décision prise par la grande centrale American Federation of Labor-Congress of International Organizations (AFL-CIO), lors d’une convention tenue en Oregon, le 15 septembre 2003, de
réaffirmer son opposition au projet de ZLEA et de s’impliquer
activement dans l’organisation d’une « marche sur Miami  ».

[2323 Ces domaines sont : (i) la responsabilité sociale des entreprises ; (ii) la corruption ; (iii) la défense ; (iv) l’éducation ; (v) la lutte contre les drogues ; (vi) le travail ; (vii) la santé ; (viii) l’environnement ; (ix) la diversité culturelle ; (x) la sécurité continentale ; (xi) la promotion de la femme ; (xii) les sciences et la technologie ; (xiii) le terrorisme ; (xiv) la justice ; (xv) l’agriculture ; (xvi) les transports ; et (xvii) le commerce. Bien sà»r, les négociations ne sont pas menées dans tous ces secteurs àla fois, mais il n’en demeure pas moins qu’au cours de l’année écoulée, des rencontres ministérielles et des réunions d’experts ont eu lieu dans cinq domaines, àsavoir : (i) le travail ; (ii) la sécurité ; (iii) l’agriculture et la vie rurale ; (iv) la décentralisation et la déconcentration des grandes villes ; et (v) les questions sociales.

[24Mieux connu sous son sigle anglais Summit Implementation Review Group (SIRG). Les trois réunions prévues auront lieu en mars, en juin et en septembre 2005.

Rappelons les grandes lignes du mécanisme de suivi tirées du
site officiel du Processus du sommet : « Implementation of the
action plan on the 23 non-trade initiatives identified at the
Miami Summit in 1994 rests in the hands of the OAS
(Organization of Americas States), the IDB (Inter-American
Development Bank) and ECLAC (Economic Commission for
Latin American Countries), a UN body. Compliance is mainly
through whatever moral pressure is generated during the
periodic country reports to the Summit Implementation Review
Group, SIRG
 ».

[25Le compte-rendu de la réunion rapporte cette seule et unique référence àla ZLEA qui vient d’ailleurs en troisième position dans le discours de l’ambassadeur : « The United States
maintains their commitment to the creation of a Free Trade Area
of the Americas (FTAA). During the Special Summit the
countries reiterated their will to complete the negotiations
leading to the FTAA by the year 2005. The United States
supports this initiative by providing US$150 million per year in
training to the countries of the region to promote free markets
 ».

[26Le thème central de la rencontre est le suivant : « Créer de l’emploi pour contrer la pauvreté et pour renforcer la gouvernance démocratique  ». Il est aussi question d’occasion
importante pour la participation de la société civile.
On peut trouver l’information concernant le thème retenu en
prévision du quatrième sommet des Amériques sur le site du
ministère : www.cedha.org.ar.

[2727 Voir Éric Boulanger, « L’accord de libre-échange Japon-Mexique
est enfin signé : une étape historique pour la politique
commerciale nippone  », Chronique des Amériques, novembre
2004. (www.ameriques.uqam.ca )

[28Voir Le Devoir, 18 décembre 2004, p. 1.

[29Le Mercosur compte quatre nouveaux associés : le Chili, le Pérou, le Venezuela et l’Équateur.

[30Le Canada, l’Inde, ainsi que plusieurs pays d’Amérique
centrale et d’Afrique ont envoyé des représentants àla rencontre.

[31L’appellation de « ministère des Affaires étrangères et du Commerce international  » date de 1993.

[32Le nouveau titulaire du ministère est James Scott Peterson. Pierre Pettigrew détient le porte-feuille du ministère des Affaires extérieures.

[33Parmi ces « mesures  », les deux plus importantes et les plus significatives sont l’abandon de la convertibilité du dollar en or et l’imposition d’une taxe àl’exportation de capital vers l’étranger. Le Canada, en tant qu’un des plus importants
bénéficiaires de l’investissement étranger direct en provenance des EUA, était particulièrement touché par ces mesures.

[34Voir M. Sharp, « Canada-U.S. Relations : Options for the
Future  », International Perspectives, automne 1972.

[35Témoigne de ceci le fait que, une année plus tard, le gouvernement n’ait pas encore donné suite àl’offre qui lui avait été acheminée en décembre 2003 d’entamer des négociations commerciales avec le MERCOSUR.

Source : La Chronique des Amériques, Observatoire des Amériques (->http://www.ameriques.uqam.ca]), décembre 2004.

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