Depuis sa naissance, avec l’élection d’Hugo Chávez Frias à la présidence du Venezuela en 1998, le processus bolivarien a toujours été bercé par le chant des Cassandres. Dans la presse nationale, comme à l’étranger, celles-ci se sont longtemps crues fondées à dénoncer, par anticipation, la dégénérescence inévitable d’un « régime illégitime  » vers une forme d’autoritarisme dictatorial.
Si, depuis, la réalité ne leur a jamais donné raison, les récentes victoires des « chavistes  » au référendum du 15 aoà »t dernier et aux élections municipales régionales du 31 octobre n’ont pas manqué de raviver leurs inquiétudes tout en transformant, de façon assez ironique, une rhétorique caractérisée par... son opportunisme.
On apprend ainsi que « trop de légitimité tuerait la légitimité  » et qu’en raflant 20 des 22 Etats où se tenaient les élections (y compris les anciens bastions de l’opposition) et 270 des 337 municipalités du pays, Chávez marcherait maintenant d’un pas résolu vers un autoritarisme populiste issu de la concentration du pouvoir.
C’est là faire bien peu de cas de la réalité du processus bolivarien. A chaque étape de sa construction, celui-ci vise au contraire à stimuler la participation citoyenne et une conscience politique qui sont les véritables garantes de l’intégrité du processus.
L’expérience menée à l’école Juan Bautista Alberdi est à ce titre exemplaire.
Bipartisme clientéliste, corruption endémique, désengagement de l’Etat... les quarante années de partage du pouvoir entre les deux grands partis vénézuéliens - COPEI et Action démocratique - auront largement suffi à figer l’appareil d’état dans un bureaucratisme d’airain. Il est évident qu’une réforme en profondeur d’un tel système ne se fait pas du jour au lendemain, surtout lorsqu’elle est entravée par une opposition prête à tout et soutenue par une Maison Blanche inquiétée par ce qui se joue « dans son jardin  ».
Sans surprise, Hugo Chávez dut, dès son arrivée au pouvoir en 1998, mettre en place des structures parallèles à un appareil d’état sclérosé, de façon à faire face, avec un minimum d’efficacité, aux urgences qui assaillaient le pays. Jugées pour ce qu’elles n’étaient pas (une réforme structurelle de l’Etat), ces mesures d’urgence ne manquèrent pas de s’attirer les foudres de l’opposition. Elles portaient pourtant, dès leur mise en place, la marque de fabrique du processus bolivarien : efficacité, créativité et participation citoyenne. L’objectif du gouvernement fut, d’emblée, de favoriser l’organisation d’un mouvement populaire déjà conscient que de son implication dans le processus dépendra la réussite de la révolution bolivarienne... de « sa  » révolution. De façon paradoxale, c’est le lock-out [1] de 2002/2003 qui déclencha l’un de ces mouvements d’organisation citoyenne à l’école Juan Bautista Alberdi. Retour sur les faits.
Dans le Venezuela de Chávez, comme trente ans auparavant dans le Chili de Salvador Allende, l’opposition s’est abondamment appuyée sur trois lock-out - que les médias présentent comme des mouvements de grève [2] - pour lutter contre l’administration en place. En décembre 2002 et janvier 2003, une grève dirigée par les cadres supérieurs paralyse la société Petroleos De Venezuela SA (PDVSA), la compagnie pétrolière du Venezuela, véritable poumon économique du pays. Le blocus de PDVSA, qui vise à limiter la marge de manÅ“uvre de Chávez, asphyxie le pays dans son ensemble [3]. La pression économique s’intensifie et le PIB vénézuélien plonge vertigineusement. Le mouvement de « contestation  » gagne bientôt le système éducatif et, dans la municipalité de Caracas (une municipalité alors tenue par l’opposition), de nombreux directeurs d’écoles ferment leur établissement. Entre les mois d’octobre et de décembre 2001, les élèves de la municipalité ne reçoivent que 17 jours de classe. Dans ce contexte et en réaction au "blocus scolaire", 28 des 97 écoles de la région sont investies par des parents d’élèves de la Communauté [4] qui décident de prendre en charge l’éducation de leurs enfants. Les médias s’emparent rapidement de l’affaire... Face aux accusations, aux menaces et à l’intervention armée de la police métropolitaine, seules 2 écoles continuent à résister, alimentant l’une des batailles les plus sévères de la guerre médiatique qui fait rage... c’est le cas de l’école Alberdi.
