Le journaliste français et rédacteur en chef adjoint du Monde diplomatique, Maurice Lemoine, vient de publier chez Flammarion un ouvrage sur le coup d’Etat d’avril 2002 au Venezuela. Rencontre avec l’auteur.
La première chose qui vient à l’esprit quand on tombe sur le nouveau livre de Maurice Lemoine « Chavez Presidente ! » est de se dire : « quel pavé ! ». Certains seront certainement refroidis en voyant les 850 pages de l’ouvrage. D’autres, ceux qui pensent déjà aux vacances, se demandent comment ils pourront caler ce livre dans leurs bagages, entre la crème solaire et leurs sandales. Les adeptes de la lecture au lit, quant à eux, imaginent déjà les contorsions qu’ils vont être obligés de faire pour tenir le dernier opus du journaliste français.
Il leur faudra pourtant trouver une solution car « Chavez Presidente !  » est passionnant. Contrairement à ce que pourrait laisser entendre le titre, il ne s’agit pas ici d’une biographie du leader controversé de la révolution bolivarienne. Cet ouvrage revient, sous la forme d’un “docu-roman”, sur le coup d’Etat médiatico-militaire, dont Maurice Lemoine a été le témoin direct, qui renversa Chavez le 11 avril 2002 et qui fut mis en échec par la mobilisation populaire et la loyauté d’une grande partie de l’armée deux jours plus tard.
On peut évidemment se demander pourquoi la forme du roman est privilégiée. Maurice Lemoine répond : « Quand j’ai démarré, j’ai fonctionné sur une intuition.
Si tu écris aujourd’hui un essai sur le Venezuela en français, tu intéresseras, en gros, entre la Belgique, la France et la Suisse, 1.000 à 1.500 personnes : des personnes hyper pointues, déjà intéressées par le Venezuela de Chavez. Et on sait que les bouquins sur l’Amérique latine se vendent mal. Donc, la question qui se pose, c’est comment intéresser un plus grand nombre de lecteurs sur ce qui est en train de se passer au Venezuela. Il faut passionner les gens, il faut les faire plonger dans la réalité. Pour raconter cette réalité, écrire un roman est à mon sens ce qui était le plus adapté.  » En effet, si ce livre intéressera évidemment les passionnés de l’actualité latino-américaine, il devrait plaire aussi aux amateurs de romans d’espionnage.
« Mon livre, je le définis comme un docu-roman, c’est-à -dire une tentative de restitution de la réalité à travers la technique romanesque.  », explique l’auteur, rencontré à Paris en avril dernier. « Cela pourrait s’apparenter à un roman d’espionnage dans la mesure où le bouquin essaie de démonter les mécanismes d’un coup d’Etat moderne, c’est-à -dire un coup d’Etat qui serait un peu comme le Canada Dry. Cela ressemble à un coup d’Etat, cela a l’odeur d’un coup d’Etat, cela a les couleurs d’un coup d’Etat mais certains pourraient ensuite prétendre que cela n’en est pas un. »
« Chavez Presidente !  » nous invite à plonger au coeur de la lutte politique qui déchire le Venezuela, avec le Comandante Chavez, son entourage, ses partisans des quartiers populaires, les « oligarcas  » qui tentent de le renverser, les médias qui lui font la guerre, la classe moyenne qui a « pété un plomb  », les militaires révolutionnaires, constitutionnalistes ou contre-révolutionnaires, etc. Le docu-roman retrace toute l’organisation du coup d’Etat, son déroulement et sa fin heureuse.
Romancer la réalité rend celle-ci plus passionnante mais comment faire la distinction entre la réalité, les faits, les propos véritablement tenus par les protagonistes et la fiction ? « Je fais dire des tas de choses à des tas de gens dans ce roman. Mais tout ce que je fais dire à Chavez, il l’a dit à un moment ou à un autre. Pour les discussions avec son épouse, par exemple, je suis parti d’une interview qu’elle a donnée après leur séparation. La part du romancier est de réinventer un dialogue entre eux. Ce que je fais dire aux militaires ou à des gens de l’opposition, ils l’ont dit ou quasiment lorsqu’ils ont témoigné à la commission d’enquête de l’assemblée nationale mise en place immédiatement après le coup d’Etat. Evidemment, quand je fais intervenir un agent de la CIA, comme je n’étais pas sous la table, je suis obligé d’inventer un peu, mais les logiques sont respectées.
« J’ai essayé de respecter au maximum la chronologie et la réalité. La part d’imagination est de 10%. Je ne pars pas d’un truc complètement fantaisiste. Le fait d’avoir dans ce roman conservé le nom d’Hugo Chavez, président de la République bolivarienne du Venezuela, m’empêche de délirer complètement. Je dirais qu’il faut voir le livre comme un document, un document romancé certes, mais un document  ».
Une des particularités du roman est que l’auteur a changé les noms et prénoms des protagonistes. Le magnat de la presse Cisneros devient Berlusco (sans clin d’Å“il bien sà »r...), le Premier ministre espagnol Aznar devient Franco Azarnar. Seul Chavez (et Fidel) conserve son nom. Pour expliquer cela, l’auteur insiste : « L’important pour moi, c’est que le lecteur comprenne les logiques. Ceux qui connaissent le Venezuela vont reconnaître vraiment beaucoup de monde. Ceux qui ne le connaissent pas, que le général putschiste s’appelle Gonzalez Gonzalez ou Gomez Gomez, cela ne changera rien pour eux.  »
En écrivant un roman plutôt qu’un ouvrage scientifique d’analyse, l’auteur rend compte des comportements et des contradictions des individus, ce qui est compliqué à faire dans un essai, généralement rempli de notes de bas de page.
« Moi, si on me pose la question, je dis que c’est un document sur la révolution bolivarienne. Il y a beaucoup de scènes qui ont lieu dans les quartiers populaires, pour que le lecteur comprenne ce qui s’y passe, pourquoi ces gens ont voté à 59% pour Chavez lors du référendum révocatoire.
« Dans un article ou dans un essai, tu es coincé par plein de choses. Si tu écris un essai sérieusement comme on le fait au Diplo, il faudrait 4.500 notes dans ce bouquin pour expliquer que machin a dit cela à tel moment.
« Et puis écrire un essai, cela voudrait dire : voilà , c’est moi Maurice Lemoine, spécialiste de l’Amérique latine et voilà ce qu’il faut penser de cela. Je ne suis pas un maître-penseur. Je préfère que le lecteur se fasse son opinion tout seul. Je lui laisse une part de liberté. Je connais le Venezuela mais je reste un individu, avec mes limites ... Et puis, ce qui intéresse, c’est la vie, pas la théorie. Je souhaite déjà bien du courage à celui qui va tenter de théoriser la révolution bolivarienne. C’est la vie qui est intéressante, voir comment cela fonctionne. Et cela dans un reportage, tu ne peux pas le faire passer. Parce qu’on oublie aussi, y compris dans un processus révolutionnaire, qu’il y a des individus derrière, avec leurs passions, leurs faiblesses, ...  »
Source : La Gauche (www.sap-pos.org), juin 2005.