L’Uruguay passe àgauche
par Ximena Federman , Mercedes L. San Miguel
Article publié le 1er mars 2005

L’Uruguay "se met bien ample [1]
par Mercedes López San Miguel
article en espagnol

L’Uruguay s’apprête au changement. Le socialiste Tabaré Vázquez, membre de la coalition Encuentro Progresista - Frente Amplio (EP-FA), deviendra ce mardi 1er mars le premier président de gauche dans l’histoire du pays. Les alliances de pouvoir des traditionnels partis "Blancos" et "Colorados" et leur alternance au pouvoir ont pris fin. La coalition de gauche jouit d’une majorité parlementaire pour gouverner, dans un nouveau contexte latino-américain : la rejet des gouvernements néolibéraux qui ont marqué la décennie 90.

Le 31 octobre dernier, le EP-FA a obtenu la victoire àl’élection présidentielle au premier tour. Ceci, plus la majorité au Parlement, dessine un panorama encourageant de gouvernabilité pour Tabaré Vázquez. Cet oncologue de 65 ans, né àMontevideo, avait perdu les deux élections antérieures et juré qu’il se retirerait de la politique s’il ne gagnait pas lors de cette troisième tentative. Tabaré a agi comme arbitre àl’intérieur de la coalition hétérogène qu’intègrent différentes forces de gauche, parmi lesquelles des membres des ex Tupamaros [guérilla urbaine des années 70, ndlr]. En plus de commander une coalition de centre-gauche semblable àcelle qui a porté au gouvernement du Brésil le leader du Parti des travailleurs, Lula da Silva, il partage d’autres aspects avec le président du Brésil : les deux sont d’origine modeste et sont parvenus àla présidence après avoir parcouru un long chemin.

Dans le cas de Tabaré, en 1994 et 1999, sa force politique ne lui a pas permis d’accéder au pouvoir en raison des alliances que tissèrent les partis Colorado et Nacional contre lui. Auparavant lors des élections de 1989, Vázquez avait gagné la municipalité de Montevideo, et depuis ce moment jusqu’àaujourd’hui, son parti est au pouvoir dans ce district, le plus important du pays. Durant la dernière campagne, Vázquez a été obligé de refroidir ses ardeurs devant les craintes des marchés financiers. Son premier signal a été de nommer Danilo Astori comme ministre de l’économie au cas où il parviendrait àla présidence. Cette désignation de campagne a tranquillisé les marchés : Astori a un discours modéré sur les organismes multilatéraux financiers et de crédit. Dans les cercles politiques et patronaux, on croit qu’il appliquera son discours àsa gestion.

Avec le changement de gouvernement àMontevideo, l’hégémonie au Parlement de la coalition dont le Frente Amplio est àla tête coexistera avec un engagement programmatique de tout le spectre politique sur les politiques de l’Etat. Cet engagement facilitera aussi l’incorporation de fonctionnaires du parti Nacional dans les entreprises publiques, face au refus des Colorados de l’offre frenteamplista. L’Uruguayen sera le seul parlement latino-américain dominé par une coalition de gauche, avec àsa tête deux membres remarqués de la guérilla tupamara, le sénateur José Mujica et la députée Nora Castro.

Au niveau international, le prochain gouvernement d’Uruguay se propose de relancer le Mercosur [Marché commun des pays du Cône sud], d’impulser la Communauté sud-américaine des nations, de renouer les relations avec Cuba et de maintenir de bonnes relations avec les Etats-Unis malgré leurs différences idéologiques. L’entrée en de fonction de Vázquez s’ajoute àun important changement de tendance vers des gouvernements progressistes en Amérique du Sud, sa politique extérieure ne sera pas éloignée de ce phénomène. “Il y a un arc vertueux avec Lagos au Chili, qui passe par Kirchner en Argentine, par Lula au Brésil, par Vázquez en Uruguay, par le Venezuela avec la politique sociale de Chávez”, a affirmé le futur ministre des affaires étrangères, Reinaldo Gargano. Cet "arc vertueux” existe parce qu’il y a un modèle néoconservateur qui a détruit la réalité sud-américaine”, a-t-il dit en référence au fait que sur un continent de 400 millions d’habitants, il y a 200 millions de pauvres.