Quand une équipe de télévision d’une des grandes chaînes commerciales du pays vient faire un reportage dans l’école, les images sont saisissantes : la déperdition morale du lieu se lit sur des murs fissurés où la peinture s’écaille... Exhortant le public à ne pas envoyer leurs enfants dans ces repères de "prostitution" gardés par des voyous armés de bâtons et de bouteilles cassées, les médias d’opposition [5] couvrant l’affaire - qui sera rapidement baptisée la « tomada  » [6] -, ne parlent pas de parents d’élèves, mais de « tomistas  » [7], infiltrés par des « cercles bolivariens  » [8], eux-mêmes présentés comme des « cercles militaires  », et les accusent de garder l’école en arme. Pourtant, celui qui se rend sur les lieux est surpris de trouver un espace ouvert, accueillant et agréable. Comme bien souvent au Venezuela, l’explication commence par la citation (de mémoire !) de la Constitution.
« Tous les citoyens et citoyennes ont le droit de participer librement aux affaires publiques, directement ou par le biais de leurs représentant(e)s élu(e)s (...).  » [9] explique Oscar Negrin, le responsable de l’école Alberdi aujourd’hui, « c’est le principe même de la démocratie participative  ». Il ajoute qu’au regard de l’article 184 de cette même constitution, il est de la responsabilité des municipalités de mettre en place le système éducatif et d’en assurer le fonctionnement. Pourtant, ce que les médias oublient de rappeler, c’est que pendant la grève des écoles dans l’Alcaldia Mayor, seuls les instituteurs et les professeurs en grève continuaient à percevoir leurs salaires... une atteinte anti-constitutionnelle contre le système éducatif du pays.
Alors que la directrice gréviste déguerpit et se trouve de nouvelles responsabilités auprès de la mairie, les parents d’élèves, réunis par la certitude que « c’est seulement ensemble que nous réussirons cette expérience  » [10], commencent à s’organiser. Il sont d’abord une poignée, portés par la conviction de faire vivre le projet bolivarien. Puis d’autres les rejoignent pour participer bénévolement, selon les compétences de chacun, à la remise en état d’une école dont on s’aperçoit vite qu’elle avait été laissée à l’abandon par la municipalité. Les salles de classes sont nettoyées de fond en comble, les murs refaits et repeints ; le terrain de sport est déblayé ; une cantine est bientôt inaugurée. Le matériel pédagogique et les livres qu’on avait laissés s’entasser sans les distribuer sont rassemblés pour ouvrir une bibliothèque qui, comme le reste des infrastructures de l’école, est ouverte à tout le quartier. On fait aussi des découvertes : l’école disposait d’uniformes qui devaient être distribués aux enfants, mais on apprend que la directrice préférait les vendre à 5 000 bolivars pièce [11].
Dans les établissements scolaires, cette « corruption de tous les jours  » s’accompagnait bien souvent d’un désinvestissement pédagogique de certains enseignants, que les parents d’élèves ont aujourd’hui affublé du titre de « salariés de l’enseignement  ». Toutefois, et malgré leur détermination, les parents ne pouvaient assumer l’immense responsabilité de cette réappropriation citoyenne de l’éducation sans l’appui de « professionnels  » et de professeurs, enthousiasmés par l’expérience, choisirent de reprendre leurs fonctions ou de rejoindre l’équipe qui se créait... l’un d’entre eux expliquant même que l’expérience Alberdi lui avait « ouvert les yeux sur les enjeux inhérents à son rôle d’enseignant  » dans le cadre du processus bolivarien.
A la Mairie, on ne voyait pas les choses du même Å“il : les parents d’élèves furent bientôt enjoints de quitter les lieux et la campagne de dénigrement redoubla de violence, toujours avec l’appui d’une presse obéissante. Le 23 janvier 2003, un quotidien national titre "Violences[à l’école Alberdi] " avant de reprocher aux responsables de l’école, aussi qualifiés de "cercles de la terreur", de refuser le dialogue avec les autorités. C’est patiemment, même si la lassitude ne se dissimule plus totalement chez lui, que Monsieur Negrin, nous fait la démonstration presque "mathématique" de l’absurdité de telles accusations. Encore une fois, il n’est besoin que de la Constitution pour se défendre des attaques lancées par l’opposition. « Pourquoi refuser de rencontrer des autorités dont le devoir est de faire respecter le texte suprême de notre pays, la Constitution, quand le texte même de cette constitution établit la légitimité de notre action ?  » Il poursuit et cite avec une précision saisissante "l’Article 132 [12] [qui] établit le devoir de chaque citoyen de participer à la défense des Droits de l’Homme et l’Article 102 [13] [qui] indique clairement que le droit à l’éducation fait partie des Droits de l’Homme".
