Les nouveaux gouvernements d’Amérique du Sud partagent la critique du néolibéralisme, mettent en question les privatisations à tout va, l’ouverture excessive des marchés et l’inégalité sociale. Ils se proposent également de mettre en place des formes de capitalisme plus productives et autonomes, avec un rôle plus important de la régulation d’État. Mais leur formation a mis à l’ordre du jour deux questions : forment-ils un bloc commun ? Facilitent-ils l’accès du peuple au pouvoir ?
Les échecs du néolibéralisme
Lula au Brésil et Kirchner en Argentine sont arrivés au gouvernement car le néolibéralisme n’a pas réussi à renverser le recul de l’Amérique latine sur le marché mondial. Cette perte de parts de marché apparaît aussi sous la forme de la stagnation des investissements et du produit intérieur brut (PIB) par habitant et est très visible si l’on fait une comparaison avec la Chine ou l’Asie du Sud-Est. Les cycles de prospérité continuent à dépendre de l’afflux des capitaux financiers et des prix à l’exportation. C’est pour cette raison que les profits réalisés par les capitalistes au cours des années 1990 ont été instables. En outre, la réduction des coà »ts salariaux n’a pas compensé le rétrécissement des marchés internes et la chute du pouvoir d’achat a affecté l’accumulation.
L’ouverture des marchés a aussi affaibli la compétitivité et aggravé les désavantages des entrepreneurs latino-américains face à leurs concurrents. Beaucoup de capitalistes ont profité de l’endettement public mais la perte du contrôle de ce passif a réduit l’autonomie de la politique fiscale ou monétaire indispensable pour résister aux phases récessives.
Le néolibéralisme n’a pas réussi non plus à faire plier les luttes sociales. Les classes dominantes n’ont pas obtenu des victoires comparables à celles réalisées lors des décennies précédentes. Au contraire, elles ont fait face à des soulèvements qui ont conduit au renversement de plusieurs présidents de la zone andine et du Cône Sud.
L’action directe des paysans (Pérou), l’irruption indigène (Équateur), la pression des rues (Argentine), le climat insurrectionnel (Bolivie), l’occupation des terres (Brésil), le réveil politique (Uruguay), les mobilisations anti-impérialistes (Chili) et les luttes contre les coups d’État (Venezuela) ont jalonné le nouveau cycle de rébellions qui prévaut dans la région.
Les classes dominantes ont perdu la confiance qu’elles exhibaient au cours de la décennie 1990 et les principaux porte-parole de celle-ci se sont retirés de la scène (Menem en Argentine, Fujimori au Pérou, Salinas de Gortari au Mexique, Carlos Andrés Perez au Venezuela, Sanchez de Lozada en Bolivie). Avec eux a disparu l’association de l’étatisme avec la corruption. Les malversations continuelles des fonds publics au cours de la décennie passée ont confirmé que la corruption est une caractéristique de tous des régimes qui interviennent dans les grandes affaires capitalistes.
Le néolibéralisme a perdu en Amérique latine l’élan qu’il semble retrouver en Europe. Ces deux régions ont connu d’abord l’attaque du thatcher-isme, puis celle du social-libéralisme. Mais les effets de la dérégulation commerciale et de la flexibilisation du travail ont été différents pour un pôle du Centre et pour une zone de la Périphérie de l’économie mondiale. La même remise en cause des conquêtes populaires a provoqué en Europe une perte des acquis sociaux et a précipité en Amérique latine des catastrophes de grande envergure. C’est pourquoi l’intensité de la réaction populaire a été également supérieure dans une région où les économies sont plus vulnérables et les systèmes politiques plus instables.
Caractérisation et comportements
Avec Lula et Kirchner, le cadre politique du régime que les classes dominantes ont employé durant des décennies a changé. Les entrepreneurs et les banquiers qui ont profité de la déréglementation accompagnent aujourd’hui le tournant interventionniste. C’est en particulier le cas des secteurs les plus atteints par l’échec de la décennie 1990 qui cherchent à s’accaparer les subventions et à freiner la concurrence étrangère.
L’alliance dominante des financiers, industriels et exportateurs agricoles, au pouvoir actuellement, ne ressemble pas à la bourgeoisie nationale classique des années 1960. Elle a renforcé son intégration dans le circuit financier international (en tant que demandeurs du crédit et créditeurs des États), consolidé son profil exportateur au détriment des marchés intérieurs et elle gère d’importants investissements en dehors de son pays.
Mais cette « transnationalisation  » plus grande n’a pas arraché ses racines locales. Préservant leurs principales activités dans la zone, les classes dominantes sud-américaines restent un secteur différent et rival des corporations extra-régionales. Elles constituent le fondement principal des nouveaux gouvernements et orientent le comportement de plus en plus conservateur de leurs fonctionnaires.
Lula et Kirchner évitent la démagogie populiste et éludent les conflits avec le Département d’État états-unien, car ils sont en syntonie avec les grands capitalistes de la région.
Ce lien explique pourquoi ils négocient leurs votes au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et les versions allégées de la Zone du libre échange des Amériques (ALCA, sigles en espagnol) tout en renonçant à développer un bloc douanier réel [dans le cadre du MERCOSUR, ndlr]. Ils mettent en Å“uvre un ajustement fiscal, accomplissent les exigences du Fonds monétaire international (FMI) et écartent l’idée d’un front des pays endettés.
Les nouveaux présidents ont refusé de prendre part à l’occupation impérialiste de l’Irak, mais très peu de mandataires mondiaux accompagnent Bush dans cette croisade. Par contre, ils ont envoyé les troupes en Haïti car le Pentagone avait besoin de libérer ses effectifs des Caraïbes pour faire face à la guerre dans le monde arabe. Lula, Kirchner et Tabaré Vazquez (Uruguay) ont aidé à la mise en place d’un gouvernement-marionnette qui légitime le coup d’État contre Aristide, régule le trafic des drogues et contrôle l’émigration massive vers Miami. Le fait que les troupes latino-américaines agissent sous le mandat de l’Organisation des Nations unies (ONU) ne les empêche nullement de rendre service aux États-Unis. Une contribution humanitaire n’aurait pas eu besoin de gendarmes, mais de campagnes de solidarité et des initiatives pour annuler la dette de ce pays particulièrement appauvri.
Les gouvernements de centre-gauche sont à l’Å“uvre pour ramollir les mouvements rebelles dans la région. C’est cette tâche qu’ont accompli les émissaires de Lula et de Kirchner au cours de la débâcle bolivienne de 2003 [ladite guerre du gaz, ndlr]. Ils sont intervenus en plein soulèvement populaire pour favoriser la mise en place d’un gouvernement de continuité pour garantir la privatisation du pétrole. D’autres présidents d’origine progressiste ont accompli ce travail sans avoir besoin d’aide extérieure. C’est le cas de Gutierrez en Équateur qui a promis la souveraineté et gouverne par la répression en privatisant [1].
Brésil et Argentine
Les nouveaux présidents ont émergé dans des conditions différentes. Lula a assumé la phase finale d’une crise économique qui a aggravé l’inégalité urbaine et la misère rurale dont souffre le Brésil. Kirchner a pris le gouvernement lorsque culminait la plus forte dépression de l’histoire argentine. Cet effondrement comprenait celui du système financier, la confiscation des dépôts bancaires et un niveau de pauvreté, de famine et de chômage jamais vu auparavant.
Lula a gagné les éloges de Wall Street en maintenant le modèle néolibéral de son prédécesseur F.H. Cardoso. Il recourt aux mêmes arguments que ce dernier (« gagner la confiance des marchés pour attirer les investissements  ») pour renforcer la position des financiers qui gèrent la Banque centrale. Il garantit également les profits des banquiers par un excédent budgétaire inédit de 4,5 % du PIB et un taux d’intérêt le plus élevé depuis deux décennies. Par ces mécanismes il garantit les payements aux créanciers qui atteignent deux fois le niveau des dépenses sociales.
Kirchner a évité la continuité pure car il devait reconstruire le circuit de l’accumulation qui sortait maltraité de la dépression. Il a adopté des politiques plus hétérodoxes pour reconstruire les profits de tous les capitalistes en orientant la distribution des pertes. Il a utilisé l’inflexion du cycle économique pour combiner l’ajustement fiscal avec des subventions multiples et a rétabli l’équilibre entre les groupes gagnants (banques et privatisés) et perdants (exportateurs, industriels) de la Convertibilité [2].
