Fête et proclamations. Au milieu d’une mobilisation massive, Tabaré Vazquez a pris ses fonctions de président du pays le premier mars. Des centaines de milliers de personnes ont pris les rues de tout le pays pour accueillir le « camarade président  ». L’appui politique régional était présent à tout moment : Kirchner, Lula, Chavez, Lagos et une délégation cubaine menée par son ministre des Affaires étrangères, Pérez Roque, sont arrivés comme pour confirmer le « nouveau moment de la gauche latino-américaine  ».
Le mouvement ouvrier et populaire s’apprête à vivre une expérience inédite dans sa longue histoire de luttes. Des centaines de ses dirigeants et cadres vont intégrer le gouvernement de l’Encuentro Progresista - Frente Amplio et l’administration publique. Les espoirs et les rêves vont se mesurer avec la réalité dans un contexte marqué par de grandes expectatives d’un véritable changement et pas d’un simple nettoyage cosmétique. C’est justement parce que le résultat du 31 octobre 2004 a été si catégorique et l’échec électoral de la droite si écrasant, que la perception qu’il s’agit d’un gouvernement « anti-néoliberal  » est fortement ancrée.
Les discours d’inauguration de Vazquez et les premières mesures renforcent l’idée du « changement  ». Un Plan d’urgence sociale a été lancé, plan dont la cible sont les « indigents  » et les « plus pauvres  » (près de 200 mille personnes, 32% de la population au total) et l’ouverture des Conseils des salaires (négociations entre patrons et syndicats) dans un pays où les travailleurs ont perdu 20% de leurs revenus au cours des deux dernières années.
Sur le plan des droits de l’Homme, le président a annoncé la reprise des recherches des corps des disparus, que l’on suppose être enterrés dans des casernes militaires et a signé un accord de collaboration avec le gouvernement argentin « pour en finir avec l’impunité  ». La structure du ministère de l’Intérieur a été modifiée par la dérogation des mécanismes répressifs des gouvernements antérieurs et en plaçant aux commandes de la police des fonctionnaires identifiés aux « valeurs démocratiques  ».
Dans le domaine du processus d’intégration régionale, les relations diplomatiques avec Cuba ont été rétablies, des accords d’échanges commerciaux signés avec le Venezuela, le Paraguay, d’investissement avec le Brésil, dans un cadre d’une priorité donnée au Mercosur et à la « communauté latino-américaine des nations  ».
La légitimité politique du nouveau gouvernement n’a pas d’antécédents récents. Sa majorité parlementaire est absolue, et le mouvement de luttes et de résistances sociales se trouve au point le plus bas des dernières années. A gauche de la stratégie du « changement possible  », il n’y a pratiquement rien ... A peine des franges dispersées de militants politiques radicaux et d’activistes sociaux dans les organisations du mouvement populaire.
Crise, dette et FMI. La gravité et l’extension de la crise socio-économique crève les yeux : presqu’un million de pauvres (32% de la population totale), 14% de chômage, et des milliers de personnes vivant dans des installations précaires, 54% des enfants naissent et grandissent dans des foyers « désintégrés socialement  ». Dans ce contexte, le Plan d’urgence sociale (qui durera deux ans), a la portée d’un palliatif qui ne consommera que 0,7% du PIB annuel. Un montant dérisoire si nous prenons en compte que 4% du PIB seront consacrés au paiement des intérêts de la dette extérieure.
Le cercle infernal de la dette extérieure publique (et le respect des « engagements contractés  » que le nouveau gouvernement respectera religieusement) conditionne l’ensemble dudit projet de « pays productif  ». En 1999, la dette brute était de 8.500 millions de dollars et de 13.500 millions de dollars en 2004...Le PIB était en 1999 de 21.000 millions de dollars et de 13.000 millions à la fin 2004. Les institutions financières internationales (menées par le FMI) exigent un excédent fiscal primaire de 4% pour garantir le paiement des intérêts et « obtenir de la crédibilité face aux marchés  » et aux investisseurs privés, acteurs essentiels dans la « soutenabilité  » du programme du nouveau gouvernement (l’Uruguay a un des taux d’investissement les plus bas de l’Amérique du Sud par rapport à son PIB : moins de 16%).
Le calendrier des paiements aux « créanciers  » est insoutenable : le pays devra transférer aux institutions financières internationales (IFI) plus de 3.000 millions de dollars au cours des deux prochaines années.
Et c’est cela qui commence à se négocier dans les prochaines semaines avec le FMI comme condition pour « conclure un nouvel accord  ».
Le ministre de l’Economie, Danilo Astori (un social libéral déclaré) l’a clairement laissé entendre : « Sans un accord avec le FMI aujourd’hui, il n’y aura pas de changement (...) la majorité des investissements sera privée et étrangère (...) Pour cela, donner ou pas un travail aux Uruguayens va dépendre d’un accord avec le Fonds  ». ( El Observador Económico, 25-2-05).
Evidemment, cette perspective est complètement incompatible avec l’espoir de changement et de transformations et aussi avec la proposition de « pays productif  ». La voie que le gouvernement de Tabaré Vazquez a en ligne de mire remet en cause au moins, deux des piliers de base de tout gouvernement qui prétende être de gauche : 1) une réelle distribution de la richesse en faveur des travailleurs et des couches sociales appauvries ; 2) des mesures qui visent à casser le cercle de fer de la dépendance par rapport à l’impérialisme et à ses agences de « crédit  ». Rien de cela ne figure à l’agenda. Pendant ce temps-là , la fête populaire continue de s’approprier « l’événement historique  » d’avoir mis en faillite la domination bourgeoise bipartiste.
Montevideo, 3 mars 2005.
Traduction : Frédéric Lévêque, pour RISAL (http://risal.collectifs.net) & le CADTM (http://www.cadtm.org).