Le gouvernement sortant du Colorado Jorge Batlle - au pouvoir depuis 2000 avec le soutien des Blancos (parti Nacional) - s’est démarqué du Mercosur et a cherché àouvrir de nouveaux marchés après l’importante chute des exportations uruguayennes vers l’Argentine et le Brésil suite àla dévaluation dans ce dernier pays en 1999 et àla crise du premier en 2001. Batlle quitte le gouvernement avec l’insatisfaction de la majorité des habitants, reflétée lors des élections qui ont relégué àla troisième place son parti Colorado, lui laissant seulement 3 sénateurs sur 31 et 10 députés sur 99. Le nouveau gouvernement reprendra immédiatement les relations avec Cuba, suspendues depuis avril 2002, suite àun échange d’insultes entre Fidel Castro et Batlle, après que l’Uruguay ait proposé àla Commission des droits de l’homme de l’ONU une inspection sur la situation de ces droits dans l’île.

Tabaré est considéré comme l’héritier politique du défunt général Líber Seregni - qui fonda le Frente Amplio au début de 1971. Maintenant, la phrase de Seregni “le Frente Amplio s’est transformé en une grande force nationale” peut être paraphrasée : le FA est maintenant la force gouvernante.

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Entretien avec Nora Castro, nouvelle présidente de la Chambre des Députés
par Ximena Federman
article en espagnol

Que signifie historiquement l’entrée en fonction d’un président socialiste ?

L’entrée en fonction de Tabaré Vázquez signifie un virage historique. Pour la première fois en 34 ans de lutte, une force de gauche accède au pouvoir. Les élections du 31 octobre dernier ont impliqué une lutte pour gagner, gouverner et pouvoir changer les choses.

Comment se déroule le passage de l’opposition au gouvernement ?e

Rodolfo Novoa Nin (vice-président) a toujours dit "changer le "chip" est courageux" (elle rit). Ce n’est pas un changement qui va avoir lieu du jour au lendmain. C’est un processus qui implique d’apprendre àse positionner comme gouvernement.

Croyez-vous que vous pourrez satisfaire toutes les expectatives que suscite le nouveau gouvernement ?

C’est un sac que l’on charge jour après jour et qui se fait chaque jour plus compliqué. Ceci est un des plus grands risques. Mais on courre ce type de risque quand on assume la responsabilité àn’importe quel niveau politique et aussi dans la lutte sociale. Tabaré dit que ce peuple a changé le 31 octobre avec les élections. Maintenant les gens ont une lumière d’espoir, qui nous oblige àne pas la décevoir. Le 15 février, après les actes protocolaires d’entrée en fonction du nouveau parlement, nous avons pris un bain de foule, les gens nous prenaient dans leurs bras en nous disant "vous n’allez pas nous décevoir”. C’est très fort. Les gens ont plein d’espoir, il y a un haut niveau d’expectatives. Mais cela va exiger d’être serein. Ceci n’est pas très uruguayen. Mais je crois qu’on peut le faire, je ne le dis pas par optimisme biologique mais parce que je vois qu’il y a une disposition pour travailler.

Comment croyez-vous que sera l’opposition ?

Nous espérons qu’elle se comporte comme une opposition, une opposition responsable qui marque ses différences et dénonce ce qu’il y a àdénoncer.

Quelles sont les priorités du programme du gouvernement ?

Notre priorité, ce sont les grandes couches appauvries et paupérisées de la population. Nous allons mettre un place un plan d’urgence pour nous occuper des milliers d’Uruguayens et Uruguayennes qui vivent sous le seuil de pauvreté. A la différence des autres pays d’Amérique latine, ce plan se base sur un revenu de base par le travail. La tendance est de les incorporer aux postes de travail et d’amplifier l’accès àla santé et àl’éducation. C’est notre marque. Notre projet est que le peuple exerce la citoyenneté pour accéder àses droits et avancer dans le processus de démocratisation de la société.

El la relation avec les autres pays de la région ?

Nous croyons qu’il n’y a pas de projets réels s’il n’y a pas d’intégration. Nous ne voulons pas nous limiter aux sujets douaniers ; nous voulons aussi une complémentarité productive, scientifique et technologique.

Que signifie que pour la première fois une femme soit la présidente de la Chambre des députés ?