Devant affronter un effondrement bien plus important que celui enregistré au Brésil, Kirchner a dà » sélectionner les créanciers privilégiés et les pénalisés, disposer des compensations et des punitions financières et il négocie actuellement les tarifs et les règlements avec les firmes privatisées [3]. Il a été embarqué dans un processus de reconstitution du capital que Lula a pu éviter. Mais les deux gouvernements défendent la rentabilité des entreprises au détriment des travailleurs.
Le président brésilien a déjà imposé une réforme des retraites régressive, maintient dans un état de paralysie la réforme agraire et aggrave la détérioration du salaire réel. Son parti freine la lutte des syndicats et a réussi à réduire le niveau de la mobilisation populaire. Pour sa part, Kirchner affronte un panorama social beaucoup plus complexe, car il est arrivé dans un climat de rébellion populaire. Il a cherché à désactiver la protestation au travers de la cooptation (en convertissant les militants en fonctionnaires), de l’usure (hostilité médiatique et isolement des secteurs les plus combatifs) et de la criminalisation (dizaines de prisonniers, milliers d’accusés).
Kirchner a réussi à calmer l’impétuosité des manifestations de rue (« cacerolazos  ») et des piquets, mais non à éliminer la présence des mobilisations en tant que toile de fond de la politique argentine. Il développe une gestion conservatrice mais il dissimule beaucoup plus que son collègue brésilien les liens de continuité avec le passé néolibéral.
Alors que la promotion de Lula s’est faite sans fissures institutionnelles, Kirchner est arrivé par surprise à la présidence à la suite d’une séquence orageuse de renoncements et de mandats improvisés. Ce qui a été au Brésil un changement de gouvernement sans sursauts, fut en Argentine une opération délicate de restauration de la crédibilité de l’État face à une remise en cause massive du régime politique (« qu’il s’en aillent tous ! » [4]).
Lula a achevé la transformation du Parti des travailleurs (PT) en un parti classique du système bourgeois. Il a tourné le dos à son passé de gauche et a incorporé son organisation à l’alternance bipartiste. Avec les prébendes, il finance une armée de fonctionnaires qui ont confirmé l’expulsion des députés [du PT, ndlr] opposés à la réforme des retraites.
Cette même transformation d’un mouvement populaire en un appendice de la domination capitaliste a affecté le péronisme il y a déjà longtemps. C’est pourquoi Kirchner a renové pour la énième fois le parti [le Parti justicialiste, péroniste, ndlr] qui garantit la gouvernabilité de la classe dominante. Mais il a dà » recourir à une rare duplicité pour cacher le clientélisme avec des gestes en faveur des droits humains, de l’indépendance de la justice et de la lutte contre la corruption.
Uruguay et Bolivie
Le cas uruguayen ressemble à l’argentin par l’ampleur de l’échec économique. Mais une intensité moindre de la lutte sociale et une plus grande stabilité du système politique le rapprochent du cas brésilien.
Bien que le PIB et les investissements se soient effondrés, la crise ne s’est pas « argentinisée  » dans la République orientale. Le Frente amplio (FA) a pu assumer la continuité institutionnelle, évitant les débordements et le vide politique [5]. Actuellement les futurs ministres [6] s’apprêtent à introduire l’orientation économique orthodoxe de Lula. Ils promettent de maintenir le payement de la dette, le système fiscal régressif, les privilèges du paradis bancaire et l’énorme excédent fiscal imposé pour éviter la cessation des payements de la dette.
Cette évolution peut être expliquée partiellement par l’affaiblissement de la résistance sociale qui a été touchée par le chômage, par l’émigration et par le vieillissement démographique. Mais elle subit aussi l’influence de la tradition historique d’un pays qui, sous le gouvernement de partis bien enracinés, n’a pas connu d’insurrections populaires ni de ruptures institutionnelles significatives.
Le Frente amplio arrive au gouvernement maintenant, avec de forts engagements de maintien du statu quo et avec un projet vidé de son contenu transformateur. Le message officiel est on ne peut plus clair : « Un petit pays ne peut agir seul  », comme si les changements progressistes étaient le patrimoine exclusif des grandes nations. Ce discours justifie l’impotence et heurtera les espoirs créés par le triomphe de la coalition [de gauche]. L’implantation sociale, l’hégémonie culturelle et l’organisation populaire du FA ne s’accordent pas aisément avec le faux réalisme politique que promeuvent les dirigeants.
En Bolivie le centre-gauche (le Mouvement vers le socialisme, MAS, d’Evo Morales) ne gouverne pas directement mais il soutient le vacillant président Mesa [7] et travaille pour le remplacer lors de l’élection de 2007. Ce chronogramme ne concorde cependant pas avec le rythme du plus grand désastre régional, ni avec la gestion fragile d’une classe dominante qui manque de ressources économiques, d’instruments politiques et de médiations institutionnelles pour endiguer la crise.
Le déplacement de l’axe productif de l’orient minier vers l’occident pétrolier a accentué la débâcle économique. Si la fermeture des mines a rendu le chômage massif, la tentative d’éradiquer le coca a dévasté la paysannerie. Cette paupérisation a accentué la tendance à la désintégration du pays, qu’encouragent les entrepreneurs de Santa Cruz pour s’approprier la rente pétrolière. Cette ambition heurte les revendications populaires qui ont provoqué la chute du président Lozada en 2003 [8] : nationalisation des hydrocarbures pour les transformer sur place.
L’extraordinaire tradition de soulèvements populaires reste très vive en Bolivie. C’est pour cela que Mesa eut recours à l’escroquerie d’un plébiscite qui devait masquer la poursuite de la privatisation de l’énergie par des promesses de nationalisation. Le soutien d’Evo Morales lui a permis de suggérer qu’on avance sur la voie de l’étatisation alors qu’en réalité il tente de maintenir les contrats durant plusieurs décennies.
Pour tenter de gouverner comme Lula, le centre-gauche devra désactiver la rébellion et conquérir la confiance des classes dominantes. Les projets modérés et les candidats acceptables que le MAS compte présenter l’orientent dans cette direction. Mais l’intégrité territoriale de la Bolivie est menacée par une tendance à la balkanisation, qui coexiste avec la perspective toujours latente d’une insurrection populaire. Dans ces conditions il est improbable que la recette démobilisatrice qui a fonctionné dans les autres pays du Cône sud puisse avoir les mêmes résultats.
Le processus bolivarien
Chavez fait-il partie de la même vague de centre-gauche ? La presse internationale met généralement l’accent sur le contraste entre son « populisme  » et l’orientation « modernisatrice  » des autres gouvernements, car les différences qui le séparent de Lula et de Kirchner sont très significatives.
Chavez n’a pas préservé la continuité institutionnelle qui prédomine au Brésil et en Uruguay, ni recomposé les partis traditionnels comme en Argentine. Il a émergé d’un soulèvement populaire (le « Caracazo  » [9] de 1989) et d’une révolte militaire (1992) qui l’ont conduit à un grand succès électoral (1998). Dès le début, il a accordé des concessions sociales et fait approuver une constitution très progressiste. Son gouvernement s’est radicalisé au rythme des mobilisations populaires pour affronter les conspirations de la droite. Cette dynamique le distingue des autres gouvernements de centre-gauche, car elle réagit contre les entrepreneurs (décembre 2001), contre les fauteurs du coup d’État [10] (avril 2002), contre l’establishment pétrolier [11] (décembre 2002) et contre le défi du référendum [12] (aoà »t 2004). On pourrait mentionner de nombreuses différences qui séparent le processus vénézuélien du reste de l’Amérique du Sud.
Chavez a concrétisé la mise à l’écart des vieux partis de la classe dominante qui ont perdu leur contrôle traditionnel de l’État. Il prend l’appui sur les secteurs populaires et n’est vu comme un client ou un allié par aucun secteur capitaliste. Il ne se limite pas à promettre les changements, il a initié des véritables réformes avec la distribution des terres, les crédits aux coopératives et l’extension des services de l’éducation et de la santé à l’ensemble de la population.
Chavez réédite le processus nationaliste dans la tradition de Cárdenas (Mexique), Perón (Argentine), Torrijos (Panama) o Velazco Alvarado (Pérou). Ce cours constitue une exception dans le cadre actuel de l’adaptation centre-gauche à l’impérialisme. Il est probable que les particularités de l’armée (faiblesse des rapports avec le Pentagone, influence de la gauche guérillériste) et l’importance du secteur pétrolier étatique (forteresse de la bureaucratie, conflits latents avec l’acheteur nord-américain, moindre importance du secteur privé) expliquent cette résurgence du nationalisme. Son profil anti-impérialiste le situe aux antipodes de toute dictature latino-américaine. Chavez peut avoir de nombreuses ressemblances avec Perón, mais aucune avec Videla.
