« La moitié du pays est entre les mains des paramilitaires  », lâche Paula à la lumière d’une bougie d’un bar de La Candelaria, le vieux centre historique de Bogota, déclaré patrimoine mondial de l’Humanité. « Là où ils établissent leur domination, ils imposent des règles de vie très strictes et surveillent les habitudes : la coupe de cheveux des jeunes, l’heure de fermeture des bars et discothèques et surtout ils contrôlent et harcèlent les femmes  ». Paula travaille dans une ONG de protection de l’environnement et ne peut cacher son angoisse face à un pays qui comme le ressentent tant de Colombiens lui échappe des mains. Daniel, professeur d’université, plus calme ajoute : « Ici, il y a eu une guerre et ce sont les paramilitaires qui l’ont gagnée, eux qui sont non seulement les auxiliaires de l’Etat mais l’incarnation d’un projet de société qui suppose de faire table rase des conquêtes et avancées sociales de plus d’un siècle  ».
Les deux affirmations paraissent en premier lieu exagérées. Le vendredi soir, La Candelaria est pleine de jeunes étudiants des nombreuses universités privées, qui abondent dans cette zone, qui remplissent les nombreuses tavernes de ce beau quartier aux étroites rues pavées et aux vieilles maisons coloniales. La nuit est calme et rien ne laisse supposer que l’on vit dans un pays en guerre et, d’après mes interlocuteurs, militarisé. En sortant du bar, on voit des patrouilles d’hommes en uniforme pénétrer dans les établissements de nuit pour contrôler les papiers ou simplement observer les clients. De retour à l’hôtel, j’allume la télévision et apparaît un programme des forces armées colombiennes où de belles jeunes femmes expliquent les vertus du travail social des hommes en uniforme.
Au fil des jours, les doutes disparaissent. Bogota est une ville pleine d’uniformes vert olive. La présence militaire fait partie du quotidien. A l’entrée principale de l’Université nationale, par exemple, plusieurs tanks rappellent aux étudiants qu’à n’importe quel moment les soldats peuvent entrer dans l’enceinte de l’université pour restaurer l’ « ordre  ». La surveillance devient un contrôle systématique de tous les pores de la vie sociale. Et avec elle la peur qui d’après tous les rapports et les personnes avec lesquelles on discute, se convertit en une véritable forme de vie qui suppose de ne jamais relâcher la surveillance.
Si la présence militaire est déjà étouffante dans la grande ville, dans les zones rurales elle est encore pire et surtout plus indiscriminée. La violence et la guerre en Colombie ont un axe central : la terre. Le contrôle territorial est la raison d’être d’un conflit qui dure déjà depuis un demi-siècle, depuis l’assassinat en 1948 du dirigeant libéral Jorge Eliécer Gaitán, chef populaire détesté par l’oligarchie colombienne, une des plus intransigeantes du monde. Avec le temps, à la lutte pour la terre en tant que moyen de production s’est substituée la défense du territoire - comme espace d’identités diverses, d’histoires de peuples et de richesses naturelles. Il faut ajouter que la Colombie est devenue une pièce maîtresse de l’échiquier géopolitique régional pour ses débouchés sur le Pacifique et sur la Caraïbe, sa proximité avec le Panama et les routes maritimes les plus importantes de la planète et du fait de sa longue frontière avec le Venezuela, pays qui est dans la ligne de mire de la Maison Blanche.
Gagner la guerre
Alvaro Uribe a été élu comme le président de la guerre. Un demi-siècle de violence envers les civils (depuis le Bogotazo en 1948, insurrection spontanée en réaction à l’assassinat de Gaitán) et vingt ans d’échec de processus de paix ont engendré un profond scepticisme chez une population fatiguée aussi bien des hommes politiques et de leurs promesses électorales que des groupes armés, d’où qu’ils viennent.
