La lutte des Sans Terre et le Forum social mondial
par Bénédicte Schoonbroodt
Article publié le 17 avril 2005

Au Brésil, le Mouvement des paysans sans terre (MST) est un acteur puissant et incontournable des luttes sociales. Très impliqué dans la dynamique du Forum social mondial et dans les assemblées de mouvements sociaux qui se tiennent àl’occasion de celui-ci, le MST était particulièrement présent et actif àPorto Alegre. Coup de projecteur sur ce mouvement emblématique de la lutte contre le néolibéralisme.

Le droit àla propriété de la terre, qui s’est substitué au droit de posséder des esclaves, continue de marquer radicalement les structures sociales brésiliennes qui sont caractérisées par la forte concentration de la richesse et un taux élevé de pauvreté. La structure agraire est basée sur le « complexe latifundium [1] / minifundium [2]  » qui concentre la propriété foncière entre les mains de quelques grands propriétaires. Il existe, au Brésil et selon le MST, 4,8 millions de familles de paysans sans terre. Le gouvernement conteste ce chiffre alors qu’une étude récente commandée par le ministère extraordinaire de la politique foncière a identifié 8,9 millions de familles sans terre [3].

Photo : FSM 2005 -Bénédicte Schoonbroodt.

Le Mouvement des paysans sans terre soutient la réforme agraire en tant que clé d’un développement socialement juste et durable. L’idée de ce mouvement social est de restaurer des espaces ruraux désertés par l’installation de familles de paysans sans terre [4], tout en y aménageant une activité productive sous le signe de la polyculture. La base de l’action du MST est la négociation et la pression sociale organisée, la conjoncture brésilienne étant défavorable àune réforme agraire telle que le MST la conçoit. La structure sociale inégale et héritée de la colonisation, de l’esclavage et des périodes de domination, constitue un frein pesant àla mise en place d’une réforme agraire favorable aux petits agriculteurs.

Le MST est apparu dans le Sud brésilien au début des années 1980, sous la dictature militaire. Sa première action, qui était l’occupation des terres inexploitées, s’étend, àprésent, àun programme d’actions destinées àtoute la société brésilienne et internationale. Au-delàd’une réforme agraire, le mouvement revendique, entre autres, une participation citoyenne, une égalité sociale ainsi qu’une démocratisation de la société. Le mouvement détient, àce titre, un répertoire d’actions fourni : création d’assentamentos [5], manifestations, formation politique et citoyenne des paysans, sensibilisation de la population, etc. Ce mouvement affronte la politique néolibérale actuelle, non seulement par la volonté de redistribution foncière, mais également àtravers la lutte pour une meilleure répartition des revenus, une création de travail et une activation de l’économie interne du pays.

Engagement et militance : implication dans le Forum social mondial

Les 23 Etats brésiliens où le MST agit [6] étaient représentés, lors du Forum Social Mondial 2005, par une centaine de militants. Leur participation fut active et diversifiée et leur présence actée lors des trois manifestations principales du Forum d’ouverture, contre l’ALCA -Zone de libre-échange des Amériques - et de fermeture) et la participation aux assemblées des mouvements sociaux. Le Forum était en effet, cette année, parsemé d’assemblées mondiales des mouvements sociaux, elles réunissaient près de 200 représentants de tous types d’organisations populaires. C’est en 2004, avec l’appui de João Pedro Stedile, leader du MST, que la coordination des mouvements sociaux a été créée dans le but d’instaurer un espace de jonction des forces rurales et urbaines. L’opposition au modèle néolibéral et àla globalisation représente le point commun de ces mouvements dans la lutte pour la dignité, la santé et l’alimentation.

Fédérés au sein de la coordination internationale Via Campesina, les mouvements d’organisations paysannes se battent pour la survie de centaines de millions d’exploitations familiales mises àmal par le commerce agricole mondial et l’« agrobusiness ». Le MST représente un des piliers de Via Campesina, tout comme la Confédération paysanne française de José Bové, et agit en accord avec les objectifs de cette organisation mondiale. Elle promeut des relations économiques équitables ainsi qu’une justice sociale. Via Campesina a officiellement initié sa participation au Forum social mondial 2005 par l’ouverture du campement international des paysans, dans le gymnase Tesourinha de Porto Alegre, relativement éloigné des espaces de conférences du Forum. Près de mille paysans organisés dans Via Campesina participèrent au 5ème Forum Social Mondial. Activistes, intellectuels et représentants des mouvements sociaux latino-américains et du Moyen-Orient étaient réunis dans ce gymnase. « Nous invitons ici des personnalités afin qu’elles puissent partager avec les paysans la situation de lutte des peuples de tous les continents  », a expliqué Cedenir de Oliveira, coordinateur du MST dans l’Etat de Rio Grande do Sul. En plus des activités internes, Via Campesina a organisé, dans le cadre du Forum, trois séminaires : l’accès àla terre et àl’eau, les alternatives aux organismes internationaux et les propositions pour un nouveau modèle agricole.

A bas la dette !

Photo : FSM 2005 -Bénédicte Schoonbroodt.

Conscients du poids de la question de la dette extérieure sur les pays du Sud, les militants du MST l’intègrent dans leur lutte, en éveillant l’attention de la société civile sur la question. En 2002, le MST a d’ailleurs participé au plébiscite pour l’annulation de la dette des pays du Sud. Les militants du mouvement ont récolté plus de 12 millions de signatures auprès de la population brésilienne.