Les similitudes avec le justicialisme [le péronisme en Argentine] des années 1950 apparaissent également dans les conquêtes sociales et dans le recyclage d’une rente naturelle à des fins d’assistance sociale. Il jouit du même soutien populaire et du même rejet bourgeois que celui qui prédominait en Argentine. Alors que Perón s’est appuyé sur une classe ouvrière syndiquée, Chavez est soutenu par l’organisation des quartiers des travailleurs précaires.
La confrontation avec la droite distingue également Chavez de ses collègues sud-américains. Il a infligé plusieurs défaites à l’opposition, qui ne cessera pas de conspirer tant qu’elle percevra que ses privilèges sont menacés. Elle tente de renverser Chavez ou de le forcer à une involution conservatrice (comme cela a eu lieu dans le cas du PRT mexicain) pour restaurer la stratification socio-raciale.
Les États-Unis tirent les ficelles de tous les coups et des provocations terroristes en préparation depuis la Colombie. Mais le Département d’État ne dispose pas d’un Pinochet et c’est pourquoi il a recourt aux « amis de l’Organisation des États américains (OEA)  » pour miner Chavez.
Alors que les colombes de la Maison blanche entourent le président, les faucons préparent un nouvel assaut.
Bush ne peut agir avec plus d’insolence tant qu’il affrontera le marais militaire du Moyen-Orient. Il n’ose pas comparer Chavez avec Saddam mais il ne parvient pas non plus à le domestiquer comme il l’a fait avec Kadhafi. Les États-Unis ont besoin du pétrole vénézuélien et doivent combattre la stratégie bolivarienne qui intervient activement au sein de l’OPEP et cherche à réorienter les ventes de brut vers la Chine et l’Amérique latine.
Les tensions avec l’impérialisme s’aggravent en outre, car Chavez a établi des liens très étroits avec Cuba, défiant l’embargo et aidant l’île par des approvisionnements pétroliers et des actions diplomatiques. Le Venezuela n’a pas envoyé de troupes à Haïti. Il ne s’est pas adapté non plus aux exigences commerciales de Washington. De plus, le pays est très sensibilisé par la présence solidaire de nombreux médecins et alphabétiseurs cubains. Cette relation avec Cuba distingue Chavez de Perón, parce qu’elle n’est pas nourrie par l’idéologie réactionnaire qui a absorbé le caudillo argentin. Au contraire, il part d’une interprétation du bolivarisme voisine de la gauche et ouverte sur le socialisme.
Le Venezuela est politiquement divisé entre deux rives séparées par les ressources, la culture et la couleur de la peau. L’oligarchie cherche à empêcher l’irruption des exclus en manipulant les classes moyennes. La bataille se déroule quotidiennement dans les rues sous la forme d’un conflit pour le pouvoir de mobilisation, qu’on ne peut observer dans aucun autre pays de la région.
Chavez a démontré une grande capacité pour rassembler ses partisans et réveiller les énergies militantes contre les manipulations droitières des médias. Le climat politique du pays fait parfois penser à celui du Nicaragua des années 1980 ou à l’effervescence militaire qui a marqué la révolution des Å“illets au Portugal.
Il ne fait pas de doutes que le contrôle étatique d’une importante rente pétrolière offre au Venezuela un espace qui n’existe pas dans d’autres pays pour réaliser les réformes sociales. En utilisant cette ressource, le gouvernement peut se permettre de donner un libre cours à son action en élevant les dépenses publiques de 12 % en 1999 à 34 % du PIB en 2004, tout en affrontant sans difficultés l’endettement extérieur.
Ces particularités du processus vénézuélien expliquent sa vitalité en comparaison aux autres gouvernements de centre-gauche. Mais ces mêmes singularités sont la source de sérieuses interrogations sur la portée continentale du projet bolivarien.
« Un bloc régional ?  »
Les convocations régionalistes lancées par Chavez n’ont pas reçu un accueil trépidant de ses collègues du centre-gauche. Aucun n’a fait état de l’attention aussi limitée soit-elle de résister à la ZLÉA (ALCA, sigles en espagnol) en construisant l’Alternative bolivarienne pour l’Amérique latine et les Caraïbes (ALBA). S’ils peuvent partager sa rhétorique latino-américaniste, ils ne sont pas prêts à avancer en direction de projets d’intégration anti-impérialiste.
Chavez a proposé trois initiatives : associer les entreprises pétrolières dans un cadre commun (Petrosur), constituer une Banque régionale avec les réserves déjà accumulées dans tous les pays (Bansur) et renforcer les accords commerciaux pour constituer une association commune (passer du Can-Mercosur [13] à un Comersur).
Ces initiatives offrent dans une certaine mesure une couverture aux accords qui entrelacent déjà plusieurs groupes capitalistes. Mais ces conventions ne font nullement surgir une intégration autonome qui est l’ambition de Chavez. Un tel objectif nécessiterait la mise en Å“uvre des transformations qu’aucun gouvernement de centre-gauche n’est disposé à mener.
Pour que Petrosur puisse renverser la soumission énergétique de la région, il faudrait re-étatiser le pétrole argentin et bolivien, parce que l’intégration dans un tel organisme des compagnies pétrolières privées étrangères n’a pas de sens. Mais il est clair que Kirchner et Mesa veulent maintenir les alliances stratégiques avec la transnationale Repsol pour préserver la privatisation du secteur. La création d’Enarsa (Energia Argentina SA - entreprise publique), sans ressources ni puits, ne contribue nullement à une intégration réelle. Le fait que Petrobras (Compagnie brésilienne du pétrole) achète des actifs d’une entreprise argentine (Perez Companc) ou que PDVSA (compagnie vénézuélienne de pétrole) s’associe avec Enarsa pour acquérir des stations-service, ne facilitent pas plus un tel processus.
Ces accords n’altèrent nullement l’orientation rentière et prédatrice qui régit le négoce pétrolier dans le Sud du continent. Si Petrosur se constituait dans ce cadre, ce serait pour étayer les profits de quelques contractants et des fournisseurs.
Si les réserves pour constituer une banque régionale sont disponibles, la surveillance du FMI empêcherait celle-ci d’être autonome. Il y a des devises, mais la souveraineté manque. Pour créer un véritable Bansur, il faudrait d’abord constituer un « club des endettés  » qui renverserait l’ingérence du Fonds et mettrait fin à l’hémorragie des payements. Cette proposition - qui fut tant débattue au cours des années 1980 - ne figure actuellement dans l’agenda d’aucun gouvernement.
Les tentatives pour avancer vers des accords commerciaux plus importants font face à la pression contraire en faveur des accords bilatéraux de libre-échange favorisés par les Etats-Unis (TLC, sigles en espagnol). Ces conventions ont une grande influence au sein des classes dominantes, qui réalisent plus d’affaires avec les métropoles qu’avec leurs voisins sud-américains. Les difficultés du Mercosur reflètent cette contradiction.
Les différences douanières persistent au sein de cette association et la tarification commune continue à être minée par plus de 800 exceptions. Alors que dans l’Union européenne, les échanges entre les pays membres dépassent les 50 % des ventes totales, au sein du Mercosur elles n’atteignent pas 11 %. Le Brésil ne remplit pas le rôle économique de l’Allemagne et l’Argentine ne joue pas le rôle politique que la France joue sur le vieux continent.
L’intégration est vitale pour contrecarrer la tendance à l’éclatement territorial qui corrode divers pays (l’Orient bolivien, le sud de l’Équateur). Mais les classes capitalistes ont d’autres priorités. Il n’est donc pas certain que « les bourgeoisies nationales survivantes au néolibéralisme des années 1990 s’orientent vers la formation d’un bloc commun  » [14]. La plus grande « transnationalisation  » de ces secteurs a réduit son inclinaison intégrationniste et c’est la raison pour laquelle ils résistent au régionalisme de Chavez. Les sommets présidentiels - qui se succèdent avec de nouveaux appels pour forger la Communauté sud-américaine - n’ont pas d’application pratique.
Ce qui prospère dans la région, ce sont les accords des entreprises transnationales qui opèrent dans divers pays et sont à la recherche de la mobilité du capital pour réduire les coà »ts salariaux, rationaliser les subventions et maximaliser les bénéfices des ristournes douanières. Ce type d’intégration ne profite à aucun peuple.
L’espoir chaviste d’insuffler l’esprit bolivarien au sein des gouvernements de centre-gauche se heurte à un obstacle structurel : les classes dominantes de la région préservent la formation centripète qui a historiquement bloqué leur association. Aucun argument officiel ni aucune pression populaire ne compense ce conditionnement. Le rêve de BolÃvar et de San MartÃn ne pourra se concrétiser tant que ces groupes capitalistes géreront le pouvoir.