La guerre détruit le tissu social du pays : pratiquement trois millions de déplacés, huit mille homicides par an pour des raisons politico-sociales, trois mille cinq cent séquestrés et des centaines de disparitions forcées sont le résultat tragique d’un conflit qui semble ne devoir jamais se terminer. A côté de cela la Colombie affiche un des taux de criminalité les plus élevés au monde, avec 27.000 homicides par an. [1] L’Etat semble totalement incapable d’offrir sécurité et justice dans une situation de détérioration croissante des institutions. Ce panorama explique les raisons pour lesquelles la population a peur et a voté pour la sécurité en élisant, en 2002, Alvaro Uribe, soutenu par les secteurs paramilitaires avec un discours de main de fer pour en finir avec la guerre. La dégradation de la situation vient de loin. En 1978, le président d’alors Turbay Ayala (1978-1982) promulgua le « statut de sécurité  », qui octroya aux forces armées des fonctions judiciaires, ce qui ouvrit la porte à la violation systématique des droits humains. La constitution de 1991 a éliminé l’« état de siège  » sous lequel le pays avait été gouverné pendant un siècle mais instaura l’ « Etat de commotion intérieur  ».
La Colombie se trouve en permanence devant l’alternative entre construire un ordre démocratique ou un ordre autoritaire, alors que la multiplicité des violences et l’élection d’Uribe tend pour l’instant vers la seconde option. Le panorama est encore aggravé par le modèle néolibéral, générateur d’exclusion et de marginalisation sociale et les politiques du gouvernement de George W. Bush et parmi elles le plan Colombie, qui renforcent encore l’autoritarisme. L’administration actuelle a décidé de couper dans les dépenses sociales pour financer la guerre. Les mesures adoptées par Uribe montrent clairement cette orientation : création d’un réseau d’informateurs civils de près d’un million de personnes pour appuyer les forces armées avec des fronts de sécurité dans les quartiers et le commerce ; associer à ce réseau des chauffeurs de taxi et des transporteurs pour assurer la sécurité dans les rues et sur les routes ; établissement du Jour de la Récompense qui rétribue les citoyens qui la semaine précédente ont aidé les forces de l’ordre à éviter un acte terroriste et à capturer le responsable. Le gouvernement a de plus augmenté de 30.000 les effectifs des forces armées et de 10.000 ceux de la police et a créé 120.000 soldats paysans. Il a aussi créé les zones de réhabilitation et de consolidation, sous direction militaire, où les droits des citoyens et ceux de réunion et de mobilisation sont restreints.
En même temps qu’il promeut la « désinstitutionalisation de l’appareil public  » qui génère des situations d’ « informalité juridique  » qui favorisent l’usage sans contrôle de la force, le modèle encourage la réorganisation de la société en prenant pour modèle l’armée. L’analyste MarÃa Teresa Uribe soutient que l’on mise sur le modèle de « citoyen soldat  » qui prétend « modeler la société sous les paramètres de la milice et convertir le citoyen en un combattant avec des engagements et des obligations dans les situations de guerre  ». Avec cela, on marcherait vers une « société sous surveillance  » où « les confiances entre voisins, les vieilles loyautés solidaires et les trames de sociabilité se fracturent, se dissolvent, s’atomisent et dans ce contexte de soupçon mutuel les actions collectives, la délibération publique, l’organisation sociale diminuent et l’on finit avec le silence et le retrait des individus vers la sphère privée et domestique [2]  ».
Guérilla, paramilitaires et trafic de drogue
La description précédente bien que précise n’a pas encore tout expliqué. La guerre se déroule dans des paysages déterminés par des particularités géographiques et historiques qui ne permettent pas les abstractions et les généralisations. La Colombie a une géographie fragmentée : le territoire apparaît divisé par les trois branches de la cordillère des Andes, traversé par des jungles et des montagnes, des forêts de brume permanente, des vallées profondes et des régions inaccessibles. L’Etat colombien - qui a intégré graduellement depuis l’époque de la colonie des territoires, des villes et des groupes sociaux - n’a jamais réussi à dominer toute cette géographie. Il n’a surtout jamais été un état moderne car il est tributaire du principal problème économique et social du pays : la concentration de la terre qui a occasionné un problème agraire toujours non résolu. En somme, en Colombie, il n’y a jamais eu un véritable état ni rien qui a ressemblé à une réforme agraire ou à une redistribution des terres, à la différence d’une bonne partie des pays d’Amérique du Sud.
