Retardée grâce aux mobilisations populaires, l’entrée en vigueur de la Zone de libre-échange des Amériques (ALCA, sigles en espagnol) devient néanmoins réalité par le biais d’accords bi- ou multilatéraux.
Un espace de libre-échange, de « développement  », de « démocratie  » et de préservation de l’environnement reliant l’Alaska à la Terre de feu. Il y a dix ans, les Etats-Unis ont fait un rêve qui s’avère un cauchemar pour les peuples d’Amérique latine. Il se nomme Zone de libre-échange des Amériques (ALCA) et devait entrer en vigueur le 1er janvier dernier. Néanmoins, face à l’intensité des résistances citoyennes, Washington a effacé la dimension globale et symbolique de son projet. Place au pragmatisme et à la multiplication des traités de libre-échange - bi- ou multilatéraux -, afin de quadriller son « arrière-cour  ».
Membre de la commission internationale d’Attac-France, Denise Mendez a participé, vendredi dernier, à une conférence sur les mobilisations populaires contre l’ALCA, à l’occasion de la publication d’un ouvrage collectif sur ce sujet par le Centre Europe-Tiers-Monde, dont elle a signé plusieurs contributions. Entretien.
Comment peut-on résumer l’esprit de l’ALCA ?
Denise Mendez : Dans la tête des dirigeants étasuniens, il s’agit d’enfermer les Etats d’Amérique centrale et du sud dans un système d’« intégration » qui leur ôte l’essentiel de leurs pouvoirs économiques, juridiques et politiques. L’ALCA, c’est l’accélération de la mise en place du programme de l’OMC au niveau continental. Avec, notamment, la libéralisation des services, la protection des investissements et la priorité absolue aux exportations. En matière d’investissement, par exemple, cela va plus loin que ce que prévoyait l’AMI [1], le fameux projet de l’OMC qui a été abandonné en 1998. Ainsi, les Etats doivent garantir aux investisseurs du Nord la réalisation du profit escompté. Ce qui revient à dire qu’on confère au droit de la propriété une valeur supérieure à celui du travail ou de l’environnement.
L’entrée en vigueur a été repoussée, qu’en est-il ?
Le report de son entrée en force est une victoire symbolique pour les peuples concernés. George W. Bush fera son possible pour parapher un accord global avant la fin de son mandat. Malheureusement, l’essentiel est déjà acquis pour les Etats-Unis, la toile est tissée : un traité existe avec l’Amérique centrale, un deuxième concerne le Chili, un autre avec les pays andins (Colombie, Pérou, Bolivie et Equateur) est quasiment prêt, et des accords avec le MERCOSUR (Argentine, Brésil, Uruguay et Paraguay) sont également prévus. Mis bout à bout, ces traités pourraient s’avérer encore plus avantageux pour les Etats-Unis.
Les résistances sont-elles toujours vives ?
Oui et elles concernent vraiment tous les pays. Les populations font preuve d’une maturité politique remarquable. Le sort des Mexicains, qui souffrent depuis leur entrée dans l’ALENA (traité avec les Etats-Unis et le Canada), a donné à leurs luttes un aspect concret. Des millions de personnes se sont exprimées contre l’ALCA lors de consultations organisées au Brésil et en Argentine. Des marches d’explication se sont déroulées en Colombie, en Bolivie. Et au niveau des Etats, le Venezuela et Cuba jouent un rôle extraordinaire dans le décryptage des enjeux.
En 2003, Hugo Chavez proposait l’ALBA. (Alternative bolivarienne pour l’Amérique latine) en réponse à l’ALCA...
Il s’agit seulement d’un concept. C’est amorcer un retour à des politiques garantissant le bien commun et les droits fondamentaux. Un peu à l’image de l’Etat social tel qu’on l’a connu en Europe et qui a disparu aujourd’hui. Pour illustrer, on pourrait dire que l’interdiction de la privatisation de l’eau récemment inscrite dans la Constitution uruguayenne est l’application concrète de ces principes. L’idée à propager est simple : le néolibéralisme est réversible. Y contribuer, c’est un acte de civilisation.
Le rôle néfaste des Etats-Unis est connu, mais vous n’épargnez pas l’Union européenne...
En effet, son jeu est peu un plus subtil. L’UE ne parle pas d’accords de libre-échange, mais plus volontiers de « coopération et d’assistance  ». Dans sa stratégie, elle associe la « société civile  » dans les négociations. Mais c’est pour tenter d’apporter une caution aux décisions des experts européens. Les traités que l’UE veut mettre en place obéissent aux règles d’ouverture commerciale programmées par l’OMC. Ils seront compatibles avec ceux initiés par les Etats-Unis. Et ces traités cherchent également à ouvrir des marchés aux « opérateurs économiques », soit aux transnationales européennes. Il faut que les mouvements citoyens européens évaluent la portée réelle des programmes de coopération face à la politique de conquête du marché de l’Amérique latine : une ALCA des Européens ne vaut pas mieux que celle des Etats-Unis.
[1] Accord multilatéral sur l’investissement, projet retiré à la suite des mobilisations de la société civile, particulièrement en Europe.
Source : La Courrier (www.lecourrier.ch), avril 2005.