« Gouvernements en dispute ?  »
Certains analystes considèrent que l’alternative régionaliste pourrait également avancer si les processus nationalistes et ceux du centre-gauche convergeaient. Ils lient cette possibilité à la stabilisation de Lula et de Kirchner, ce qui leur permettrait de radicaliser leur gestion. Pour cette raison, ils appuient ou ils participent à ces administrations. Les arguments qu’ils présentent pour justifier cette attitude sont très semblables au Brésil et en Argentine [15]. Cela ouvre le débat sur le second problème en débat : les gouvernements de centre-gauche facilitent-ils l’accès du peuple au pouvoir ?
Il est commun d’entendre dire que Lula et Kirchner sont à la tête de « gouvernements en dispute  ». Cette caractérisation confond les affrontements entre les groupes d’entrepreneurs - qui affectent tout gouvernement capitaliste - avec la présence d’intérêts populaires dans ces confrontations. Ces aspirations ne figurent pas dans les querelles entre industriels et banquiers qui divisent l’équipe de Lula (le ministre de la Planification et du Budget, Guido Mantega, contre le ministre des Finances, Antonio Palocci) ou dans les désaccords sur les subventions qui fracturent le cabinet Kirchner (le ministre de l’Economie, Roberto Lavagna, contre le ministre de la Planification, Julio De Vido).
Cette variété de tensions est la conséquence du caractère concurrentiel du capitalisme et affecte tous les gouvernements latino-américains. Le cas de Lula est particulièrement révélateur, car le président n’est pas victime d’un environnement droitier mais du fait qu’il a lui-même choisi de suivre les traces de Tony Blair et de Felipe González. Son origine populaire et la base ouvrière du PT n’ont pas résisté à cette involution. Il ne peut déjà plus attribuer sa continuité à « l’héritage  » ni arguer qu’il poursuit une « brève transition  ».
Certains pensent que ce conservatisme est une tactique de Lula, car ce dernier « est arrivé au gouvernement sans conquérir le pouvoir  ». Cette distinction aurait un sens si le président encourageait, animait ou ne serait-ce qu’affirmait son opposition à la classe dominante. Le contrôle administratif de l’État pourrait constituer un pas en direction d’une gestion effective de l’économie s’il était fondé sur l’intention de transformer le statu quo. Mais Lula est un homme de confiance des groupes capitalistes, qui guident également la gestion de Kirchner.
Options fictives
Évidemment que « Lula est différent de F.H. Cardoso  » et que « Kirchner n’est pas identique à Menem ou à De la Rúa  ». Mais de telles caractérisations ne sont que le constat qu’aucun président ne reproduit son prédécesseur. Le régime politique bourgeois fonctionne avec des alternances pour que chaque gouvernement s’adapte aux besoins changeants de la classe capitaliste.
Les deux gouvernements renforcent les mécanismes étatiques de la régulation. Mais il est important d’élucider qui profite de ces ingérences. Par exemple, les néolibéraux ont utilisé l’appareil d’État pour étayer les privatisations et pour renflouer les banques en faillite. Et l’interventionnisme actuel de Lula bloque les augmentations des salaires, garantit de hauts taux d’intérêt et assure que les agro-exportateurs empochent les profits de la croissance. Ces actions ne sont pas contradictoires avec les essais d’une « politique extérieure autonome  » car tous les présidents du Brésil ont tenté de diversifier les transactions commerciales et la Chine est devenue un marché appétissant pour tous les entrepreneurs.
Certains analystes remarquent qu’au moins le plan « faim zéro  » a été introduit. Mais ce programme n’a jamais pu réellement démarrer faute de moyens budgétaires. On mentionne également la réforme agraire, sans remarquer que les propriétaires fonciers continuent à intimider ceux qui occupent les terres. Alors que quelque 27 000 oligarques contrôlent la moitié des terres cultivables, les installations des sans-terre promises par le gouvernement se font à pas de tortue.
Même la modeste récente croissance ne peut être inscrite en faveur de Lula, car il s’agit d’un phénomène qui concerne toute la Périphérie. En oubliant cette donnée - qui est le produit d’une affluence conjoncturelle des capitaux étrangers - on attribue également la reprise de l’économie argentine à la politique de Kirchner. Certains célèbrent même le début d’une redistribution des revenus qu’aucune statistique ne permet cependant d’établir. L’explosion de la pauvreté a été freinée par le retournement du cycle. On voit là une répétition de ce qui s’est produit au début des années 1990, lorsque l’introduction de la Convertibilité a mis fin à l’inertie inflationniste. Ce qui est par contre frappant actuellement, c’est à quel point la baise des indices de l’exclusion et du chômage est faible dans un contexte d’excédents fiscaux énormes que le gouvernement accumule pour payer la dette.
Au Brésil, les partisans de Lula espèrent que le PT « reviendra à ses origines  ». Le président lui-même encourage ces illusions pour limiter ses critiques et pour préserver sa légitimité déclinante. En Argentine, les défenseurs de Kirchner promettent qu’après un certain temps on pourra voir les avantages du nouveau modèle. Mais tout indique que c’est le contraire qui arrivera, car si le mandataire parvient à se stabiliser, il pourra renforcer le modèle patronal qu’il a appliqué tout au long de sa gestion à Santa Cruz [16].
La revendication infatigable du Mercosur que Lula et Kirchner affirment est également considérée par ses partisans comme une preuve du changement en cours. Mais les deux dirigeants ne font que défendre les entreprises établies dans les deux pays. Ils cherchent en outre à préserver l’équilibre entre les groupes capitalistes favorisés qui subissent la concurrence argentino-brésilienne.
Une reformulation du Mercosur en tant que projet d’intégration populaire et de résistance à l’impérialisme ne fait pas partie de leurs plans.
La droite, les contradictions et les fronts
Parfois on entend dire qu’une « défaite de Lula favoriserait la droite  ». Mais il vaut mieux analyser ce qui se passe et non ce qui pourrait arriver. Déjà personne ne peut prétendre que la droite déstabilise Lula car, à la différence du Venezuela, la réaction félicite le leader du PT.
D’autres analystes considèrent que « respecter [les accords avec] le FMI et pactiser avec la droite  » est le prix à payer pour la réalisation des réformes sociales progressistes. Mais comme Lula a assumé le programme de ses adversaires, ces conquêtes n’existent simplement pas. Ceux qui pensent encore qu’on ne peut « mettre simultanément en échec Lula et la droite  » ne remarquent pas que le président a changé de camp et que les travailleurs ont besoin de disposer de leur propre alternative.
Le fantôme de la droite est aussi brandi en Argentine, sans aucune preuve du rejet du gouvernement Kirchner par l’establishment. Les capitalistes sont au contraire reconnaissants au mandataire qui leur a permis de récupérer l’argent et le pouvoir. Il ne faut pas oublier que le même diagnostic de conspiration a été employé il y a quelques années pour justifier les politiques régressives d’AlfonsÃn [17] ou de De la Rúa [18]. Mais le plus grave c’est d’ignorer que Kirchner appartient au même parti que Menem [19] et Duhalde [20] et que c’est pour cette raison qu’il resserre les alliances avec les caudillos provinciaux contre les mouvements sociaux et passe des accords avec la hiérarchie ecclésiastique contre la révolte des chômeurs.
Certains auteurs [21] insistent sur la nécessité d’un front avec le gouvernement contre la droite, en partant de la distinction établie par Mao entre les contradictions principales et secondaires. Mais la reprise de ces concepts n’a de sens qu’à la condition de postuler une stratégie socialiste. Sans un tel objectif leur emploi conduit à n’importe quelles conclusions. En particulier, il faut rappeler que Kirchner n’incarne nullement une bourgeoisie nationale qui affronterait l’impérialisme, qu’il ne prend pas part à un conflit qui pourrait aiguiser les contradictions sociales insolubles sous le capitalisme. Ce schéma de Mao n’a en fait aucun point commun avec la réalité politique argentine actuelle.
Mais, même dans un scénario de ce type, il serait incorrect de réduire les revendications pour former un front contre l’ennemi principal. Lorsqu’on renvoie les exigences populaires pour faire bonne figure face aux classes dominantes, l’unité des opprimés se rompt et cette désunion des classes exploitées finit par noyer les projets révolutionnaires. En repoussant la « contradiction principale  » pour s’occuper seulement des « contradictions secondaires  » on ébrèche les ponts qui relient les revendications minimales aux revendications maximales des dépossédés. Et cette fracture tend à freiner le développement d’une lutte sociale conséquente.
