L’Uruguay de Tabaré Vasquez : une transition tranquille ?
par Gustavo Dans
Article publié le 27 mars 2005

La victoire électorale, au premier tour de scrutin, de la coalition de partis de centre et de gauche réunis dans le Frente Amplio-Encuentro Progresista-Nueva Mayoría [1], le 31 octobre 2004, constitue un fait historique important pour le pays. En effet, cette victoire met fin àun siècle et demi de gouvernement des deux partis conservateurs les plus vieux du continent [2] et elle met un terme également àune phase politique difficile, qui commença avec la dissolution du Parlement en 1973 et qui s’est poursuivie avec l’instauration d’une dictature militaire et civile qui se prolongea jusqu’à1984.

Il y a au moins trois facteurs qui permettent d’expliquer ce retournement de conjoncture : (i) une profonde crise économique, financière, politique et institutionnelle vécue par le pays pendant ces dernières années, dont les effets vont se faire sentir dans un futur rapproché [3] ; (ii) des changements importants intervenus dans la gauche uruguayenne, dans ses programme et stratégie d’alliances ; et (iii) le rôle de protagoniste joué par la société civile dans le champ politique et social.

Une crise profonde

Après une récession qui dura quatre ans (1999- 2002), pendant laquelle le pays se trouva considérablement affecté par des facteurs externes (dévaluation du Real, abandon de la convertibilité de la part du gouvernement argentin, la baisse internationale des prix des matières premières, etc.) et par des facteurs internes, l’Uruguay a enregistré une légère amélioration de sa performance économique en 2003, avec une hausse de 2,5% de son PIB, une amélioration qui s’est poursuivie en 2004. Cependant cette performance est davantage conjoncturelle que permanente, et elle n’a pas réussi àsurmonter les conséquences de la crise financière et bancaire de l’année 2002, au cours de laquelle environ 3 276 millions de dollars ont été transférés depuis le gouvernement central vers le secteur financier international, ce qui a contribué àl’augmentation de la dette externe qui équivaut aujourd’hui àplus de 100% du PIB. Dans son Étude économique de l’Amérique Latine et des Caraïbes pour l’année 2003-2004, la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC) fait état de cette oscillation permanente du PIB uruguayen qui a registré des taux annuels de croissance de l’ordre de -1,4 ; +5,6 ; +5,0 ; +4,5 ; -2,8 ; -1,4 ; -11,0, entre 1995 et 2003. En 2004, on s’attendait àun taux de croissance supérieur à10%. Quoi qu’il en soit, ces chiffres mettent en lumière les difficultés que rencontrent les autorités du pays pour maintenir un rythme soutenu de croissance, en même temps qu’ils illustrent la fragilité de l’économie vis-à-vis des facteurs externes, et notamment, vis-à-vis des soubresauts économiques de ses voisins. Rien de ceci est bien nouveau et ces contraintes font partie des problèmes structurels du pays depuis longtemps, mais il n’en reste pas moins que l’importance même des reprises conjoncturelles nous porte àl’oublier.

Historiquement, l’Uruguay a entretenu une relation privilégiée avec le Royaume-Uni, une relation qui lui a assuré capital, technologie et marchés pour ses produits, et qui explique en bonne partie la stabilité politique que le pays a connue, mises àpart quelque pauses, jusqu’au début des années cinquante du précédent siècle [4]. Depuis lors, le pays a cherché une place au soleil dans le commerce avec ses voisins, l’Argentine et le Brésil, ainsi que dans l’augmentation de la capacité de production de son secteur d’élevage bovin et ovin. Deux accords commerciaux, l’un avec le Brésil et l’autre avec l’Argentine [5] , ont précédé l’accord majeur qui a mené àla création du Marché commun du Cône Sud (MERCOSUR) àAsunción, le 26 mars 1991 [6]. L’Uruguay avait déjàadhéré l’Association latino-américaine de libre-échange (ALALE) dès 1960 et avait participé aux autres initiatives en vue d’approfondir ses liens avec ses voisins latino-américains.

