Le 31 octobre, en élisant un président de gauche - M. Tabaré Vázquez, du Front élargi -, les Uruguayens n’ont pas seulement mis un terme à cent soixante-dix ans de partage du pouvoir entre le Parti colorado et le Parti national (ou blanco). Par voie référendaire, et avec une majorité de 64,5 %, ils ont également décidé d’inscrire dans la Constitution que l’eau appartenait au domaine public et qu’elle ne pourrait être privatisée.
L’eau décrétée bien public national par référendum populaire, cela ne se voit pas tous les jours. Pourtant, en Uruguay, il ne s’agit pas là d’une première. Dans ce pays effacé du continent, le mouvement social a réussi à freiner considérablement le néolibéralisme et les privatisations, avant de permettre à une coalition de gauche - le Front élargi - qui regroupe une trentaine d’organisations (de l’extrême gauche au centre droit) d’accéder au pouvoir.
Le recours au vote, par référendum d’« initiative populaire  » ou par plébiscite, fait partie intégrante de la démocratie uruguayenne. En 1980, en pleine dictature, une Constitution élaborée par le gouvernement militaire, soumise à plébiscite, fut rejetée par 57,9 % du corps électoral. Neuf ans plus tard, et dans un apparent mouvement de balancier, la loi dite de caducité de prétention punitive de l’Etat, assurant une immunité presque totale aux responsables des tortures et crimes commis durant la dictature, fut avalisée par 52,7 % des citoyens. Ceux-ci parurent alors passer définitivement l’éponge sur la « guerre sale  » [1] ; en fait, encore sous le coup de la terreur passée, leur vote visait à éviter tout retour de bâton des militaires et à sauvegarder la démocratie. En réaction, l’épisode donna lieu à la naissance d’un fort mouvement social et à la consolidation de l’identité de la gauche, autour du Front élargi.
Dès lors, constituant un cas unique en Amérique latine, à chaque fois que leur patrimoine a fait l’objet de tentatives de privatisation et qu’un scrutin a pu être organisé en recueillant les centaines de milliers de signatures requises, les Uruguayens n’ont pas hésité. Ainsi, en 1992, ils firent annuler, à une majorité de 72 % des voix (alors que la gauche électorale n’en obtenait que 30 %), cinq des trente-deux articles de la loi de privatisation, difficilement approuvée par les députés après seize mois de débat. Par la même occasion, ils sauvèrent l’entreprise nationale de télécommunication Antel, promise au capital étranger. Désormais, cette compagnie est l’une des trois plus importantes d’Amérique du Sud, alors que la plupart des autres pays du continent ont vendu leurs réseaux à des transnationales européennes et américaines, qui imposent les tarifs de leur choix et tirent, année après année, de juteux bénéfices de leur situation de force.
Décidément insolent, le 28 aoà »t 1994, ce peuple rejette (par 63 % des voix) une réforme constitutionnelle proposée par les forces politiques majoritaires - et par le Front élargi ! - prévoyant, entre autres, la révision du système électoral et celle des prestations sociales.
Certes, le recueil des signatures nécessaires à l’organisation d’une consultation n’aboutit pas toujours, même quand le succès paraît assuré. En février 2001, la privatisation des chemins de fer (laissés pratiquement à l’abandon depuis plus de vingt ans) ainsi que celle du terminal des conteneurs du port de Montevideo ne purent faire l’objet d’un référendum parce que seuls un peu plus de 500 000 citoyens s’étaient mobilisés dans les délais impartis.
Cependant, confirmant la montée en puissance de la contestation, les Uruguayens se prononcent, en décembre 2003, à une majorité de 62,2 %, contre l’« association  », même minime, de l’entreprise nationale Ancap - société de production, distribution et raffinage des produits pétroliers, des alcools et du ciment - avec des entreprises et des capitaux étrangers. Imaginée pour tourner la résistance à la privatisation des entreprises publiques, cette formule d’« association  » avait pourtant reçu l’appui de quelques dirigeants du Front élargi.
L’enjeu était de taille : avec 2 400 travailleurs et employés, Ancap est l’entreprise industrielle la plus importante du pays. Pour réunir, en un an, les 620 000 adhésions exigées (soit 25 % des citoyens ayant le droit de vote), les 1 200 adhérents du syndicat de l’entreprise, auxquels se joignirent 800 syndiqués retraités, frappèrent aux portes des maisons, jusqu’aux plus isolées : « Nous avons convaincu 685 000 personnes que la loi promulguée le 28 décembre 2001 allait impliquer, à moyen terme, un appauvrissement du pays tout entier, se souvient M. Juan Gómez, président du syndicat. Ce fut une expérience formidable, une campagne de prise de conscience au cours de laquelle des milliers de citoyens et citoyennes fidèles depuis des générations aux partis traditionnels ont apposé leur signature sur le formulaire requis.  »
« Une sorte de Bruxelles du Sud  »
A moins d’un an du scrutin présidentiel et législatif, cette mobilisation du mouvement social accentua l’isolement du président Jorge Battle et, prenant valeur de test électoral, préfigura les résultats d’octobre 2004, qui verront son parti dégringoler à 10,36 % des voix.