Identités, caudillos et engagements
Quelques auteurs prétendent que « l’identité originelle du PT  » se maintient malgré la politique de Lula. Ils n’enregistrent pas qu’un parti au service des banquiers a déjà effacé son origine ouvrière et son profil politique initial. Même s’il conserve une base électorale populaire il a été vidé de son contenu d’organisation de gauche.
Le PT hiérarchise les négoces, récompense les carrières personnelles, détruit le militantisme et a démontré sa fidélité au capital en expulsant de ses rangs les législateurs opposés à la réforme des retraites. Cette régression a commencé avec l’orientation néolibérale à l’échelle municipale et se manifeste actuellement dans la promotion d’une législation du travail régressive. Les références programmatiques au socialisme ont été complètement enterrées pour faciliter les alliances avec les partis de droite. L’exercice du pouvoir a complètement dilué l’originalité contestataire du PT, répétant ce qui est arrivé il y de nombreuses années au péronisme en Argentine.
Ceux qui appellent à « resserrer les rangs autour de Kirchner  » ignorent aussi cette involution. Ils attendent de l’actuel président la même chose que les travailleurs espéraient de Perón. Mais les différences qui séparent les deux dirigeants sont significatives. Kirchner n’est pas un dirigeant populaire renversé, poursuivi et exilé par les militaires. Il a été un fonctionnaire discipliné du justicialisme [du parti péroniste, ndlr] qui a fourni de nombreuses preuves de loyauté à l’establishment au cours de sa gestion en tant que gouverneur.
Certains militants reconnaissent leur propre désarroi et baissent les bras en disant que « notre projet s’est avéré plus complexe  ». Dans le cas de Lula, cette complexité n’apparaît nullement, on a au contraire affaire à une adaptation effrontée à la classe dominante. La trajectoire de Kirchner a été plus inattendue, car il est arrivé à la présidence plus tôt que prévu. Mais une fois au pouvoir, il poursuit aussi l’objectif de renforcer la suprématie capitaliste par la démobilisation populaire.
Quelle que soit la caractérisation exacte du PT ou du péronisme « kirchneriste  », la participation de militants combatifs aux deux gouvernements [22] est inadmissible. Ni l’histoire d’un parti, ni ce que « pensent les gens  » ou ce que réclament les organisations sociales ne peut justifier l’engagement dans l’application des mesures anti-populaires. Accepter les fonctions implique assumer directement la responsabilité de l’exécution des politiques menées. Et quand on agit en tant que fonctionnaire les demi-teintes n’existent pas.
L’espoir d’agir en tant que porte-parole du peuple au sein d’un cabinet dominé par les agents du capital ne peut pas non plus être invoqué, car toute l’expérience du XXe siècle réfute ce mythe social-démocrate. Les ministres progressistes ont toujours été incapables de mettre en Å“uvre leurs propositions et n’ont pu que couvrir par leur prestige ceux qui les accablaient sans pudeur. Lula et Kirchner ont su tirer profit de ces contradictions, en plaçant des figures prestigieuses dans les secteurs de la culture, de la justice ou des droits humains pour préserver la politique et l’économie dans les mains de l’establishment.
Justifications comparées
Au Brésil on fait valoir que Lula s’est incliné devant les conservateurs du fait de l’absence de la pression d’un mouvement populaire. Par contre, en Argentine, la modération de Kirchner est expliquée par le manque d’accumulation politique préalable. Dans un pays, on allègue l’inconvénient de gâcher l’acquis du PT par des mesures radicales alors que dans l’autre, on explique que les mêmes décisions ne peuvent être prises en l’absence d’une organisation de centre-gauche significative.
Cette inversion des arguments s’étend à tous les plans. Pendant qu’au Brésil certains intellectuels attribuent l’involution du PT au caractère dépolitisé du pays, leurs collègues argentins admirent « la capacité de gestion  » de ce parti et y voient le reflet de la maturité politique brésilienne. Dans les deux cas la fascination pour l’exercice du pouvoir annihile l’indignation devant la misère et la souffrance populaires.
Ceux qui restent dans le PT affirment qu’au Brésil « il n’y a pas de luttes suffisantes pour développer une option socialiste  ». En Argentine on affirme que « le rapport des forces défavorable  » impose de soutenir Kirchner. Mais dans les deux situations, les gouvernements promeuvent activement la démobilisation populaire en favorisant respectivement la transformation régressive de la CUT [principal syndicat lié traditionnellement au PT, ndlr] et la reconstitution de la bureaucratie syndicale péroniste. Par conséquent, soutenir Lula ou Kirchner sous le prétexte du retard ou du reflux des luttes sociales n’a pas de sens. Ces adversités ne sont pas des données politiques objectives étrangères à la politique des deux gouvernements.
Attribuer la continuité néolibérale au Brésil et l’hétérodoxie excluante en Argentine à l’évaluation que Lula et Kirchner font des rapports de forces sociales est une ingénuité, car on présuppose ainsi que les deux présidents se situent toujours sur le terrain des opprimés. Cette caractérisation omet simplement qu’ils ont déjà démontré l’intérêt qu’ils ont à favoriser les entrepreneurs au prix de l’abandon des réformes sociales.
Soutenir Lula implique de justifier l’injustifiable et de dissuader la radicalisation politique pour ne pas affaiblir le gouvernement. Le même type d’appui à Kirchner impose de désactiver le leg du 20 décembre [23], d’abandonner les rues, de renoncer aux exigences des chômeurs, d’accepter les pactes avec les caciques du justicialisme et de masquer l’envois des troupes à Haïti.
Au Brésil certains pensent qu’il est précipité de construire une alternative, mais ils ne clarifient pas quand le moment sera opportun pour cette construction. Les conditions pour un tel tournant ne sont jamais en vue et n’arrivent pas précédées d’une annonce que « nous sommes prêts  ».
On peut simplement évaluer cette maturation en enregistrant l’involution sociale du PT. Le danger ce n’est pas la rupture prématurée mais bien les effets d’une déception populaire généralisée.
En Argentine la résignation adopte des formes curieuses. Parfois on nous affirme que puisque « Kirchner est un capitaliste, on ne peut cueillir des poires sur l’orme  ». Mais en partant de cette même constatation, on pourrait également arriver à la conclusion opposée : résister aux attaques du gouvernement, dénoncer ses manÅ“uvres et construire un pôle de gauche.
Certains croient que le moment est arrivé en Argentine pour y répéter l’exemple du Frente Amplio uruguayen. Mais ce regroupement vient d’arriver au gouvernement et s’apprête à suivre les traces de Lula. On pourrait faire valoir que le FA doit être copié dans « sa construction par en bas  » et non dans sa gestion imminente de l’État. Mais peut-on séparer les deux instances ? La décision actuelle de maintenir le statu quo n’a-t-elle pas été préparée par des années d’adaptation aux institutions capitalistes ?
Les dilemmes du Venezuela
A la différence du Brésil ou de l’Argentine, au Venezuela existe un « gouvernement en dispute  ». Dans les principaux conflits qu’affronte Chavez les enjeux ne sont pas seulement les aspirations de tel ou tel secteur capitaliste, mais également les intérêts de la majorité populaire.
Les frictions entre les groupes d’entrepreneurs pour gagner les faveurs du gouvernement se dissolvent dans un cadre de confrontation des classes dominantes contre le processus bolivarien. Ce choc a produit jusqu’à maintenant une certaine dynamique anti-impérialiste de radicalisation qui oppose la classe des oppresseurs à celle des opprimés.
Structurellement le Venezuela ne se distingue pas du reste de l’Amérique du Sud. Il souffre du même niveau d’inégalité sociale, du sous-développement agraire et du rachitisme industriel. La pauvreté affecte 80 % de la population et l’emploi informel est le sort des trois quarts des travailleurs. Il n’est pas possible de déraciner cet héritage sans enlever les obstacles qui bloquent le développement latino-américain. Mais avancer sur cette voie implique de dépasser les limites qui ont frustré les autres tentatives nationalistes.
L’assistance sociale, la distribution des terres improductives et les crédits accordés au coopératisme permettent d’initier une redistribution progressive du revenu. Mais remonter la régression sociale des dernières années et dépasser le chômage structurel (résultant d’une industrialisation insuffisante et déformée) impliquent des investissements étatiques de grandes dimensions. Le « développement endogène  » des villes et l’éradication des terres improductives dans les campagnes ne suffisent pas. On a besoin d’un programme de planification industrielle qui élimine les privilèges des grands groupes capitalistes et de ses clients de la bureaucratie officielle. Ce sont eux qui ont gaspillé la rente pétrolière et ils ne se transformeront jamais en artisans du développement.