En dépit d’un malaise social croissant, qui a impulsé un fort mouvement migratoire [7] , de la détérioration de la situation du travail (pour une personne employée, il y a plus d’un inactif ou un chômeur), le gouvernement de l’Uruguay n’a pas modifié les bases de sa politique économique, monétaire et fiscale et, en dépit de quelques améliorations, le chômage n’en a pas moins grimpé à18,6% de la main d’oeuvre active au plus fort de la crise, en 2003-2004. C’est ce qui explique que le gouvernement ait essuyé une cuisante défaite aux urnes, et que le Parti Colorado ait obtenu àpeine 10% des votes exprimés.

Depuis la restauration de la démocratie en 1984, les élites ont pu « dissimuler l’irrationalité du système capitaliste global en identifiant la rationalité avec
ses arguments et la réalité avec son discours  » [8] . Ce discours niait toute possibilité de changement et ignorait les espoirs et les demandes sociales. Il s’agissait, comme le dit Rico, d’imposer le marché comme une contrainte qu’il n’était pas question de remettre en question : « Ã€ partir du marché et de sa dynamique, les usages du temps en relation avec les désirs et les réalisations des Uruguayens ont commencé àse restructurer àtravers des phénomènes comme l’incertitude, la flexibilité et la précarisation du travail, la contingence des succès personnels, l’impossibilité de planifier àmoyen terme, la fragmentation de l’espace et du temps familial causée par le cumul des emplois et l’émigration, le temps absolu du chômeur, le manque de temps pour l’amitié et la négation pessimiste du futur  » [9] .

La longue marche

L’instauration d’un gouvernement progressiste en Uruguay n’est pas seulement un produit de la crise économique et sociale, ni de l’épuisement d’un gouvernement obstiné àappliquer les accords signés avec le Fonds monétaire international (FMI), elle est due également àla défense intransigeante d’un statu quo àpartir duquel on qualifiait la moindre alternative d’irrationnelle, de démagogique ou de populiste. Un des facteurs qui explique la victoire de la gauche est lié aux changements expérimentés par la société uruguayenne, qui a encouragé la coalition des partis, ainsi que celle des organisations de gauche et du centre au cours des dernières années [10] , dans la foulée de l’échec des régimes socialistes et des démocraties populaires consécutif àla chute du mur de Berlin en 1989.

Le coup d’État, qui commença avec la fermeture du Parlement en 1973, induit une profonde rupture dans la continuité institutionnelle, ainsi que dans la participation et la capacité d’intervention des mouvements sociaux. La dictature désarticule le
système politique, elle pourchasse et désorganise le mouvement syndical, ainsi que les autres organisations sociales, et elle interdit toute forme de dissidence. Ce coup marque le passage de l’État de bien-être àla terreur d’État. Les traces qu’il laisse dans la société sont profondes et les blessures sont encore ouvertes.

C’est dans le contexte de ces douloureux apprentissages qu’un débat commence àprendre forme dans la gauche uruguayenne et ses alliés du centre politique. L’année 1989 est, en ce sens, une année charnière, puisque c’est àla fois l’année de la chute du mur de Berlin, de l’approbation par référendum de la Loi de caducité de l’action punitive de l’État, qui assurait l’impunité aux auteurs des graves violations aux Droits de l’Homme perpétrées pendant la dictature [11] , de la rupture de la coalition causée par le retrait du Partido Democrata Cristiano et du Nuevo Espacio [12] , et, enfin, du triomphe électoral du Frente Amplio aux élections municipales de Montevideo. [13] La défaite du Frente Amplio, lors des élections de 1989, n’a cependant pas empêché le triomphe de la gauche aux élections municipales de Montevideo ni retardé la recomposition de l’ensemble de la gauche par la suite. Même si ce n’est qu’en 1994, avec la création de l’Encuentro Progresista, que le Frente Amplio assume une approche progressiste : « En réalité, le moment clé du virage idéologique ne s’exprime pas automatiquement dans le programme du Frente Amplio lui-même, mais dans sa politique d’alliances. Quand le Frente Amplio, en 1994, a accepté la création de l’Encuentro Progresista et qu’il a appuyé son réalignement programmatique soi-disant progressiste, il a marqué un pas décisif dans son long voyage idéologique qui l’a conduit de la gauche révolutionnaire et anti-impérialiste de 1971, vers la gauche gradualiste et modérée d’aujourd’hui  » [14]. Selon Lánzaro, ce furent l’actuel président, Tabaré Vázquez, le Parti Socialista, la Vertiente Artiguista, ainsi qu’un noyau de personnalités connu sous le nom de « groupe des 24  » qui ont été les protagonistes déterminants dans l’évolution idéologique, stratégique et programmatique du Frente Amplio. À la suite des deux échecs électoraux de 1994 et de 1999, le leader de la gauche chercha àadapter le programme et la plate-forme électorale aux nouvelles réalités politiques du pays. Dans le discours de clôture prononcé par Vazquez, lors du III Congreso Ordinario Juan J. Crottogini (1996), il a appelé ses auditeurs àaffiner les programmes  ».