L’énorme pouvoir des élites nationales et régionales, qui s’est tissé sur la stratification sociale et la marginalisation des majorités paysannes, a produit deux faits complémentaires : la fragmentation de la présence de l’Etat et la faiblesse des mécanismes de régulation sociale et en contrepartie, un large mouvement de colonisation permanente par l’expulsion de l’ « excédent  » de la population paysanne vers les marges de la frontière agricole et plus récemment vers la périphérie des grandes villes. « Dans ces zones l’organisation de la coexistence sociale est abandonnée au libre jeu des personnes et des groupes sociaux, par l’absence de régulation de l’Etat et la faible relation avec la société nationale [3]  ».
C’est dans ces territoires que naquit la guérilla, qui n’est que la continuation certainement élargie et systématisée d’une dualité des pouvoirs hérités de la colonie : les territoires isolés ont commencé à se peupler de groupes marginaux, de métis rétifs au contrôle des curés, de blancs sans terre, de noirs ou de mulâtres marrons ou échappés des mines. Des régions qui sont le parfait opposé des villes élitistes gouvernées comme des fiefs par les groupes dominants. Daniel Pécaut, un des meilleurs connaisseurs de la Colombie, soutient que l’Etat conserve des caractéristiques propres aux états du dix huitième siècle, de type oligarchique et excluant. C’est, d’un autre côté, la culture des élites colombiennes.
Les FARC, crées en 1966, sont le prolongement des groupes de paysans armés pour défendre les communautés libérales qui sont nées pendant La Violencia [4]. Plus que des continuités idéologiques, pratiquement impossibles, il faut chercher les continuités territoriales. La guérilla naît et se consolide dans les zones de colonisation où les paysans devaient se protéger de l’Etat et des grands propriétaires terriens et où la géographie offrait des refuges pratiquement imprenables. Les changements culturels opérés postérieurement, pendant les années soixante, avec la criminalisation de la protestation paysanne, la naissance de puissants mouvements urbains (ouvriers et étudiants) et la radicalisation des classes moyennes ont contribué à la naissance d’autres groupes de guérilla (ELN, EPL et M-19). Actuellement les FARC comptent 20.000 combattants alors que l’ELN en aurait environ 4.000. Les autres groupes ont abandonné la lutte armée au cours des années 90.
Les groupes paramilitaires (qui comptent entre 10 et 20.000 membres) sont nés des groupes civils d’ « autodéfense  », créés légalement par l’armée à la fin des années soixante pour qu’ils lui servent d’auxiliaires pendant les opérations de contre-insurrection. Amnesty International et America’s Watch ont largement documenté la relation étroite entre les paramilitaires et les forces de sécurité de l’Etat, de même que les Nations Unies et l’Organisation des Etats américains (OEA). On attribue aux paramilitaires l’immense majorité des violations des droits humains en Colombie et ils se sont caractérisés par l’imposition de la terreur dans les zones qu’ils contrôlent.
Mais ce n’est pas tout. Les paramilitaires sont étroitement liés aux grands propriétaires terriens (qui sont leur « berceau social  ») et au trafic de drogue, des secteurs dont les limites sont également diffuses. En effet, si l’armée donnait des armes aux « groupes d’autodéfense  », ce sont les grands propriétaires terriens des plantations de café ou éleveurs de bétail qui ont choisi d’affronter les FARC sur leur terrain en armant des paysans qui leur étaient dévoués. Mais leurs cibles ne sont pas seulement les guérilleros mais aussi des leaders syndicaux, des enseignants, des journalistes, des défenseurs des droits humains et des hommes politiques de gauche. Avec les années, le développement du trafic de drogue a modifié cette situation. Le rapport de Americas Watch de 1990 signale que « les narcotrafiquants sont devenus de grands propriétaires terriens et en tant que tels ont commencé à partager la politique de droite des propriétaires terriens traditionnels et à diriger certains des groupes paramilitaires les plus notoires  » [5].
