Equateur : classe verte sur fond noir
par Nadège Mazars , Damien Fellous
Article publié le 4 mars 2005

Equateur. Assiégés depuis deux ans par une compagnie pétrolière àqui ils refusent l’exploitation de leur territoire, les indigènes kichwas de la petite communauté de Sarayacu trouvent encore le moyen de créer la première université indigène d’Amazonie.

En s’extirpant de l’avionnette qui vient de se poser sur la piste boueuse de Sarayacu, les quatre professeurs qui accompagnent Montse sont partagés entre l’excitation et l’appréhension. Excitation àl’idée d’enseigner pendant quatre mois dans cette petite communauté de l’Amazonie équatorienne, occasion rêvée de partager la vie de ses membres et de découvrir leur culture. D’autant que le projet Yachay auquel ils participent a quelque chose de pionnier, puisqu’il s’agit de mettre en place une université indigène dans le village. Appréhension tout de même, autour des conditions matérielles de leur séjour bien sà»r, mais surtout àcause du contexte tendu dans lequel celui-ci va se dérouler. Sarayacu est en effet depuis quinze ans au cÅ“ur de la lutte contre les compagnies pétrolières, une lutte qui culmine aujourd’hui avec la menace brandie par le gouvernement d’une intervention militaire.

Luis, un linguiste basque de l’Université autonome de Madrid, décharge les sacs de riz, de sucre, le café et le carton de bougies. Ainsi que la bouteille de vin dissimulée malgré l’interdiction d’apporter de l’alcool dans la communauté, pour le proche anniversaire de sa compagne Angeles. Des réserves symptomatiques du combat de Sarayacu contre l’exploitation pétrolière. Car l’isolement de ses habitants n’est pas que géographique. Le fleuve Bobonaza devrait leur permettre de rejoindre Puyo, la capitale provinciale, en quelques heures de pirogue. Mais en amont, la communauté de Canelos, qui a signé avec la compagnie argentine CGC, voit d’un très mauvais Å“il la résistance de ses voisins et leur interdit le passage sur le fleuve depuis fin 2002, compliquant singulièrement tout déplacement, a fortiori tout ravitaillement.

Une demi-heure de piste plus tard, guidés par Montse, la coordinatrice catalane du projet, qui en est àsa septième mission àSarayacu, Luis, Angeles, Raquel et Monica arrivent sur la place centrale du village où les attend une première surprise de taille. Eux qui s’imaginaient devoir dormir dans des hamacs suspendus au-dessus du sol de terre battue des habitations kichwas, ils découvrent que les attend une vraie maison en bois, avec un toit en dur, un plancher, et luxe ultime, des lits et des draps. Il y a même un bloc WC, avec de l’eau courante et des cuvettes en faïence...Les villageois ont organisé plusieurs grandes mingas pour la construire, et ils en prévoient une autre pour leur installer des douches ! Un beau cadeau de bienvenue pour nos professeurs, qui ont quelques jours pour s’acclimater et visiter Sarayacu avant le début des cours.

Après s’être présentés aux autorités du village, les curacas, élus en assemblée générale pour une durée de un an, les professeurs affrontent leur première épreuve. Le rituel de bienvenue veut que l’on offre un grand bol de Chicha àquiconque se présente chez soi. Une boisson préparée àbase de manioc bouilli, puis mastiqué par les femmes de la maison et laissé quelques jours àfermenter. Attention àne pas trop multiplier les visites la même journée...

Le projet Yachay est né en novembre 2002, par un accord passé avec l’Université de Cuenca, en Equateur, et celle de Lleida, en Catalogne. Montse Vela, une jeune universitaire venue plusieurs fois àSarayacu comme “ brigadiste ” dans le cadre d’un programme étudiant de coopération, élabore avec les dirigeants de la communauté cette idée d’Université indigène locale, une première en Amazonie. En effet, Sarayacu, qui compte environ deux mille habitants répartis autour de cinq villages, dispose déjàde plusieurs écoles primaires et d’un lycée. A part quelques professeurs venus de l’extérieur, la majorité des enseignants est issue de la communauté. Le projet est de former sur place une trentaine d’entre eux àl’enseignement supérieur. Le matin les enseignants continueront de donner cours àleurs élèves, et l’après-midi ils suivront les cours des universitaires venus d’Equateur, d’Espagne ou d’Italie. Avec l’objectif dans cinq ans de pouvoir assurer eux-mêmes les études supérieures des jeunes de la communauté. Pour ne pas avoir àfaire le choix entre l’inculture et l’acculturation, puisqu’il est évident qu’un séjour de plusieurs années dans une grande ville ne peut que transformer un jeune adulte qui irait y faire ses études. Mais aussi pour adapter cet enseignement àla volonté locale de sauvegarder son environnement et son mode d’organisation traditionnel.