Après la défaite de 1999, il a appelé une autre fois à«  l’actualisation idéologique  » réclamée en 1998 lors du IV Congreso Ordinario du Frente Amplio [15] . Quant àsa conception du changement [16] , la coalition des partis de gauche et du centre a substitué une approche réformiste et gradualiste àl’idéal de la révolution. Dans ces conditions, la révolution est comprise, non pas comme une modalité de transformation des institutions, mais comme le résultat final d’un long processus de réformes dans lequel on se propose d’impliquer l’ensemble des acteurs sociaux [17] .

Il convient àce propos de rappeler -en guise d’avertissement- ce que González Faus avait identifié comme «  les trois grands travers de la gauche  », àsavoir : le volontarisme, le révisionnisme et le travestissement. « Le premier travers, écrivait-il, consiste às’obstiner àimposer « ce qui doit être  ». Le deuxième, porte la gauche àappeler de la sagesse sa renonciation àses idéaux, ce qui la conduit àproclamer que ce qui ne peut pas être ne doit pas être. Le troisième travers, la pousse àsubstituer àses revendications historiques et authentiques d’autres plus proches ou plus acceptables, comme des revendications de type nationaliste, ou sexuel, tout simplement pour avoir quelque chose àrevendiquer et ne pas donner l’impression d’être -comme la parole de Dieu- une voix qui clame dans le dessert. Ce faisant, elle tombe dans ce j’ai appelé naguère la gauche facile ou bon marché  » [18].

Il est probable que la coalition de gauche et de centre qui gouverne l’Uruguay depuis le 1 er mars 2005, incorpore toutes ces tendances et travers que González Faus avait stigmatisés il y a cinq ans. Cela dit, il faut quand même rappeler qu’àla différence de ce qui se passait àl’époque, nombre de liens politiques et culturels, certains visibles, d’autres moins, lient désormais la coalition actuelle au mouvement syndical, ainsi qu’au vaste réseau d’organisations communautaires et sociales qui ont été des protagonistes importants dans la société uruguayenne depuis les années 80 du précédent siècle. C’est donc autour de ces nouveaux points de rencontres, de débats et de participation que devraient émerger les occasions de générer un changement profond et durable àl’intérieur de la société uruguayenne actuelle [19].

La société civile uruguayenne

Le père Luís Pérez Aguirre signale, dans son livre Desnudos de seguridades, en faisant référence au rôle de la société civile : « Il est temps de rappeler et d’avertir tout le monde, àvoix haute, que, si la société civile peut exister sans la démocratie (et résister aux dictatures et au despotisme), la démocratie ne peut pas exister sans une société civile active et unie  » [20] . Il faut dire que la société civile uruguayenne a joué un rôle essentiel dans la résistance àla dictature et dans les évènements qui se sont déroulés depuis la restauration des droits politiques, et qu’elle a payé un prix très élevé en termes de nombre de morts, de disparus, de détenus et d’exilés. Cette implication l’avait conduite, au cours des années soixante et donc avant le Coup d’État, àpromouvoir la création de la Convention Nationale des Travailleurs, en tant que centrale unique, et àconvoquer un Congrès du Peuple qui devait intégrer l’ensemble des organisations sociales de l’Uruguay.