Un grand pas a été fait avec l’expulsion de la gérance « transnationalisée  » qui contrôlait PDVSA (entreprise pétrolière nationale). L’accroissement des royalties et la décision de réduire la dépendance pétrolière envers les États-Unis (50 % des exportations et 8 raffineries construites sur leur territoire) renforcent aussi l’autonomie de la politique énergétique. Mais d’autre part, on remarque également de nouveaux indices de gestion technocratique, des accords d’exploitation non soumis à la consultation et des investissements douteux.
Les réformes sociales ambitieuses que Chavez préconise requièrent une plus grande radicalisation politique. Lula, Kirchner (ou Zapatero) tentent de neutraliser ce processus et c’est pour cette raison qu’ils conseillent de maintenir des ponts avec l’opposition et de reconstruire l’ancien régime. L’OEA, Jimmy Carter et Human Right Watch font le même travail.
Mais le principal frein du processus bolivarien se trouve au sein même de l’administration chaviste. Là agit une bureaucratie arriviste et inefficace qui offrira ses services à l’opposition si elle perçoit que les vents ont tourné. Pour préparer cette émigration éventuelle, un secteur gouvernemental (le Commando Ayacucho) a facilité le référendum en avalisant la collecte frauduleuse des signatures. Récemment, il a fait pression pour une nouvelle négociation avec les entrepreneurs qui conspirent depuis le triomphe de Chavez.
L’expérience nous enseigne que les conquêtes congelées se diluent. Si le processus bolivarien est freiné, on verra la répétition de ce qui est arrivé au PRT mexicain ou au péronisme, qui, une fois au pouvoir, ont connu une involution qui les a transformés en option des classes dominantes. La révolution cubaine a suivi le chemin opposé. Chavez a déclaré plusieurs fois son admiration pour la seconde direction, mais il n’a pas mis en Å“uvre les moyens de rupture avec le capitalisme qui ont été adoptés à Cuba au cours des années 1960.
Une transformation démocratique radicale des institutions de l’État a été réalisée au Venezuela. La structure du système n’a pas connu un effondrement comme au Nicaragua dans les années 1980, mais la possibilité d’un virement révolutionnaire y est très présente. Ceux qui pensent qu’« il ne se passe rien au Venezuela  » ou que Chavez répète « la chanson populiste  » et ne dirige pas une révolution sociale, se trompent. Le volcan latino-américain est en ébullition dans un pays qui articule la résistance anti-impérialiste de la région. La formation de nouveaux syndicats et l’auto-organisation populaire dans des missions et des cercles bolivariens indiquent que les protagonistes d’un changement radical sont déjà en mouvement.
Mondialisation et unipolarité
L’ascension du nationalisme et du centre-gauche a changé le climat intellectuel en Amérique du Sud. On ne discute plus seulement des avancées du néolibéralisme mais aussi de comment on peut l’affronter et le mettre en échec. Dans ce débat beaucoup reconnaissent que Lula et Kirchner ont pris le mauvais chemin. Mais de cette constatation émerge une autre question : peut-on faire d’autres choix ? La mondialisation n’oblige-t-elle pas la gauche à effectuer un repli ? L’offensive internationale du capital ne limite-t-elle pas les transformations possibles au cadre antilibéral ? [24]
On fait valoir fréquemment que les transformations du capitalisme contemporain ont complètement bouleversé la scène latino-américaine. Et les effets de la révolution informatique, de la mondialisation financière, de l’internationalisation productive ou de la « transnationalisation  » du capital sautent aux yeux. Mais la question clé concerne l’impact de ces changements dans la région. Aggravent-ils ou atténuent-ils les problèmes historiques ? Renforcent-ils ou au contraire diminuent-ils le sous-développement industriel, la domination financière et la dépendance commerciale ?
La gravité inhabituelle des crises de la dernière décennie illustre la situation de l’Amérique latine dans le cadre de la mondialisation. Le même processus qui a permis une récupération partielle du taux de profit dans divers pays développés a précipité une polarisation sociale brutale des revenus et une grande fracture entre les économies prospères et celles qui ont été dévastées. Il est déjà évident que l’Amérique latine souffre le triple impact de la paupérisation, du financement insuffisant et de la primarisation de ses exportations. La région pourra-t-elle recouvrir une certaine marge d’autonomie pour sortir de cette régression ?
Les théoriciens du centre-gauche et du nationalisme répondent positivement et proposent de soutenir l’apparition d’un modèle capitaliste productif, incluant et intégré régionalement. Ce projet prend seulement en compte les niches qui existent pour développer des négoces nouveaux sans enregistrer les déséquilibres que génère cette accumulation périphérique. Ils ne remarquent pas non plus que le développement du capitalisme latino-américain n’est pas suffisant pour concurrencer les centres impérialistes ni pour recommencer le cours suivi par les grandes puissances.
De plus, il est d’autant plus difficile d’élucider quel est l’espace effectivement existant pour le modèle économique du centre-gauche, car sa mise en Å“uvre requerrait certaines décisions anti-impérialistes conjuguées avec une rupture draconienne avec le modèle néolibéral. Et comme aucun de ses gouvernements ne paraît disposé à s’embarquer dans cette direction, l’énigme de la marge existante pour ériger un « autre capitalisme  » reste irrésolue. Les nouveaux présidents se limitent à des proclamations antilibérales et ensuite perpétuent le statu quo. C’est pourquoi la radicalisation anticapitaliste et la perspective socialiste constituent la seule certitude du bien-être et du progrès. Mais le terrible pouvoir nord-américain ne disqualifie-t-il pas cette option ?
Cette prépondérance des États-Unis n’est pas une donnée nouvelle dans une zone qui a souffert le poids historique de former « l’arrière-cour  » de la principale puissance.
Toutes les tentatives d’émancipation nationale et sociale du XXe siècle se sont heurtées à cette domination. Et, à plus d’une occasion, on a pu faire plier un ennemi qui paraissait invincible. La permanence de la révolution cubaine après 40 ans d’invasions, d’embargos et de conspirations illustre cette possibilité.
Il est certain qu’au cours de la dernière décennie les États-Unis ont renforcé leur prédominance militaire et récupéré leur primauté économique ou politique. Mais ils n’exercent pas un leadership stable parce que leurs rivaux continuent d’agir et que les peuples résistent à cette oppression. Ce qui est arrivé en Irak révèle les limites du pouvoir nord-américain. Les Marines n’ont pas pu réduire le pays à un statut colonial et ne sont pas parvenus à s’approprier le pétrole. Il faudra encore voir si Bush redouble le pari militaire ou s’il recourt à l’aide européenne pour négocier un compromis dans la région.
La portée des guerres préventives que Bush promeut est terrorisante. Mais il ne faut pas accepter l’image victorieuse que les néo-conservateurs diffusent d’eux-mêmes. Cette image dissimule la grande fracture socioculturelle que l’agression droitière génère aux États-Unis. La combinaison de différents déséquilibres économiques (financement international du déficit fiscal et commercial) et politiques (luttes nationales contre les attaques impérialistes) défie l’unipolarité états-unienne.
L’URSS et le rapport des forces
L’impression que l’écroulement de l’URSS a privé la gauche d’un allié irremplaçable continue à être répandue. Mais cette vision ne tient pas compte du fait que la bureaucratie dirigeante de ce régime ne soutenait que les gouvernements ou mouvements qui coïncidaient avec ses propres priorités stratégiques. C’est pourquoi elle a soutenu aussi des dictatures, des présidents hostiles à la gauche et surtout a dissuadé des actions révolutionnaires. Cette attitude avait provoqué de fortes critiques des dirigeants cubains eux-mêmes favorisés par l’aide soviétique.
L’Amérique latine a toujours été pourla diplomatie soviétique une pièce dans son jeu d’échecs géopolitiqueavec les États-Unis. C’est pourquoi la fin de la Guerre froide a des effets contradictoires et non seulement négatifs pour cette région. D’une part, elle généralise la sensation d’une plus grande absence de protection (ou du moindre contrepoids) face à l’impérialisme. Mais, d’autre part, elle crée les conditions pour dissiper l’identification populaire du socialisme avec un régime totalitaire qui n’a conservé aucun aspect de son origine socialiste.
Partant de ce bilan, il faut modifier les raisonnements de la gauche centrés exclusivement sur les diagnostics « par en haut  » (rapports entre les États) et reprendre l’analyse de ce qui arrive « par en bas  » (développement de la lutte populaire et de la conscience de classe). Avec une telle remise en question, on peut évaluer les rapports de force internationaux actuels avec moins de préjugés.