Mais les prétendus « tomistas  » semblent mieux connaître - ou à tout le moins respecter - la Constitution que leurs adversaires. En effet, ces derniers concentrent bientôt leurs attaques sur un jugement officiel dont ils anticipent déjà le résultat - défavorable aux parents d’élèves, cela va sans dire. Encore une fois, le tintamarre médiatique couvre le susurrement de la réalité quand la décision officielle est prise. Lorsque l’opposition demande à un juge d’application des peines de venir expulser la "Communauté" de l’école, les équipes de tournage se bousculent sur le lieu de "l’événement". Or, ce soir-là , contre toute attente, aucune image d’éviction sur les écrans, aucun sujet "choc" annoncé sur le ton de la victoire... et pour cause. "Préparé" par les responsables médiatiques et l’opposition, le juge d’application n’avait pas pris le temps de lire en détail le jugement prononcé par le tribunal. Ce sont donc les responsables de l’école, qui s’étaient, eux, formés aux complexités de la langue juridique, qui, tout en l’accueillant dans les locaux de l’école, lui expliquèrent la décision qui avait été prise... Lorsque le juge quitta l’école, les caméras braquées sur lui, ce ne fut pas pour annoncer la fin de l’expérience de l’école Alberdi, mais pour dire son dégoà »t et sa honte de s’être laissé manipuler.
Pendant ce temps, la communauté continue son travail au sein de l’école : « il faut que nous [la communauté] prenions nos responsabilités : c’est le seul sens que je peux donner au mot "Démocratie"  » lance une femme du quartier alors que les premières expériences de budget participatif sont mises en place. Les subventions arrivant des programmes « Mission Robinson  » (lutte contre l’analphabétisme - éducation primaire), « Mission Ribas  » (éducation secondaire), « Mission Sucre  » (éducation supérieure) et « Mission Vuelvan Caras  » (valorisation de l’apprentissage professionnel) donnent à la communauté l’opportunité de mettre en place un système de gestion démocratique basé sur le vote de chacun. Une salle est équipée d’ordinateurs (il ne manque plus qu’une connexion Internet !), on propose des cours de langues et, grâce au soutien de nouveaux venus français et belges, les gens du quartiers se forment aux techniques de l’audiovisuel. Ainsi, en partenariat avec la nouvelle chaîne de télévision communautaire du pays, Vive TV, les enfants du quartier préparent par exemple, chaque semaine, une émission d’information diffusée le dimanche matin, Noticieros a los ninos. Ce dernier développement prend toute sa signification quand on rappelle que dans un pays où les médias traditionnels sont aux mains de l’opposition, le développement de médias communautaires va de pair avec l’avancée du processus bolivarien [14].
Mais dans l’école comme au gouvernement, le projet même de "participation citoyenne", de mise en valeur de personnes sans autre qualification que leur appartenance à la Communauté, sans autre qualité que leur citoyenneté, sans autre droit que la Constitution pour laquelle ils ont voté, est vécu comme une menace par une classe moyenne attachée à ses privilèges économiques, mais aussi et surtout, socioculturels. Le maire d’opposition, Alfredo Peña, ne rend pas les armes. Suivi de près par des média au garde-à -vous, il déplace ses attaques sur le thème de la validité des enseignements dispensés à l’école Alberdi, annonçant que l’année scolaire serait tout simplement invalidée. Après les attaques au mortier du mensonge, les bombardements intensifs de la désinformation se nourrissent de la prétention de Monsieur Peña a être la « seule autorité compétente  » sur la question de l’école. « Monsieur Chávez lui-même ne pourrait pas entrer dans l’école sans mon autorisation  » lance-t-il à loisir à une presse bienveillante. Lorsque le ministère de l’éducation décide pourtant de valider la scolarité dispensée à l’école Alberdi, le silence médiatique est à la hauteur du succès des parents d’élèves.
Avec aujourd’hui plus d’une soixantaine de bénévoles, une trentaine d’enseignants, environ 400 élèves, l’école a bien changé depuis l’arrivée des premiers parents d’élèves. Elle est devenue un lieu de vie où peuvent se retrouver les différentes classes d’âge, où père et fils sont assis sur les mêmes bancs, fiers tous deux de partager l’accès à un savoir jusqu’alors séquestré, où mère et fille peuvent participer à la réappropriation du droit à la culture et à la connaissance, où chacun participe à la création de cette citoyenneté nouvelle et responsable que le projet bolivarien cherche à promouvoir. « On a enfin pu retrouver confiance en nous  » explique un habitant du quartier et c’est un sentiment de fierté qui anime une population longtemps humiliée par l’Etat. Fierté d’être capable de suivre un enseignement « pour la première fois de ma vie  » raconte une dame, âgée de 67 ans qui suit les cours d’alphabétisation. Fierté d’avoir su « se prendre en main  ».