On ne peut donc pas comprendre le rôle assumé par les mouvements sociaux àl’heure actuelle, en laissant en dehors de l’analyse les transformations vécues àcompter du début des années 80 du siècle passé, quand la dictature a isolé la société uruguayenne du reste du monde, puisque c’est àce moment-làque se déploie un vaste mouvement théorique qui récuse la centralisation de l’État en tant que lieu exclusif du politique. C’est dans un tel contexte que surgissent les questionnements autour du « socialisme réellement existant  », du stalinisme appliqué par les partis communistes de l’époque et du jacobinisme sanctionné par les mouvements de guérilleros. C’est aussi dans ce contexte qu’émergent les mouvements sociaux composites, c’est-à-dire rassemblant des intervenants issus de classes différentes qui contribuent àla politisation de sphères jusqu’alors immunisées, comme la sexualité et la vie quotidienne [21] . À différence du vieux syndicalisme de classe, cette mouvance réussit àrapprocher, sans les diluer l’une dans l’autre, plusieurs classes sociales.

Le questionnement àpropos de la centralisation de l’État, comme prolongement théorique du processus de formation d’une grande structure publique mondiale et de ses effets sur l’affaiblissement des États nationaux, et, en particulier, des États de la périphérie, « contribuera àlibérer les potentialités politiques des nouveaux mouvements sociaux et de diverses sphères de la vie sociale et, en tant que tel, il a joué un rôle majeur. Cependant, il a conduit àun effet sui generis un peu imprévu : l’oubli de la catégorie fondamentale de domination et celle de l’antagonisme que lui est propre » [22].

À la vérité, depuis les évènements survenus àSeattle en 1999, àl’occasion de la troisième Rencontre ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), jusqu’àaujourd’hui, en passant par l’invasion en Irak en 2003 et la guerre contre le terrorisme, un débat fécond s’est établi entre la pensée critique, qui repose sur toute une panoplie de concepts, comme ceux de totalité, de contradiction, de lutte des classes, de pouvoir d’État, de domination, de capital, ou de plus value, d’un côté, et les nouveaux courants qui s’appuient sur les concepts de modernité, d’élargissement dupolitique au-delàde l’appareil de l’État, d’identités multiples, de l’autre [23] . Ce débat a cours, alors que le projet néo-libéral est en crise et qu’il rencontre de graves difficultés autour de la consolidation d’un pouvoir impérial centré sur les États Unis d’Amérique.

La société civile uruguayenne héberge toutes les préoccupations théoriques et politiques qui traversent les mouvements sociaux àl’échelle de la planète. Cependant, peut-être comme effet ou produit de ses liens historiques avec les partis et organisations de gauche, elle combine sa protestation avec la formulation de propositions qui transcendent l’immédiat, une caractéristique sans doute liée àson énorme capacité de résistance [24]. Or, la conjoncture politique actuelle nous rappelle que nous sommes àl’aube d’un temps nouveau qui va nécessairement conditionner les actions de la société civile dans l’établissement de nouvelles relations avec le pouvoir dans la re-fondation de l’État uruguayen [25] .

2005 : l’an un

À compter du 1er mars 2005 tout va changer. La question est de savoir de quels changements il s’agira. Selon certains analystes, il faudra s’attendre, au début, àla mise en marche de projets àportée plutôt symbolique, comme le Plan d’Urgence sociale, qui a pour objectif d’assister rapidement les personnes qui vivent dans l’indigence (c’est-à-dire entre 100 et 300 000 personnes) et, par la suite, au développement d’une autre façon de faire la politique en inaugurant un dialogue avec les autres partis politiques et avec les mouvements sociaux [26].