L’estimation la plus répandue ignore le cours de la lutte sociale et ne prend en considération que le nombre de gouvernements progressistes qui contrarient les conservateurs. Cette analyse préserve la vieille « vision campiste  » qui divisait le monde en deux blocs rivaux (socialiste contre capitaliste) sans pour autant être capable de définir qui intègre aujourd’hui le camp opposé à celui de l’impérialisme. L’Europe ? La Chine ? Les pays arabes ?
La façon correcte d’évaluer le rapport de forces implique de définir qui se trouve à l’offensive dans la bataille qui oppose les capitalistes aux travailleurs. En termes généraux la classe dominante garde l’initiative depuis le début du néolibéralisme. Mais beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis la fin des années 1980. L’agression patronale s’est consolidée au sein des États-Unis et semble reprendre des forces en Europe, mais de nombreux pays sont affectés par des soulèvements populaires. Et l’Amérique latine occupe une place d’avant-garde dans ce scénario de révoltes.
Il est faux de répéter que « les rapports des forces sont défavorables dans la région  », comme s’il ne s’était rien passé depuis les années 1990. Cette évaluation négative contredit y compris la mise en valeur faite autour des nouveaux gouvernements de centre-gauche. Il est contradictoire de souligner le repli des opprimés et de présenter en même temps ces régimes comme des exemples des avancées populaires.
La première affirmation n’est pas cohérente avec la seconde. En réalité il faudrait indiquer que Lula et Kirchner sont des variantes d’une domination capitaliste affectée par la perte de l’initiative patronale, générée elle-même par la crise du néolibéralisme.
Adversités externes et internes
Ceux qui soulignent la faiblesse des rapports de forces estiment également qu’une victoire anti-impérialiste sera très difficile à préserver dans tout pays de l’Amérique latine. Et il est certain que l’isolement constitue un problème récurrent de toutes les révolutions. Mais Cuba a déjà démontré combien de temps on peut soutenir une transformation sociale dans des conditions de harcèlement impérialiste terrible. La mondialisation n’ajoute pas d’obstacles qualitativement nouveaux à ces difficultés.
Il faut rappeler en outre, que toutes les révolutions ont fait irruption dans des conditions défavorables et ont survécu sans grande aide extérieure. Elles ont toujours débuté à l’échelle nationale et par leur exemple ont transformé la scène régionale. A certains moments elles ont entraîné plus d’un pays (Amérique centrale dans les années 1980), L’expérience sandiniste confirme que l’obstacle n’est pas externe. Bien qu’il ait du faire face mais ne se sont jamais développées de manière simultanée. Et si cette désynchronisation a été une condition négative, ce sont les freins et les erreurs internes qui ont habituellement malmené ces processus.
L’expérience sandiniste confirme que l’obstacle n’est pas externe. Bien qu’il ait du faire face à l’usure de l’agression impérialiste, le projet sandiniste a été miné par la conversion de ses dirigeants en une élite de nouveaux riches qui a pactisé avec la droite le partage du pouvoir. Vingt-cinq ans après cette révolution il ne reste plus rien de la réforme agraire et de l’alphabétisation dans un pays tourmenté par des niveaux de pauvreté et d’inégalités dépassés seulement par la tragédie haïtienne.
Faut-il déduire des échecs des années 1980 que le projet socialiste a été enterré ? Faut-il en conclure qu’on ne peut aller au-delà des tentatives du centre-gauche et des paris nationalistes ? La continuité de l’impulsion des soulèvements populaires contredit ces conclusions. La séquence des soulèvements qui ont bouleversé plusieurs pays (Équateur, Bolivie, Argentine) au cours des dernières années révèle la possibilité et la nécessité d’engager des transformations anti-impérialistes radicales pour renverser la dégradation dont souffre l’Amérique latine. Les obstacles
Ce qui prédomine dans la région c’est la difficulté pour faire apparaître les alternatives des exploités eux-mêmes. Les classes populaires conquièrent les rues au cours des grèves, des confrontations et des mobilisations. Mais elles livrent leur destin à l’ennemi quand il s’agit de définir la direction politique de leurs pays. Le plus fort exemple actuel de ce paradoxe c’est la promotion des gouvernements de centre-gauche, qui ont accompagné les révolte d’en bas et les dissolvent une fois parvenus au pouvoir.
Le tournant localiste
En considérant que le cycle révolutionnaire s’est épuisé, on en arrive à soutenir Lula et Kirchner et à adopter une stratégie localiste qui valorise l’activité municipale. Certains pensent que dans ce cadre il est possible de préfigurer la démocratie populaire que le système bourgeois inhibe à l’échelle nationale. Au Brésil et en Uruguay, une telle vision a étayé les tentatives locales de centre-gauche qui ont précédé les victoires du PT et du FA. Nombreux pensaient alors que ces administrations permettront à la gauche de « dépasser son horreur de la gestion  ».
Mais l’expérience a démontré que cette aversion est un défaut moindre face à la tentation de gouverner en faisant des concessions aux capitalistes. Partant de l’orbite municipale ou étatique (régionale), le PT a renforcé son intégration à l’appareil de l’État jusqu’à se convertir en une bureaucratie de l’establishment. Le cours social-libéral de Lula a été préparé par cette assimilation. Les récentes défaites électorales de Sao Paulo et Porto Alegre confirment, en outre, qu’au bout d’une certaine dose de frustrations la citoyenneté sanctionne ces administrations comme n’importe quelle autre.
Ces échecs n’invalident pas l’importance de la lutte municipale, ni l’utilité de la conquête des mairies.
Au contraire, ces défis occupent une grande place dans la construction de la gauche. Mais il est erroné d’espérer que dans la commune on pourra réaliser ce qu’on ne peut tenter à l’échelle nationale. Il convient donc de concevoir les avancées locales comme des échelons de la lutte pour la conquête de l’État dans le but de commencer l’éradication du capitalisme.
L’expérience indique également que les obstacles pour l’introduction des transformations progressistes significatives sont très grands au niveau municipal. Aucune décision clé ne dépend des mairies car les ressorts du pouvoir sont gérés par l’État national. La bureaucratie centrale préserve les intérêts de la classe dominante et met des limites très rigoureuses à toute initiative locale pouvant menacer ses privilèges. De plus, en Amérique latine, les municipalités sont accablées par le manque de ressources, les restrictions budgétaires et la structure régressive des impôts. Mais c’est surtout la propriété capitaliste qui impose des limites strictes à l’exercice de la démocratie municipale.
Pour atténuer ces limites, le PT a introduit le budget participatif dans diverses localités. Ces mécanismes ont stimulé le contrôle populaire et l’apprentissage de l’autogestion mais n’ont pas correspondu à une pratique de lutte contre la classe dominante. C’est pourquoi ils ont mené à l’administration de la pauvreté et n’ont pu contenir l’involution conservatrice de Lula.
Le réformisme municipal qui est promu en Amérique latine a été appliqué par la social-démocratie en Europe durant des décennies. Cette politique a complété la conversion des militants en fonctionnaires et a contribué à étouffer les énergies militantes d’une génération. Les arguments employés durant ces expériences (dans leur variante originelle ou « eurocommuniste  » postérieure) se répètent aujourd’hui sans véritable innovation : conquérir progressivement des réformes dans le cade constitutionnel, créer de vastes consensus, éviter les chocs frontaux avec la bourgeoisie et conquérir des positions au sein de l’État pour préparer une bataille ultérieure.
Mais cette orientation « gradualiste  » s’est toujours heurtée à deux obstacles : d’une part, le caractère convulsif de l’accumulation [capitaliste] n’offre pas les repos prolongés qui seraient requis pour mettre en Å“uvre cette stratégie ; d’autre part, l’irruption périodique des crises pousse les capitalistes à résister à l’octroi des concessions sociales. Ces barrières étouffent la transformation réformiste et épuisent les espoirs populaires. Dans de telles conditions, les partis traditionnels de la bourgeoisie récupèrent le gouvernement si la cooptation de la social-démocratie n’a pas été totale ni pleinement fonctionnelle du point de vue du système.
Scénarios et dilemmes
Lorsque leurs « états de grâce  » respectifs seront terminés, Lula et Kirchner devront affronter les turbulences d’une région marquée par l’inégalité sociale, le parrainage impérialiste et la vulnérabilité économique.
Ces tensions peuvent s’aggraver si la pression commerciale des entreprises nord-américaines aboutit à la baisse des protections douanières et à de nouvelles privatisations. La soustraction des ressources générée par le payement de la dette extérieure ajoute un composant qui aggrave ce cadre, car n’importe quel malaise financier international peut ressusciter la fuite des capitaux et les crises de devises.