Sur un plan macroéconomique, les affaires agricoles brésiliennes semblent être le « salut de l’économie nationale  ». Pourtant, la politique actuelle est dirigée vers un modèle qui accentue l’exploitation de la paysannerie. D’une part, les terres brésiliennes servent encore et toujours les demandes internationales au détriment du pays et de sa population et, d’autre part, l’entrée de devises est prioritaire par rapport àla structure familiale paysanne. Le monopole de la terre par les latifondistes et les grandes entreprises agricoles constitue le déterminant principal des asymétries existant au sein de la société brésilienne, mais également un des facteurs responsables du blocage dans le processus de développement de l’économie.

Lula porte-t-il toujours la casquette du mouvement ?

Dès sa campagne électorale, Lula a présenté quelques ambiguïtés qui laissent les paysans comblés d’espoir mais également perplexes. Nonobstant d’éventuelles bonnes intentions du président Lula qui cherche àdiminuer la pauvreté au Brésil, ses marges de manÅ“uvre sont bien limitées. D’une part, il y a les organismes financiers qui font pression sur le budget de l’Etat afin de limiter les investissements dans les programmes sociaux comme la réforme agraire, la santé, etc. D’autre part, il y a l’action des élites rurales brésiliennes qui, alliées aux investisseurs européens et américains, poursuivent avec un appétit vorace leur programme néolibéral : privatisation de l’eau pour la production d’énergie en dépit de l’inondation des terres des paysans (construction de barrages), cercle pervers de l’occupation irrationnelle de la forêt pour l’extraction de bois, élevage de bétail et production de soja [7].

Lors du Forum Social Mondial 2005, Lula, dans son discours, ne mentionne aucun mouvement social mais insiste sur la nécessaire exportation massive. « Une fois de plus, Lula ne s’intéresse pas àla réforme agraire mais plus àl’économie du pays [8]  ». Les militants sont déçus du manque de concrétisation des promesses tenues par Lula lors de sa campagne. Il est sympathisant du MST et le symbolise par le port de la casquette du mouvement devant la presse [9] mais il est également proche de grands propriétaires terriens. Le gouvernement actuel n’en reste pas moins un gouvernement de gauche, selon les militants du MST. Poursuivre cette alliance avec le PT (Parti des travailleurs) et continuer la pression sur Lula est la ligne de conduite du mouvement. La seule différence se situe au niveau du discours, il s’agit actuellement de critiquer de manière constructive, d’envoyer des messages d’alerte et non plus de considérer le gouvernement en tant qu’ennemi, comme les gouvernements précédents.

Photo : FSM 2005 -Bénédicte Schoonbroodt.

Début février 2005, le gouvernement brésilien a déclaré la facilitation du commerce de semences génétiquement modifiées. Une entreprise brésilienne de recherche en agriculture et élevage (Embrapa) dirige d’ailleurs ses recherches dans ce domaine. Le MST est engagé en milieu rural pour la biodiversité des semences et développe de nombreuses initiatives permettant aux paysans de produire leurs propres semences, leur accordant ainsi une autonomie relative dans le pouvoir de plantation.

João Pedro Stedile, lors d’un entretien, affirme que « la politique agricole brésilienne est tournée vers les exportations, j’en veux pour preuve que les OGM ont été légalisés. Nous avons obtenu la création d’un second plan national de réforme agraire avec le ministre du développement agraire, Miguel Rossetto. Ce plan prévoit l’accès àla terre pour un million de familles paysannes au Brésil. Mais nous estimons que les enjeux de la politique du gouvernement Lula ne sont pas compatibles avec la réalisation de ce plan. Pour nous, les avancées sociales n’ont pas lieu sans mobilisation. Nous allons multiplier les occupations, reprendre une action commune avec la coordination des mouvements sociaux et surtout tenter de marquer un moment politique très fort lors de l’arrivée de la marche nationale pour la réforme agraire  ».

Le 17 avril 2005 [10], jour international de la lutte paysanne, 10.000 personnes devraient se rassembler pour le départ de la manifestation nationale du MST. En une quinzaine de jours, ces personnes marcheront les quelque 220 kilomètres qui séparent les villes de Goiânia àBrasília. Plus de 150.000 personnes issues de divers mouvements sociaux sont attendues àla capitale.

Notes :

[1Grand domaine agricole, souvent peu cultivé, sous-exploité, utilisant une main-d’Å“uvre non spécialisée et mal rétribuée.

[2Exploitation dont le revenu n’est pas suffisant pour le développement économique d’une famille.

[3En vérité, il est difficile de préciser tant les familles dans le besoin dépassent celles officiellement recensées comme étant des « sans terre ».

[4Comprenant les salariés ruraux, les occupants, les petits agriculteurs, les enfants des paysans, les locataires et les sans terre urbains (chômeurs).

[5Programme faisant partie de la réforme agraire et qui consiste en l’installation de familles de paysans ayant obtenu la possession légale des terres occupées suite àl’occupation illégale de celles-ci (dans ce cas, elle s’appelle acampamento) et une régularisation par l’INCRA (Institut national de colonisation et de réforme agraire).

[6Il s’agit de 23 sur 25 Etats car le MST est absent dans les Etats de Roraima et Acre, pour des raisons géographiques.

[7La culture du soja est très néfaste pour l’environnement car le soja est cultivé en grandes étendues étant donné la demande en constante croissance (substitut des produits laitiers). Il nécessite une attention particulière étant donné sa fragilité (en monoculture, bon nombre de pesticides sont appliqués sur les cultures de soja).

[8Propos recueillis auprès d’un militant du MST de l’Etat de Goías présent au Forum 2005.

[9Lors de la première rencontre entre Lula (depuis sa présidence) et les membres du MST, en 2003, au Palais de Brasília. Globo (journal brésilien) en fit un scandale et la population en fut indignée.

[10La marche commencera finalement le 2 mai 2005. (ndlr)

Source : Les autres voix de la planète, trimestriel du Comité pour l’annulation de la dette du Tiers Monde (www.cadtm.org), mars 2005.

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