Par ailleurs, les négociations entourant la lourde charge que représente la dette externe [27], celles portant sur l’insertion économique du pays dans la région et dans le monde, sur la création d’un Système National de Santé, sur la restructuration du système financier, sur la Sécurité Publique, sur la question des Droits de l’Homme, ainsi que d’autres portant sur les problèmes accumulés pendant les dernières années, jusqu’àfaire trembler les bases mêmes du pays, n’auront, quant àelles, rien de symboliques, bien au contraire [28]. Selon le ministre de l’Économie désigné par le nouveau gouvernement, afin d’impulser “les réformes structurelles qui lui permettraient de concurrencer ses partenaires et de générer un développement soutenable, ainsi qu’un état de bien-être social, il faudrait de toute nécessité instaurer un programme en six points prévoyant : (i) la spécialisation productive du pays ; (ii) la réforme du système financier ; (iii) la réforme de l’État ; (iv) un système de taxation qui encourage la production et l’investissement ; (v) la redéfinition de la politique extérieure ; et (vi) la réforme de l’éducation, ainsi que le développement scientifique et technologique  » [29].

Parmi les autres sujetsquirisquentdepasseraupremier plan et d’alimenter la polémique, il y a, en particulier, la ratification du Traité d’investissements avec les États Unis, signé le 25 octobre 2004, àl’Edificio Independencia, par l’ex-président Jorge Batlle. Cette éventuelle ratification cause déjàdes désaccords au sein du Frente Amplio et des organisations sociales [30].

Un autre sujet de grande importance, qui devrait surgir dans les premières semaines suivant l’arrivée au pouvoir de la nouvelle administration, est la réforme constitutionnelle, dont il a été question plus tôt, qui a consacré l’emprise de l’État sur l’eau, et ses effets sur les concessions déjàaccordées aux entreprises privées espagnoles et françaises, ainsi que sur le paiement des indemnisations dues. Il ne manque pas d’intervenants, àl’intérieur même du nouveau gouvernement, qui seraient d’accord, au nom du respect des traités internationaux, pour limiter la portée de la réforme en question.

Par ailleurs, la forte probabilité que le gouvernement élu donne le feu vert àl’installation de deux manufactures de cellulose àproximité du port de Fray Bentos soulève une autre polémique. En effet, l’accord signé avec l’entreprise Botnia, stipule « qu’elle ne sera pas expropriée, nationalisée ni soumise àdes mesures d’effet équivalent  » et il protège également l’entreprise face àla menace de manifestations sociales en cas de contamination ou de refus de reconnaître les droits des travailleurs  ». Ces dispositions ont été sévèrement prises àpartie par le président du PIT-CNT, Juan Castillo [31]. Depuis Porto Alegre, dans le cadre des activités du Forum Social Mondial V tenu en janvier 2005, des dizaines de représentants des organisations sociales de l’Argentine et de l’Uruguay ont demandé au Dr. Tabaré Vazquez d’«  analyser en profondeur les graves impacts que ces deux entreprises sont susceptibles d’avoir  » [32].

Cela dit, il semble peu probable que ces sujets troubleront les relations entre les mouvements sociaux et le nouveau gouvernement. La raison en est simple : il y a un climat d’attente très grand parmi les Uruguayens, phénomène qui était imperceptible il n’y a pas si longtemps. Le nouveau gouvernement représente une lueur d’espoir pour une grande majorité qui ne s’attend pas àdes solutions immédiates àses problèmes les plus pressants. Ce climat de confiance et d’optimisme opposera un frein aux critiques et autres questionnements, que ce soit ceux qui proviendront du mouvement social, de la droite politique ou du monde des affaires. Combien de temps va durer cet état de grâce ? Probablement plusieurs mois, peut-être le temps nécessaire pour mettre en place une nouvelle façon de gouverner et pour amorcer l’application du programme de gouvernement que la majorité de la citoyenneté a appuyé aux urnes.