Les différentes « armées privées  » ont fini par fusionner dans les Autodefensas Unidas de Colombia -Autodéfenses unies de Colombie (AUC) durant les années 90. Au pouvoir économique et militaire s’ajoute depuis 2002 des portions de pouvoir politique en ayant contribué à l’élection d’un président qui comme Alvaro Uribe est considéré comme leur ami loyal, en plus de pouvoir compter sur de nombreux législateurs qui les soutiennent. Le 15 juillet 2003, le gouvernement et les AUC ont signé un accord pour la démobilisation mais bien qu’ils aient, il y a deux ans, annoncé un cessez-le-feu, ils ont été responsables en 2004 de la mort ou de la disparition de 1 300 personnes, plus de 70% de tous les homicides du pays pour des motifs politiques sans lien avec les combats [6]. Actuellement, des rondes de négociation se succèdent à Santa Fé de Ralito. Alors que le gouvernement prétend défendre la démobilisation des paramilitaires et leur soumission à la justice, les paramilitaires rejettent cette possibilité. Une des difficultés majeures réside dans le fait qu’une bonne partie des dirigeants paramilitaires pourraient être extradés aux Etats-Unis pour y être jugés pour trafic de drogue.
Les trois phases du plan Colombie
Le plan Colombie sert à la militarisation du pays mais également de forme très nette à la consolidation du paramilitarisme comme alternative sociale et politique. Certains analystes qui se basent sur les déclarations des chefs paramilitaires eux-mêmes distinguent trois phases dans le processus de consolidation et d’expansion du plan Colombie. L’expérience dans la zone du Magdalena Medio, une des zones stratégiques du pays où l’extrême droite a réussi à déplacer des enclaves de la guérilla et du mouvement syndical (comme c’était le cas de la ville pétrolière de Barrancabermeja) est une référence incontournable.
Dans la première phase, il s’agit de « libérer  » par la guerre ou la terreur « de larges zones de la subversion et de ses bases populaires d’appui en imposant la concentration de la terre, la modernisation des routes, des services et des infrastructures, le développement du capitalisme lié à l’élevage du bétail et la nouvelle structure hiérarchique et autoritaire dans l’organisation sociale et politique de la région  ». Dans la seconde étape, il s’agit « d’amener la richesse dans la région  », au travers de la création d’emplois, de l’octroi de terres et de projets productifs de différent type et d’une assistance technique et par le crédit. Mais il faut ajouter un détail : « Les nouveaux occupants qui s’installent dans ces anciennes zones libérées ne sont pas ceux qui ont été déplacés par la violence (des pauvres exclus), c’est une nouvelle population (des pauvres marginalisés amenés d’autres régions), fidèles à leur ’petit patron’ qui rapidement s’organisent et forment leurs groupes de base, autrement dit l’autodéfense paramilitaire  ». La troisième phase est celle de la consolidation lorsque les conditions sont réunies pour l’expansion du capitalisme multinational et de l’Etat modernisant [7].
Les objectifs du plan Colombie sont présents dans chacune des trois étapes : bien que 80% des ressources du plan Colombie sont destinés à la guerre et au renforcement des appareils militaires, il existe d’importantes parties destinées à des plans d’amélioration de l’infrastructure, de santé, d’éducation et de développement alternatif (voir le Plan Colombie). Dans ce sens, il est important de concevoir le plan Colombie comme un projet intégral et de longue durée pour « ouvrir  » toute une région au contrôle des multinationales et des Etats-Unis. Pour cette raison aussi, on a pour habitude de dire que le plan Colombie, d’une certaine manière, « prépare le terrain  » pour l’imposition de la Zone de libre échange des Amériques (ZLEA) [8].
De fait, dans certaines régions comme le Magdalena Medio, une partie des ressources du plan Colombie a abouti entre les mains des paramilitaires qui, au travers de leurs ONG, gèrent les montants qui sont destinés aux dépenses sociales. Parallèlement, en imposant un contrôle strict de la vie quotidienne, le projet de domination permet de « faire revivre le paternalisme des vieux chefs sans les obligations sociales minimes d’antan  » [9]. A Barrancabermeja, laboratoire paramilitaire, « ils ont interdit aux garçons d’avoir des cheveux longs et de porter boucles d’oreille ou des bracelets. Ils ont fermé les bars gays et les salons de coiffure qui appartenaient à des hommes homosexuels ont été transférés à des femmes. Ils ont tué un homosexuel et ensuite ils lui ont coupé le pénis et l’ont mis dans la bouche du cadavre  ». Ils ont également établi un horaire pour les mineurs d’âge et l’étude obligatoire jusqu’à 17 ans. Ils ont limité l’horaire des établissements publics et ont imposé des sanctions pour ceux qui ne respectaient pas les normes. Le rapport de plusieurs organismes de défense des droits humains sur le Magdalena Medio note : « Lorsque l’on se promène dans n’importe quel quartier de Barrancabermeja et de Puerto Wilches, on peut voir les jeunes avec une machette à la main en train de nettoyer des zones publiques en guise de punition. Dans d’autres cas, ils obligent les gens à porter des affiches où l’on signale qu’ils sont des voleurs, des prostituées, etc.  » [10] En arrivant à la fin du rapport, je trouve que l’angoisse de mes hôtes à Bogotá, Paula et Daniel, est plus que justifiée.