Mais la militarisation que Bush promeut, en multipliant le nombre de bases et en transférant le pouvoir de l’intervention aux commandos régionaux, est l’ingrédient le plus explosif qui menace la zone. Celui qui a choisi d’inaugurer son second mandat en embrassant le président colombien Uribe anticipe le protagonisme qui maintiendra le Pentagone en Amérique du Sud. Les nouveaux présidents tentent de tempérer l’impact corrosif des pressions impérialistes par des déclarations et des manÅ“uvres. Mais ils doivent agir dans un contexte dominé par la droitisation de l’élite gouvernante nord-américaine.
Les espérances qui ont ouvert la voie à Lula et Kirchner se maintiennent vives dans de larges secteurs de la population avec des intensités différentes. Combattre ces illusions exige d’adapter les tactiques de la gauche à des circonstances les plus diverses. Mais accompagner les espoirs populaires ne doit pas conduire à renforcer les illusions. Dire la vérité - même si elle est douloureuse - est un devoir de tous les socialistes, y compris face à l’attitude de soutien des présidents du centre-gauche exprimée par Chavez et Fidel.
Ces jugements manquent de contrepartie, car ni Kirchner ni Lula n’applaudissent la révolution cubaine ni ne saluent la mobilisation contre la droite au Venezuela. Aucun des deux ne veut se faire d’ennemis au Département d’État. Par contre, Fidel et Chavez font l’éloge des nouveaux gouvernements pour éviter l’isolement et résister aux campagnes impérialistes. Mais ils confondent l’action diplomatique et le soutien politique non nécessaire et contre-productif pour les organisations du Brésil et d’Argentine. La gauche ne doit pas répéter ses erreurs du passé, subordonner son action à des accords de politique extérieure entre États. Beaucoup trop de capitulations ont été commises au nom de la défense de l’Union soviétique.
La gauche latino-américaine affronte de sérieux dilemmes. Réaffirmer son terrain d’action aux côtés des opprimés, sans sombrer dans les préoccupations des entrepreneurs, constitue l’essentiel. Le défi c’est de renouveler le projet socialiste et de ne pas s’enferrer dans les discussions sur le type du capitalisme qui conviendrait à chaque pays. Selon cette seconde option de nombreux dirigeants proposent de « démocratiser le capital  », de « prendre au sérieux la rentabilité  » et de conduire « les bourgeois à ce qu’ils remplissent leur fonction  ». Cette même option est parfois énoncée par des formules plus vagues (« faire quelque chose de neuf  », « mener des politiques différentes  », « créer une société pour tous  »). Mais ce faisant, dans les deux cas, la gauche abandonne son identité et renonce à ses bannières d’égalité et d’émancipation. Ce faisant la gauche enterre son avenir.
Il ne faut pas perdre de vue le changement d’étape. Beaucoup de jeunes entrent dans la vie politique en admirant l’héritage révolutionnaire de la génération précédente. Mais ils voient aussi comment une partie de cette nichée a été assimilée à l’establishment et s’est résignée devant la domination des puissants. Pour récupérer l’héritage des années 1970, il faut davantage de fermeté, de conviction et de courage.
[1] Le président Gutierrez a depuis la rédaction de cet article été renversé par la population. Consultez à ce propos notre dossier : « La trahison de Gutierrez  » : www.risal.collectifs.net/mot.php3 ?i... (ndlr).
[2] Ce que l’on a coutume d’appeler le Plan de Convertibilité, c’est le plan de parité entre le peso et le dollar instauré en 1991 (ndlr).
[3] Les anciennes entreprises publiques, privatisées durant les années 90 et actuellement propriétés de transnationales étrangères (ndlr).
[4] Principal slogan des secteurs mobilisés à partir de la crise de décembre2001 (ndlr).
[5] Consultez notre dossier sur l’arrivée au pouvoir de la gauche en Uruguay : www.risal.collectifs.net/mot.php3 ?i... (ndlr).
[6] Cet article a été écrit avant l’entrée en fonction du nouveau gouvernement uruguayen, le 1er mars 2005 (ndlr).
[7] Cette alliance a été rompue depuis l’écriture de cet article dans le cadre de l’adoption d’une nouvelle loi sur les hydrocarbures. Evo Morales et le MAS font partie maintenant de l’opposition. (ndlr).
[8] Consultez notre dossier sur ladite guerre du gaz en Bolivie : www.risal.collectifs.net/mot.php3 ?i... (ndlr).
[9] Voir : Frédéric Lévêque, Le Caracazo, c’était il y a quinze ans, RISAL, février 2004 : www.risal.collectifs.net/article.ph... (ndlr)
[10] Consultez notre dossier sur le coup d’Etat au Venezuela : www.risal.collectifs.net/mot.php3 ?i... (ndlr).
[11] Consultez notre dossier sur le lock-out et le sabotage pétrolier au Venezuela : www.risal.collectifs.net/mot.php3 ?i... (ndlr).
[12] Consultez notre dossier sur le référendum révocatoire au Venezuela : www.risal.collectifs.net/mot.php3 ?i... (ndlr).
[13] Communauté andine des nations (CAN) et Marché comun du Cône Sud (ndlr).
[14] Cette thèse est suggérée par Mermet Rolando. “Bolivarismo revolucionario y unidad suramericana” Questión, septiembre 2004, Caracas.
[15] Ces positions ont été développées au Brésil, entre autres par : Frei Betto “Ahora Lula conquistar el poder”, Página 12 du 20 septembre 2004 ; Valter Pomar “La gauche à l’heure du choix”, Inprecor n° 497, septembre 2004 ; Raul Pont et Miguel Rosseto “Ideias”, Agencia Carta Mayor du 3 mai 2004 ; Emir Sader “Brasil y Lula desde un enfoque de izquierda”, Propuesta du 10 juin 2004 ; Articulation de gauche et Démocratie Socialiste “La lettre aux pétistes”, Inprecor n° 503 de mars 2005 ; Correio da ciuadania, “Un nouveau parti socialiste”, Inprecor n° 497 de septembre 2004. En Argentine par Tumini Humberto, En marcha du 14 octobre 2004 ; Rudnik Isaac “¿Quién confronta con el FMI ?”, Desde los barrios du 12 décembre 2004. En Uruguay par : Huidobro Eleuterio Fernández “O estamos fritos” Página 12 du 25 janvier 2005.
[16] Province argentine dont il était le gouverneur (ndlr).
[17] Premier président argentin de l’après dictature (1983-1989). Issu des rangs du radicalisme, la dénomination courante de l’Unión CÃvica Radical, le second parti en importance après les péronistes du Parti justicaliste (ndlr).
[18] Président de l’Argentine de 1999 à 2001, à la tête de l’"Alliance" entre l’Unión CÃvica Radical et le Frepaso, un parti de centre gauche qui a quasiment disparu. A démissionné de son poste suite au soulèvement populaire de décembre 2001, connu sous le nom d’Argentinazo.(ndlr)
[19] Carlos Menem, président de l’Argentine de 1989 à 1999. Son gouvernement est associé à la corruption et à l’imposition de politiques néolibérales agressives (ndlr).
[20] Eduardo Duhalde est le prédécesseur de Kirchner, membre de l’appareil péroniste, et très influent dans la région de Buenos Aires. Il a été élu président "de transition" par le Congrès en février 2002, après le soulèvement populaire de décembre 2001.
[21] Tumini Humberto, En marcha du 14 octobre 2004.
[22] Cela a été le cas de la Tendance Démocratie socialiste au Brésil et des piqueteros de Barrios de Pie en Argentine.
[23] Consultez notre dossier sur l’Argentinazo : www.risal.collectifs.net/mot.php3 ?i... (ndlr).
[24] Ces thèmes ont été discutés, entre autres, dans les écrits suivants : Marta Harnecker “La izquierda latinoamericana y la construcción de alternativas”, Laberinto n° 6 de juin 2001 ; Marta Harnecker “Sobre la estrategia de la izquierda en América Latina” dans Venezuela, Una revolución sui generis, Conac, Caracas, 2004 ; James Petras “Imperialismo y resistencia en Latinoamérica” et “La situación actual en América Latina” dans Los intelectuales y la globalización, Abya-Yala, Quito, 2004 ; Ellner Steve. “Leftist goals and debate in Latin America”, Science and society, vol 68, n° 1, printemps 2004.
Source : Inprecor (www.inprecor.org), avril 2005.
Traduction : J.M.