Notes :

[1Le Frente Amplio - Encuentro Progresista - Nueva Mayoría est composé de 18 partis et organisations politiques regroupés en quatre grands “espaces” électoraux incluant une vaste gamme de tendances qui vont de la “gauche historique” (c’est-à-dire les socialistes et les communistes), jusqu’aux “modérés” représentés par des personnages, comme Danilo Astori (le futur Ministre d’Économie), Mariano Arana (le maire de Montevideo) et Nin Novoa (le vice-président de la République). Le noyau formé par Espacio 609 (MPP-Tupamaros), Nuevo Espacio et Corriente
Popular
a réuni àlui seul plus du 30% des votes àl’intérieur du Frente Amplio.

[2Le noyau historique des partis, àsavoir les partis Colorado et Nacional (aussi appelés “colorados y blancos”) a presque 150 ans et il se confond de façon très floue avec la naissance du pays”. Voir : Julio Barreiro. “El sistema de partidos políticos en Uruguay”, Working Paper nº65, Universidad de la República, Barcelona, 1993.

[3Cette crise a considérablement érodé la crédibilité du discours officiel et miné les institutions politiques, ainsi que l’élite dirigeante. Il en est résulté un profond malaise vis-à-vis des institutions, malaise qui a moussé la critique àpropos de leur éloignement de la vie quotidienne et des préoccupations du peuple.

[4L’Uruguay et la Belgique ont en commun le fait de proclamer leur indépendance, alors qu’ils sont sous la tutelle anglaise et de servir ainsi d’États tampons. Ils partagent également la même année de naissance, àsavoir 1830.

[5Il s’agit de la Convention argentine-uruguay de complémentarité économique (CAUCE) de 1974 et du protocole d’expansion commerciale Brésil-Uruguay (PEC) de 1975, tous deux avalisés par l’Associatioon latino-américaine d’intégration (ALADI) en 1982 et plusieurs fois amendés par la suite. Rappelons, au passage, que l’ALADI avait succédé àl’ALALC, en 1980.

[6Mais il n’en demeure pas moins que l’Uruguay a réduit sa dépendance vis-à-vis de ses voisins, puisque ses exportations en direction des pays membres du MERCOSUR ne représentent plus que 30,6% de ses exportations totales en 2003, alors qu’elles étaient de 55,4% en 1998.

[7Environ 108 000 personnes ont émigré au cours des huit dernières années. Le taux annuel de croissance de la population a été de 3,2 pour mille et de 15 pour mille en région, entre 1996 et 2004. Cependant, 13,4% de la population a 65 ans ou plus et
l’espérance de vie àla naissance est de 75 ans.

[8Alvaro Rico, "Sociedad civil y política : ¿una brecha irreversible ?, Bitácora, Montevideo, le 4 juin 2003, p.9.

[9Alvaro Rico, "Los usos del tiempo político y la izquierda", Brecha, Montevideo, le 30 décembre 2004, p.12.

[10Certains soutiennent que la victoire électorale de la gauche reflète son adaptation aux expressions les plus conservatrices de la société uruguayenne. Le président sortant, Dr. Jorge Batlle, par exemple, s’est permis de critiquer la gauche pour n’avoir pas modifié l’essentiel de la politique économique actuelle.

[11En ce sens, on peut avancer que les fondements éthiques de la démocratie uruguayenne tiennent dans cette expression : ni vérité ni justice.

[12Le PDC et le Nuevo Espacio ont mené une critique forte des fondements théoriques et des références internationales de la gauche qu’ils qualifiaient de “traditionnelle”.

[13La capitale uruguayenne concentre un peu plus du 40% de la population totale du pays et 60% de ses ressources.

[14Jorge Lanzaro (coordinateur),"El Frente Amplio entre la oposición y el gobierno", édité par l’Institut de Sciences
Politiques et Ediciones de la Banda Oriental, quelques passages ont été reproduits par l’hebdomadaire Brecha, dans la section “Détras de los números”, le 27 aoà»t 2004.