La difficile tâche des mouvements sociaux
Quelle peut être l’action du mouvement social dans une société militarisée où les espaces pour l’action publique sont fermés et où les militants et dirigeants sont systématiquement assassinés ou faits disparaître ? Et surtout comment faire pour ne pas reproduire depuis la société civile le militarisme ? Pour ceux qui cherchent la démilitarisation, il est évident que tous les acteurs du conflit y compris la guérilla violent les droits humains. En Colombie, signale Pécaut, « la violence n’est pas seulement une série de faits ; c’est l’irruption d’une nouvelle modalité du fait politique  » ; autrement dit, le fait politique est, depuis 1948 et même avant, représenté comme violence [11]. La violence en Colombie est si profonde qu’elle n’imprègne pas seulement les manifestations des faits politiques et sociaux mais qu’elle les constitue.
Il existe néanmoins quelques expériences qui cherchent à fuir la logique de la polarisation à travers la création d’espaces de paix, démilitarisés et interdits aux différents acteurs du conflit : guérillas, paramilitaires et armée. Ce n’est pas quelque chose de simple car même dans ces espaces les violents font irruption, assassinent, séquestrent et torturent. Pire encore, ces espaces ont été considérés à un moment ou un autre par tous les acteurs de la violence comme « ennemis  » réels ou potentiels. C’est pour cette raison que ces expériences oscillent entre la tentation de répondre à la violence par la violence ou plus fréquemment encore par l’abandon du terrain, chose que les uns comme les autres souhaitent souvent. Luis Angel Saavedra, directeur de l’Inredh (une ONG de défense des droits humains à Quito), soutient que « le plan Colombie fait partie d’une vaste stratégie pour contrôler les mouvements sociaux d’Amérique latine et les ressources de cette partie du monde  » [12] Il ajoute que dans tous les pays de la région andine des plans similaires de contrôle militaire ont été mis en place en s’appuyant sur le prétexte de la coca car ce sont les zones où les mouvements sont les plus actifs. D’où le besoin urgent de trouver des alternatives au militarisme, qui favorise toujours les dominants.
Le deuxième problème c’est qu’il n’existe pas de véritable mouvement social de portée nationale qui ait réussi à apparaître comme une alternative au conflit. Une bonne partie des expériences pour la paix sont des expériences locales, à l’exception notable du mouvement indigène qui ne représente qu’à peine 2% de la population colombienne, bien que son aire géographique d’influence soit bien plus importante que son poids démographique. Du fait de l’importance qualitative de ces mouvements qui vont dans le sens opposé à la guerre, cela vaut la peine de s’arrêter sur quelques expériences notables.
Le Conseil régional indigène du Cauca (CRIC) fait partie de l’Organisation nationale indigène de Colombie (ONIC) qui regroupe toutes les ethnies du pays. A la suite de leur résistance séculaire, les indigènes ont obtenu la reconnaissance de leurs territoires, appelés « réserves indigènes  », qui sont au nombre de 712 dans tout le pays et occupent 30% du territoire colombien. La constitution de 1991 reconnaît les droits collectifs et les territoires des peuples indigènes. Mais ils sont aujourd’hui menacés par ce qu’ils qualifient comme une « nouvelle invasion  ». En effet, dans le cadre de la mise en place de la ZLEA, on fait pression pour l’élimination de l’article 329 de la Constitution qui reconnaît le caractère inaliénable de leurs territoires.