A bien des égards, le processus lancé au sein de l’école Alberdi est à l’image de la véritable révolution qui transforme sans heurts le Venezuela. Une révolution mue par sa base. Une révolution qui impose à la bureaucratie de l’ancien régime de s’ouvrir au désir du peuple : se responsabiliser. Loin d’être illégitime, la participation des parents, de la Communauté, représente une étape de plus dans un processus de décentralisation unique parrainé par un gouvernement qui cherche à endiguer toute dérive totalitaire en son sein en déléguant le pouvoir de décision au maximum.
Interrogé (à l’issue d’une présentation de cette expérience à Paris en décembre dernier), sur le fait que, pendant les deux heures de son exposé, le nom de Chávez n’avait été prononcé qu’une seule fois, Oscar Negrin expliquait en brandissant fièrement la Constitution (qu’il n’avait pas lâchée de la soirée) : « Chávez nous a donné l’instrument [qui a permis cette expérience]  ». Si le président est bien l’« inspirateur  » de cette « révolution du peuple  », « il faut bien comprendre que le processus continuerait sans Chávez  », dont le mérite est avant tout d’avoir su « transformer les besoins de son peuple en droits  ».
Ce qui illustre le mieux la singularité de l’expérience bolivarienne du Venezuela, ce sont les petites échoppes installées à la va-vite le long des artères principales des grandes villes où l’on peut se procurer, au format "poche", l’ensemble des textes de loi en vigueur dans le pays. Au Venezuela, la Loi n’a rien d’abstrait et la plupart des gens se sont approprié le texte de la toute jeune Constitution à la rédaction de laquelle ils ont pu participer [15], et qui fut adoptée par une majorité de plus de 60 % des votants. Demandez à un "chaviste" [16], si la révolution bolivarienne est, comme on l’entend souvent à l’étranger, un processus inspiré (pour ne pas dire « imposé  ») par un leader charismatique (et peut-être manipulateur ?) et il vous répondra probablement en se tapant d’un geste fier et assuré la poche de sa chemise (dans laquelle on devine la « bicha  » [17]) : "La Consitucion no es de Chávez, es de todos."
[1] Un lock-out est une fermeture provisoire d’une entreprise, décidée par l’employeur. Il s’agissait dans ce cas précis, d’une tentative de déstabilisation du gouvernement menée par l’opposition (avec le soutien « sonnant et trébuchant  » des Etats-Unis).
[2] Lire Dans les laboratoires du mensonge, Maurice Lemoine, Le Monde diplomatique, aoà »t 2002. (http://risal.collectifs.net/article...)
[3] On notera toutefois que certains organes de presse de l’opposition, comme par exemple le quotidien El Nacional (dont les revenus dépendent en grande partie des annonceurs), parvint de façon "miraculeuse" à survivre pendant toute la période de grève... sans la moindre publicité !
[4] La « communauté  » se réfère à un quartier. Il est à noter que, la mixité sociale est extrêmement réduite dans le pays, ce terme renvoie aussi à une certaine homogénéité en termes de classe.
[5] La distinction a perdu de son utilité au Venezuela où la situation est devenue telle que "médias" et "opposition" sont devenus des quasi-synonymes (à moins que l’on ne parle de Canal 8, la chaîne d’état, qui pêche par les mêmes travers que ses "adversaires" tant elle essaye, à elle seule, de "contrebalancer" l’information/propagande diffusée à longueur de journées par les grandes chaînes privées RCTV, Globovision ou encore Venevision)
[6] « Prise [de l’école]  » (comme on « prend  » un otage).
[7] Ultimas Noticias, 15 aout 2003.
[8] Formations politiques légales proches du gouvernement Chávez.
[9] Article 62 de la Constitution de la République bolivarienne du Venezuela.
[10] Propos tenus par un des membres de la « communauté  » dans un film réalisé par l’école en collaboration avec Catia TV, une chaîne de télévision communautaire de Caracas.
[11] Soit 2,5 euros. (Pour information, le PNB par habitant était de 4 760 dollars en 2001).
[12] "Toute personne a le devoir de remplir ses responsabilités sociales et de participer de façon solidaire à la vie politique, civile et communautaire du pays, en promouvant et en défendant les droits de l’homme comme fondement de la cohabitation démocratique et de la paix sociale". Constitution de la République Bolivarienne du Venezuela.
[13] " L’éducation fait partie des droits de l’homme et est un devoir social fondamental (...)." Constitution de la République Bolivarienne du Venezuela.
[14] Lire Vive TV ou la communication au service d’une citoyenneté nouvelle, Renaud Lambert, RISAL (http://risal.collectifs.net/article...)
[15] La nouvelle constitution du pays fut adoptée en 1999 après que l’assemblée constitutive a reçu plus de 2 000 000 millions de contributions de citoyens à travers le pays.
[16] "Chaviste" ou partisan du processus de réforme mis en place par le président Chávez.
[17] Littéralement « le machin  », surnom de la Constitution bolivarienne du Venezuela.