[15Lors d’une interview réalisée par la revue Caras y Caretas (Montevideo, le 15 octobre 2004 pages 12-15), àla question “Est-ce que vous avez évolué ou changé de discours ?” Vazquez répond : “La seule chose qui a changé, c’est le pays, qui s’est fait plus pauvre, plus injuste, plus fracturé, et c’est aussi le monde qui change. Moi je continue de soutenir les mêmes principes et valeurs de solidarité, de justice sociale, de liberté et de respect pour les droits de l’Homme. J’essaie aussi d’accompagner ces temps de changements planétaires et civilisateurs.

[16À plusieurs occasions, certains dirigeants de la coalition de centre-gauche ont caractérisé le programme commun comme un apport pour une période de transition et on ratifié la nature gradualiste du nouveau gouvernement. Dans une interview récente, le dirigeant du MPP, José Mujica, a confié ceci : « (...) je crois que nous n’arriverons pas au gouvernement, maintenant, précisément dans la crête d’une vague révolutionnaire. On est presque en train de demander la permission àla bourgeoisie pour nous infiltrer, et nous devons jouer àstabiliser le gouvernement, si nous y arrivons, parce que nous sommes dans une État de Droit. Notre gouvernement va devoir manoeuvrer, ce ne sera pas facile. De plus, en toute sincérité, je crois que nous avons beaucoup de choses àfaire avant d’implanter le socialisme.  » Voir : Brecha, Montevideo, le 27 février 2004, p.3.

[17Un cas intéressant d’application d’une politique dite gradualiste est celui Chili. Aujourd’hui ,au Chili, 10% de la population la plus riche s’approprie 47% de la rente, alors que, durant l’ère de Pinochet, le chiffre correspondant était de 50%, tandis que 10% des plus pauvres accaparent 2% contre 1,5% pendant la dictature. C’est la raison pour laquelle le phénomène de la pauvreté continue d’être un problème, après de 14 années de gouvernement de concertation démocratique où coexistent socialistes et démocrates chrétiens. Voir : Brecha, Montevideo, le 9 septembre 2004, p.6.

[18José González Faus, "¿Se puede seguir siendo de izquierda", Sal terrae, numéros 1.019, 1999, p.79

[19Les relations entre le président Lula et le mouvement social brésilien sont une source inépuisable d’apprentissage pour la société civile uruguayenne. Dans un entrevue récente, Frei Betto, le religieux dominicain qui vient d’abandonner la coordination du programme “Faim Zéro” défendu par le président Lula, répond de la manière suivante àla question concernant le degré de patience du mouvement social brésilien devant la politique économique du gouvernement du Parti des Travailleurs (PT) : "(Ce niveau de patience) est encore assez élevé. Lula est très intelligent, il ne rejette pas le mouvement social, il laisse les portes du dialogue ouvertes. Cependant, ce dialogue doit être corroboré par des politiques concrètes qui réalisent effectivement les transformations puisque, s’il n’y a pas de changements, les gens seront déçus”. La República, Montevideo, 28 janvier 2005, p.24

[20Voir : Luis Pérez Aguirre, Desnudo de seguridades.Reflexiones para una acción transformadora, Montevideo, Trilce, 2001.

[21Alejandro Moreano, “Hacia un nuevo cambio de paradigmas”, Bitácora, Montevideo, le 3 février 2005, p.6

[22A. Moreano, article cité.

[23A. Moreano, article cité.

[24Les organisations de la société civile uruguayenne ont joué un rôle fondamental en s’opposant àla privatisation des entreprises
de l’État (ANTEL telecomunicaciones, en 1992 et ANCAP combustibles, en 2003), mais aussi en maintenant la gestion de l’eau et de son assainissement entre les mains de l’État. La réforme constitutionnelle approuvée par 64% des citoyens lors des élections du 31 octobre 2004, a modifié trois articles de la Constitution où on établit que “l’eau est une ressource naturelle essentielle pour la vie”, que “l’accès àl’eau potable et l’accès àl’assainissement constituent des droits fondamentaux de l’Homme”, que “la prestation du service d’eau potable et
d’assainissement devrait être faite avant tout pour des raisons d’ordre social avant de l’être pour des raisons d’ordre économique
 ». De plus, on a créé des commissions sur lesquelles siègent les diverses organisations sociales qui ont rassemblé les signatures nécessaires pour procéder àla consultation populaire.
Le Frente Amplio a soutenu ces trois (et d’autres également) propositions issues des mouvements sociaux.