Les peuples indigènes du Cauca sont en résistance contre la guerre depuis leur décision de ne pas prendre part au conflit. Ils résistent de manière collective et communautaire. Il s’agit d’une résistance désarmée et non violente qui s’appuie sur leurs cosmovisions et cosmogonies. Ils affirment qu’ils vivent une nouvelle invasion comme résultat de la globalisation. Le premier pas fondamental est la défense du territoire, tant des personnes que de l’habitat culturel, social et économique. Ils cherchent à maintenir les différentes formes de production en sauvant et en renforçant les manières traditionnelles de cultiver la terre, en préservant les semences pour prévenir la disparition des cultures. Tout le contraire de ce que la ZLEA prétend imposer. Mais ils postulent l’organisation territoriale comme « une forme parfaitement viable pour l’ensemble de la population dans sa résistance à la guerre [13]  »
Ils résistent au déplacement et s’accrochent à leur terre, ils sauvent leurs propres langues comme une manière de résister à l’homogénéisation. Ils renforcent et valorisent les connaissances médicinales traditionnelles et tout ce qui affecte leur territoire et sa population. Ils ont créé leurs « gardes indigènes  », organisées par les communautés sur la base de membres désarmés qui avec leurs bâtons ancestraux, qu’ils appellent chontas, veillent sur les communautés pour contribuer au contrôle interne et externe et protéger leurs habitants. La garde « dépend exclusivement du conseil et de la communauté qui ont décidé lors de grandes assemblées de la réorganiser en établissant des règles de contrôle, des critères et conditions requises pour ceux qui intègrent ou rendent le service de la garde  » [14] Les gardes ne remplissent pas de fonction policière et tous les membres de la communauté doivent y participer de manière tournante. Ils ont défini des centres de concertation ou des assemblées permanentes pour le regroupement de tous les habitants lorsque des affrontements armés ont lieu entre la guérilla et les paramilitaires ou l’armée. Et ils font sonner leurs alarmes pour que les membres de la communauté se conforment aux indications en cas de danger.
Les gardes ont récupéré des personnes séquestrées par des groupes armés sans violence, protégés par le caractère massif de leur mobilisation. Ils soutiennent également que le système de gardes peut être utilisé par d’autres secteurs de la population pour résister à la guerre. En effet, en plus des communautés indigènes de Colombie, des groupes de population se sont formés sur tout le territoire, en particulier dans les zones rurales, qui ont déclaré leurs territoires comme zone de paix et exigent des groupes armés qu’ils s’en retirent. San José de Apartado, dans le Nord du pays, est la première de ces communautés de paix, créée en 1997, qui se maintient en dépit de plusieurs agressions du fait de groupes armés de droite et de gauche. Rien qu’en sept ans, la petite communauté a subi plus de 360 violations des droits humains et plus de 144 assassinats perpétrés par tous les acteurs du conflit.
En dépit de cela, San José de Apartadó résiste. En aoà »t dernier a commencé à fonctionner l’Université paysanne de la résistance avec 15 autres communautés. Et en ce mois de décembre 2004 [date de rédaction de l’article] se tient la seconde rencontre des communautés en résistance civile, « qui tire son inspiration dans la vie et la solidarité en réponse aux actions de mort qu’a développées le gouvernement colombien contre les communautés  », dit l’invitation. Il est certain que le mouvement des communautés de paix est encore réduit pour un défi de cette ampleur mais cependant le fait d’avoir perduré et de s’être développé durant les sept dernières années, les plus violentes de la guerre, représente un espoir.
A côté des mobilisations urbaines contre la guerre, le plan Colombie et la ZLEA il faut signaler la Minga pour la Vie, l’Autonomie, la Liberté, la Justice et la Joie des peuples indigènes qui s’est tenue le 13 septembre dernier. La Minga (qui signifie travail collectif en langue indigène) a été une impressionnante mobilisation de 60.000 indigènes de la région du Cauca, au sud de la Colombie, qui a convergé vers la ville de Cali pendant trois jours et qui a reçu l’appui des 84 peuples indigènes de Colombie.
Organisée par le CRIC, la Minga ne visait pas le gouvernement (il n’y avait pas de plate-forme de revendications) mais le peuple, qu’elle a appelé à défendre la vie contre la guerre et à s’opposer au traité de libre échange entre la Colombie et les Etats-Unis. La grande mobilisation qui est parvenue à démilitariser la zone pendant ces trois jours a commencé par libérer le maire indien de ToribÃo, séquestré par les FARC. La garde indigène est arrivée en masse, a débordé la troupe du groupe armé et a libéré son maire et les membres de son conseil municipal.