Depuis sa fondation, en 1971, le Front élargi n’a cessé de progresser, jusqu’au succès du 31 octobre 2004, où il a gagné, avec 50,45 % des voix, sous l’appellation de Rencontre progressiste -Front élargi - Nouvelle majorité (EP-FA-NM). Force de centre gauche, il regroupe un large éventail de courants politiques, depuis d’ex-révolutionnaires du Mouvement de libération nationale - les Tupamaros [2] - jusqu’à des personnalités de centre droit. Toutefois, comme le soulignait le sénateur José Pépé Mujica, 70 ans, ancien guérillero tupamaro et leader du Mouvement de participation populaire (MPP) [3], « il y a une distance bien plus grande entre la tendance la plus progressiste de la coalition blancos/colorados jusqu’à présent au pouvoir et nos camarades les moins à gauche, qu’il n’y en a entre toutes les forces de la nouvelle majorité  ». Avec 30 % des voix, le MPP sera la première composante de cette majorité de gauche.
Incontestablement, la gestion municipale de Montevideo, où résident près de la moitié des 3 339 000 habitants du pays, a contribué, depuis 1990, à cette montée en puissance. Rénovation et nettoyage des parcs et places publics, drainage des eaux usées, réfection d’un front de mer de près de 20 kilomètres, réaménagement des plages accessibles aux 300 000 citadins n’ayant pas les moyens de se rendre sur les plages distantes de la capitale... « Depuis dix ans, l’un de mes objectifs a été de faire de Montevideo, siège du Mercosur - le marché commun réunissant, depuis 1990, l’Uruguay et ses trois voisins, Brésil, Paraguay et Argentine -, une sorte de Bruxelles du Sud, et je crois que nous sommes en train d’y parvenir  », explique son maire, M. Mario Arana, réélu en l’an 2000, pour un second mandat de cinq ans, par près de 58 % des habitants.
L’évolution de cette ville, redevenue une belle capitale, en dépit d’une rétention substantielle des fonds que l’Etat aurait dà » lui verser s’il n’avait tenté de mettre des entraves à la réussite de l’opposition, a sans nul doute convaincu nombre de citoyens à faire le pari du changement à l’échelle du pays.
Pourtant, le redressement de la ville s’est déroulé dans un contexte particulièrement difficile. Revenant sur la débâcle financière qui dévasta l’Argentine et ravagea six mois plus tard l’Uruguay, au cÅ“ur de l’hiver 2002, M. Arana la compare à la crise boursière de 1929. Signes avant-coureurs, les exportations uruguayennes vers l’Argentine chutèrent de 70 % durant les quatre premiers mois de 2002, par rapport à la même période de 2001 ; le tourisme en provenance d’Argentine diminua de moitié.
Cet hiver-là , des cantines populaires furent organisées dans tout l’Uruguay, en particulier à Montevideo. Parmi les aides d’urgence obtenues de l’étranger, celle de l’Union européenne fut substantielle. Mais ce fut essentiellement la solidarité des habitants eux-mêmes, jointe à l’habitude de se réunir en assemblées de quartier pour décider des priorités de développement et d’infrastructure, dans un constant processus de dialogue avec la mairie, qui aura permis de sauver la quasi-totalité des personnes les plus fragiles, à quelques dramatiques exceptions près. « Aux citoyens des quartiers de Pocitos, Punta Gorda ou Carrasco, où l’indice de pauvreté ne dépasse pas 2 %, j’ai annoncé des augmentations d’impôts au seul bénéfice des secteurs les plus nécessiteux, où la pauvreté atteint des taux de 50 %, 60 % et jusqu’à 95 %  », souligne le maire de Montevideo.
Alors que cette région du monde s’épuise en de multiples soubresauts - tentative de déstabilisation au Venezuela, renversement du président Sánchez de Lozada en Bolivie, etc. -, la crise financière, en Uruguay, n’a pas fait trembler le système politique. Craignant une « argentinisation  », un chaos qui favoriserait la droite, la gauche politique (le Front élargi) comme la gauche sociale (la centrale syndicale PIT-CNT, principale force salariale organisée) ont évité la confrontation avec le gouvernement de M. Jorge Battle [4]. M. Tabaré Vázquez a même tendu la main au pouvoir et appelé à l’union de tous les partis et de tous les secteurs sociaux, évitant au pays de sombrer dans les convulsions.
Avec une majorité absolue au Parlement - 17 sièges sur 31 au Sénat ; 52 sièges sur 99 à la Chambre des députés -, le nouveau pouvoir présente un profil équilibré entre ses diverses tendances, gage, selon ses dirigeants, d’une stabilité interne qui devrait rejaillir jusque dans ses contacts avec l’opposition. « Notre devoir consiste à promouvoir le dialogue, dans l’intérêt général  », a déclaré M. José Mujica. Futur ministre de l’économie, M. Danilo Astori se montre, pour sa part, partisan d’une renégociation avec le Fonds monétaire international (FMI) de l’énorme dette de 10,73 milliards de dollars héritée du gouvernement sortant. Annoncée comme une priorité absolue par les représentants du gouvernement à venir, alors que le taux de chômage a reculé à 13,3 % dans un contexte de lente reprise, la première tâche sera de fournir une aide et un suivi aux 100 000 personnes qui survivent dans l’indigence.