[25À notre avis, “rien ne semble plus urgent que la refondation de l’État uruguayen, pour qu’il puisse disposer des mécanismes nécessaires pour renverser la déformation structurelle qui est née avec l’indépendance du pays et qui nous a condamné àtolérer des inégalités sociales et territoriales qui sont un frein pour notre développement et ànos possibilités de nous intégrer avec nos voisins dans des conditions avantageuses pour tous  ». Gustavo
Dans et al., “Integración de las Fronteras”, PEAL, Montevideo, 2003, p.11

[26Un exemple concret de cette nouvelle façon de gouverner est la convocation des Conseils de salaires, un instrument de négociation hors d’usage depuis 14 ans. Les Conseils de Salaires avaient été créés par le Parlement, en novembre 1943, en même temps que la loi instaurant la négociation collective et une autre sur la protection des syndicaux. Selon le ministre du Travail désigné, Eduardo Bonomi, les Conseils de salaires vont non seulement initier un processus de changement dans les relations entre les travailleurs et entrepreneurs, mais ils vont aussi jouer un rôle «  essentiel en vue d’une relance économique, où croissance et redistribution seront liées  ». Dans cette optique, on a ouvert la participation aux quatre partis et coalitions qui disposent d’une représentation parlementaire. Le dialogue a pour but d’arriver àdes accords dans l’élaboration de politiques d’État, mais il a aussi pour but d’incorporer des représentants des partis blancos et colorados dans la direction des banques publiques, des organismes d’enseignement et dans le service extérieur.

[27L’État uruguayen a un endettement total équivalent à114% de son PIB, ce qui correspond à5,8 fois les exportations totales du pays dans une seule année et ce qui équivaut à5,3 fois les revenus annuels de l’ensemble des revenus de l’État. Dans les conditions actuelles, cet endettement entraîne un service annuel d’amortissements pour 2005, équivalent à20% du PIB, à115% des exportations et à105% des revenus du secteur public  » . Voir : Julio A. Louis et al. “Y si gana el Frente Amplio ? Uruguay decide su futuro”, Le Monde Diplomatique, Buenos Aires, 2004, pages 31 et 32.

[28Lors des premières rencontres entre l’équipe économique du nouveau gouvernement et les techniciens du FMI, de la Banque interaméricaine de développement (BID) et de la Banque mondiale, ces sujets ont été abordés et ils ont été présentés comme des “défis” pour le gouvernement du Frente Amplio.

[29Gonzalo Riet, “La economía del cambio : el pensamiento del Ministro Danilo Astori”, La República, Montevideo, 2004, p.8. Il convient de noter, au passage, que les familles les plus pauvres paient en impôts 40% de plus que les familles riches.

[30Après la crise de 2002, les États-Unis sont devenus le principal partenaire commercial de l’Uruguay, surtout àcause de l’augmentation spectaculaire des exportations de viande. Au total, 84% des exportations uruguayennes de viande sont destinées aux pays membres de l’ALENA.

[31Voir : Pablo Alfano, “Intenciones de papel”, Brecha, Montevideo, le 28 janvier 2005, p. 5.

[32La lettre ouverte envoyée au Dr. Tabaré Vázquez dit que “l’installation des deux manufactures, non seulement consoliderait le modèle d’exploitation forestière existant, mais aussi augmenterait la surface exploitée pour les approvisionner, exacerbant ainsi les impacts environnementaux dejàconstatés  ». Le document fait également référence au processus de concentration de la propriété des sols en mains étrangères et àla dégradation du milieu forestier.

Source : La Chronique des Amériques, mars 2005, n°9, Observatoire des Amériques (www.ameriques.uqam.ca), Université du Québec àMontréal.

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