Dès les petites classes en effet, les enfants de Sarayacu suivent une éducation particulière. Aux cours de mathématiques viennent s’ajouter des heures de jardinage. Les classes d’histoire ou de géographie sont suivies d’ateliers de tissage ou de poterie. Et surtout, aux côtés de l’espagnol, on enseigne aux enfants le kichwa, conscient de l’importance de la langue dans la préservation du patrimoine culturel. Une démarche loin d’être isolée en Equateur, où l’éducation bilingue est en plein essor. La constitution de 1998, qui admet la pluriculturalité du pays, allant jusqu’àreconnaître la médecine traditionnelle et la justice coutumière, a facilité ce mouvement, initié dans les années 70. Ainsi, avec des moyens beaucoup plus importants, l’Institut Bilingue Quilloac, fondé en 1981 dans les Andes équatoriennes, regroupe sur un véritable campus près d’un millier d’élèves allant du jardin d’enfant au baccalauréat et n’attend plus qu’une autorisation administrative pour dispenser également un enseignement universitaire et devenir ainsi la première université indigène publique d’Equateur. Sous la houlette d’Antonio Quinde, un des fondateurs du mouvement indigène équatorien, l’Institut Quilloac a également formé en 15 ans plus de 2000 professeurs bilingues.

Sarayacu n’en est pas là, et Leopoldo, le dirigeant de l’Education, regrette que la pression des compagnies pétrolières nuise au travail des enfants. “ Quand les ouvriers de la CGG, une compagnie française de prospection sous contrat avec l’argentine CGC, sont entrés illégalement sur notre territoire accompagnés de vigiles armés, toute l’activité de la communauté a été suspendue. Pendant trois mois, de décembre 2002 àfévrier 2003, hommes et femmes ont vécu dans la forêt, aux limites de nos terres, afin de repousser toute intrusion. Il n’y avait plus de cours, les enfants s’occupaient des jardins avec les anciens. ” Une période durant laquelle les indigènes retiendront prisonniers àplusieurs reprises des ouvriers de la compagnie, réussissant même àconfisquer les armes d’une patrouille militaire envoyée sous prétexte de lutte anti-guérilla, mais seront également victimes de nombreux actes de violences (dont des cas de torture ou des menaces de viol par des soldats). Les dessins des enfants témoignent encore du traumatisme laissé par ces évènements.

La CGC a fini par se retirer devant la résistance de Sarayacu, mais le problème demeure avec la CGG et le gouvernement équatorien, peu enclins àse passer de la manne financière représentée par le pétrole. Les habitants de Sarayacu ont pourtant le droit avec eux, les 135 000 ha où ils vivent leur ayant été officiellement attribué en 1992, au terme d’une grande marche qui vit des milliers d’indigènes amazoniens et andins rallier la capitale pour réclamer la reconnaissance des territoires ancestraux. Le 6 juillet 2004, suite àune plainte de Sarayacu, la Cour interaméricaine des droits de l’Homme (CIDH) renouvelle son injonction àl’Etat équatorien de prendre des mesures préventives assurant l’intégrité des personnes de la communauté et leur liberté de circulation. Un jugement qui ne trouve en écho que la déclaration du ministre de l’Energie où il annonce “ l’ouverture totale ” du sud de l’Amazonie équatorienne aux industries pétrolières, tout en disant espérer trouver un accord avec Sarayacu “ avant d ‘appliquer la force ”...

C’est dans ce contexte que nos universitaires s’installent pour quelques mois, avant d’être relevé par d’autres volontaires. Des candidats qui doivent répondre àdes critères bien précis. “ Il faut être ouvert et curieux, savoir s’adapter àla vie en communauté, avec les indigènes mais aussi avec les autres professeurs. Il faut surtout avoir quelque chose de concret àleur apporter, on ne vient pas faire du tourisme ”, explique Montse. “ J’aimerais établir des accords avec d’autres universités en Europe, afin de multiplier les profils d’intervenants possibles. C’est un projet ambitieux. ” Et en effet, les habitants de Sarayacu ont de l’ambition. Face au pétrole, àla corruption, aux menaces, aux agressions, àl’isolement forcé, àla pression politique et militaire, ils opposent l’éducation, la culture, l’organisation, la démocratie directe, la solidarité internationale, le travail communautaire...

Luis, Angeles, Raquel et Monica ont eu une dernière surprise avant le début du cycle. À côté de leur classe, un autre cours fonctionne àplein régime : un atelier de communication et de vidéo. Et le premier film, “ Défenseur de la jungle ”, réalisé par le fils de Don Sabino, le shaman, retrace toutes les étapes de leur lutte. Les kichwas de Sarayacu ne sont pas près de se vendre. Et ils entendent bien le faire savoir.

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