« J’ai confiance, confie Mme Adriana Marquisio, vice-présidente du syndicat des Å’uvres sanitaires de l’Etat (OSE), entreprise nationale de distribution et d’écoulement de l’eau. La gauche ne se vendra pas. L’Uruguay est très politisé, tout le monde participe, jusque dans les zones rurales, écoutant les radios alternatives, s’engageant dans des campagnes comme celle que nous venons de gagner pour la préservation de nos ressources en eau. Le peuple ne se laisse pas manipuler, et n’applaudit pas plus ce qui ne lui plaît pas !  »
Avalisé par deux citoyens sur trois, le plébiscite engagé contre la privatisation des eaux a conduit la direction de l’entreprise Uragua, constituée en majorité de capitaux espagnols et présente depuis l’an 2000 dans la zone touristique de Punta del Este, à annoncer qu’elle quitterait l’Uruguay au plus vite. Non sans revendiquer une indemnisation qu’elle semble peu susceptible d’obtenir. « Cette entreprise n’a pas seulement failli à ses engagements au plan sanitaire, obligeant les habitants à boire de l’eau en bouteille pour avoir laissé un colibacille infecter le réseau, mais, en quatre ans, elle aura coà »té plus de 100 millions de dollars aux contribuables  », résume Mme Marquisio. Cette expérience, engagée sous la pression du FMI, s’inscrit effectivement en chiffres rouges : 70 millions de dollars de pré-investissements que l’Etat devra rembourser jusqu’en 2009, en ajoutant quelque 20 millions pour les intérêts ; 24 millions de dollars de contributions payées par les usagers et non engrangées par l’Etat ; sans compter environ 10 millions de dollars qu’il faudra réinjecter pour la remise en état du réseau.
L’élection de M. Tabaré Vázquez ne se produit pas seulement dans un contexte favorable au plan interne. A l’échelle du cône sud, il renforce et bénéficie de la coloration « progressiste  » donnée par le Brésil du président Luiz Inacio da Silva (« Lula  »), l’Argentine de M. Nestor Kirchner et le Chili de M. Ricardo Lagos. « Sans oublier le Venezuela de Chávez  », souligne le maire actuel de Montevideo. Mais, plus que le radicalisme vénézuélien, c’est sans doute le modèle brésilien de « Lula  » que le nouveau pouvoir se prépare à appliquer.
La longue marche du Front élargi
1973. Malgré une vieille tradition démocratique, le pays bascule dans la dictature militaire.
25 novembre 1984. L’élection à la présidence de M. Julio Maria Sanguinetti (Parti colorado) marque une libéralisation progressive du régime.
26 novembre 1989. Premières élections libres depuis 1972. M. Luis Alberto Lacalle (Parti national) est élu président. Représentant du Front élargi, M. Tabaré Vásquez devient maire de Montevideo.
27 novembre 1994. M. Julio Maria Sanguinetti (Parti colorado) est élu président. La coalition de centre gauche, dont le principal membre est le Front élargi, obtient 30,8 % des suffrages.
31 octobre 1999. M. Tabaré Vázquez remporte le premier tour de l’élection présidentielle avec 38,5 % des voix, mais il sera battu au second tour par le candidat du Parti colorado, Jorge Battle.
31 octobre 2004. Candidat pour la troisième fois, M. Tabaré Vázquez est élu président de la République, avec 50,69 % des voix.
[1] Cette loi n’a pas empêché l’ouverture, ces dernières années, de procédures judiciaires contre d’anciens responsables de la dictature. L’ex-président Juan Maria Bordaberry est l’un d’eux, accusé d’avoir violé la Constitution en se soumettant aux militaires, au moment de leur coup d’Etat du 27 juin 1973.
[2] Le Mouvement de libération nationale, né de groupes d’autodéfense de la gauche et plus connu sous le nom de Tupamaros, passe à la lutte armée urbaine à la fin des années 1960, estimant l’Uruguay menacé par un coup d’Etat fasciste. Après des succès initiaux, il sera écrasé par l’armée.
[3] Ses 28 élus (7 sénateurs et 21 députés) ont déclaré, le 8 novembre, que leur salaire mensuel serait plafonné à 20 000 pesos, soit à peine 600 euros. Le solde alimentera un fonds de solidarité.
[4] Lire Raul Zibechi, « Uruguay, une gauche pour la stabilité  », Agence latino-américaine d’information (ALAI), America latina en movimiento, Quito, aoà »t 2004.
Source : Tous droits réservés © 2004 Le Monde diplomatique (http://www.monde-diplomatique.fr), décembre 2004.