Les indigènes ont montré la possibilité d’ouvrir des brèches dans une société militarisée en montrant clairement qu’on ne combat pas la guerre par davantage de guerre. Ou, comme disent les femmes indigènes du Sud, en luttant pour faire « vaciller les logiques dominantes d’élimination des contraires  » ; parce que « dans les logiques de vie il n’y a pas de contraires mais seulement le flux continu qui ne dissèque pas mais qui crée  ». Ils dénoncent la logique de destruction, que celle-ci soit portée par les oppresseurs ou les opprimés parce qu’ « on ne peut pas séparer les fins des moyens  » [15] Ils pensent que les transformations se font du bas vers le haut et de l’intérieur vers l’extérieur, du local vers le global et du singulier vers l’universel. C’est ainsi qu’ils ont réussi à briser les barrières du militarisme et de l’indifférence. Daniel, le professeur de Bogota était à Cali ce mercredi de septembre, quand des milliers d’indiens ont traversé les rues élégantes de la seconde ville de Colombie. « C’était émouvant - confesse t-il - de voir les gens recevoir les indigènes. Ils applaudissaient et certains d’entre nous pleurions. C’est l’autre Colombie, celle de l’espoir  ».
BibliografÃa
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Fuentes de información
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CREDHOS (Corporación Regional para la Defensa de los Derechos Humanos) : www.credhos.org/
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Plan Colombia : www.ciponline.org/colombia/aid/plan...
Planeta Paz : www.planetapaz.org/
Via Alterna : www.viaalterna.com.co/
[1] Zuluaga Nieto, Jaime (2003) “Colombia : entre la democracia y el autoritarismo”, revue OSAL No. 9, Buenos Aires, janvier.
[2] Uribe, MarÃa Teresa, “El republicanismo patriótico”, in Reelección : el embrujo continúa, Segundo año de gobierno de à lvaro Uribe Vélez, Plateforme colombienne des droits humains, Bogotá, 2004.
[3] González, Fernán 2004 “Una mirada de largo plazo sobre la violencia en Colombia”, in revue Bajo el volcán, Puebla, No. 7.
[4] Pendant La Violencia—période de guerres entre libéraux et conservateurs- 200.000 personnes ont été tuées. Des libéraux et des communistes, persécutés férocement par l’Etat, se sont réfugiés dans des régions lointaines et inaccessibles et ont résisté pendant plus d’une dizaine d’années jusqu’à ce que une bonne partie d’entre eux se regroupent dans ce qui deviendrait plus tard les FARC d’orientation communiste.
[5] Americas Watch (1991) La ‘guerra’ contra las drogas en Colombia, Université de los Andes, Bogotá.
[6] Rapport d’Amnesty International 2004.
[7] Sarmiento, Libardo (1996) Un modelo piloto de modernización autoritaria en Colombia, CREDHOS, Barrancabermeja. P.33
[8] Salgado Ruiz, Henry (2004) “Plan Colombia : ¿Guerra contra las drogas o contra las poblaciones amazónicas ?”, in Bajo el volcán, Université Autonome de Puebla, Puebla, No. 7.
[9] Loingsigh, Gearóid (2002) La estrategia integral del paramilitarismo en el Magdalena Medio de Colombia, sur www.prensarural.org. p. 104
[10] Ibidem. P.24
[11] Pécaut, Daniel (1987) Orden y violencia : Colombia 1930-1954, Siglo XXI, Bogotá. P.523
[13] Caldón, José Domingo “Pueblos indÃgenas y resistencia a la guerra”, in La resistencia civil.
[14] Acosta, Alfredo (2004) “Resistencia indÃgena ante una nueva invasión”, in La resistencia civil. Estrategias de acción y protección en los contextos de guerra y globalización, PIUCP, Bogotá.
[15] Unidad IndÃgena (2004) journal de la ONIC, No. 119, Bogotá, septembre.
Source : IRC Programa de las Américas (www.americaspolicy.org/), décembre 2004.
Traduction : Virginie de Romanet, pour RISAL (www.risal.collectifs.net/).