C’est une avancée. En 1943 y sont entrées les deux premières femmes, en 2005 il y en a 11. C’est une avancée très lente mais aussi très significative. Je ne suis pas féministe dans le sens où je ne crois pas que la lutte entre hommes et femmes soit la principale contradiction dans le monde. Il y a beaucoup de types de discriminations mais il me semble que toutes sont encadrées dans les contradictions de classe. Je sens que les hommes et aussi les femmes ont un léger sourire et se demandent : “Elle pourra le faire ?”. Et bien, l’histoire le dira.

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Entretien avec l’écrivain uruguayen MARIO BENEDETTI
par Ximena Federman
article en espagnol

Quelles expectatives avez-vous avec l’entrée en fonction de Tabaré ?

Les expectatives sont nombreuses, il y a beaucoup d’espoir, spécialement après tant de gouvernements conservateurs, avec des propositions peu transparentes et avec beaucoup de corruption. Je crois que ce nouveau gouvernement a des intentions plus propres. Tabaré Vázquez a choisi, en plus, des collaborateurs très capables, intelligents, professionnellement très valables et surtout honnêtes. La corruption est terminée.

Il pourra satisfaire les expectatives des Uruguayens ?

Cela va être difficile. Je dis toujours en plaisantant àmoitié que Tabaré Vázquez a toujours été sportif, jeune il était gardien de but. Maintenant qu’il est au gouvernement, il va devoir arrêter beaucoup de tirs au but. Je crois qu’il va pouvoir les arrêter. Il y a une énorme joie dans le peuple qui était absente, il y a beaucoup d’espoir. Mais on ne peut pas attendre non plus un changement du jour au lendemain. Il faut prendre en compte le pays qu’ils nous ont laissé, il y a un haut niveau de pauvreté et beaucoup de gens qui vivent en-dessous du seuil de pauvreté. Ce sont
les priorités du nouveau gouvernement.

Comment croyez-vous que la transition se déroulera pour le FA entre la force d’opposition qu’il a été et celle de gouvernement qu’il va être ?

C’est un gouvernement politiquement invaincu, vu qu’il a toujours été dans l’opposition. Il a toujours nettement signalé les défauts des différents gouvernements. Mais l’état du pays qu’il reçoit est également très clair. Mais il sait comment l’améliorer et le convertir en un pays indépendant. On peut se tromper mais se tromper parce qu’on reçoit de l’argent, parce qu’on est corrompus, c’est différent. Nous nous sommes tous trompés mais quand l’erreur vient de l’argent, c’est très triste [2]. Le programme que va suivre la nouvelle force est basé sur la raison et ils ont expliqué les méthodes qu’ils vont suivre pour le mener àbien.

Comment pensez-vous que sera le rôle de l’opposition, spécialement en tenant en compte que le Frente Amplio a la majorité dans les deux chambres ?

Je crois que le parti Colorado, qui est sorti en troisième position lors des élections, après avoir été leader, va être une opposition plus négative. Il me semble que le parti Blanco sera plus raisonnable. Je crois qu’ils vont collaborer, accepter des postes. Ceci est important parce que Tabaré Vázquez s’est montré ouvert, je ne crois pas qu’il soit fermé ou fanatique. Il va être différent des partis traditionnels, qui refusaient toute opportunité àla gauche.

Quel type de relations pensez-vous qu’ils tenteront de construire avec les voisins de la région ?

C’est un bon moment pour ces relations. Le Mercosur est une idée intéressante, tellement intéressante et séductrice que d’autres pays veulent l’intégrer. C’est pour quelque chose.

Tabaré a annoncé qu’il renouera les relations diplomatiques avec Cuba.

Les relations s’étaient rompues àcause d’attitudes imprudentes de Batlle. De la même manière qu’il a dit qu’ en Argentine, “ils étaient tous voleurs, du premier au dernier" et ensuite il a demandé pardon. Le pardon est quasiment pire que l’insulte antérieure.

Comment sera la relation avec les Etats-Unis durant ce second mandat de Bush ?

Il me semble que la relation va souffrir de quelques changements évidemment. L’attitude de ce pays ne va pas être la même qu’avec Battle. Il y a eu une réception àl’ambassade des Etats-Unis àlaquelle le Frente Amplio n’a pas été invité. Je crois que ceci est un symptôme.

Notes :

[1Traduction de "Uruguay se pone bien amplio".

[2Il fait référence àl’achat des votes, pratique courante en Amérique du Sud. (ndlr)

Source : Pagina/12 (http://www.pagina12web.com.ar/), 27 février 2005.

Traduction : Fab (santelmo@no-log.org).

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