Argentine : la fin de la crise ?
par Frédéric Lévêque , Olivier Bonfond
Article publié le 23 mai 2005

Depuis décembre 2001, l’Argentine ne rembourse plus sa dette publique due àdes créanciers privés. Après de multiples négociations, le gouvernement vient de sortir du plus gros défaut de paiement de l’histoire (plus de 100 milliards de dollars) en trouvant un accord avec une partie des créanciers. Ces derniers auraient accepté une réduction de 75% sur la valeur de leurs créances... Cette opération est considérée par beaucoup comme un succès politique pour le président Kirchner. Mais tout n’est pas aussi simple : si le pays sort provisoirement de la crise, il rentre également dans un jeu qui pourrait très vite se retourner contre lui. Retour sur ces négociations et ce cas historique.

La crise et la déclaration du défaut

Durant les deux dernières décennies, l’Argentine est un élève zélé du Fonds monétaire international (FMI) et applique àla lettre ses contre-réformes : libéralisation financière, licenciement massif de fonctionnaires, privatisation des entreprises publiques, ouverture de l’économie, gel des salaires, diminution drastique des budgets de l’éducation et de la santé... Malgré les politiques d’ajustement structurel, le pays est prisonnier de la spirale de l’endettement. La récession économique s’installe.

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Après avoir concocté plusieurs plans de sauvetage, le FMI refuse d’ouvrir une nouvelle ligne de crédit pour que le pays puisse honorer le service de sa dette [1]. Les marchés financiers sont pris de panique. Les capitaux quittent massivement le pays. Fin 2001, l’Argentine se retrouve plongée dans une crise économique, financière, politique et sociale sans précédent : la pauvreté et le chômage explosent (sur les 36 millions d’Argentins, 14 millions vivent officiellement sous le seuil de pauvreté), les réserves financières sont épuisées, le peuple se soulève, trois gouvernements sautent en une semaine...

Cessation de paiement partielle

En décembre 2001, quand le président De la Rua se voit contraint àprendre la fuite, la dette extérieure publique de l’Argentine s’élève à144 milliards de dollars. La partie de cette dette due au secteur privé s’élève à84 milliards alors que les institutions financières internationales (IFIs) détiennent 60 milliards de dollars de créances. L’Argentine est en crise mais ne veut pas, àtort ou àraison, se couper totalement de la finance internationale. Elle va donc faire le choix de continuer àrembourser le FMI. Elle pourra alors recevoir de l’argent frais pour financer la crise. Conséquence directe, la dette du pays continue d’augmenter pour atteindre 191 milliards en 2004 ! Le but de cette opération est « d’acheter » une marge de manÅ“uvre afin de négocier un accord avec les créanciers privés. C’est ainsi qu’en septembre 2003, alors qu’un accord de 3 ans vient d’être signé avec le FMI, le ministre de l’Economie Roberto Lavagna annonce, àDubaï, un plan de restructuration. Les créanciers privés peuvent échanger leurs titres contre des nouveaux, moyennant une forte réduction de leur valeur. Les négociations commencent...

Malgré un discours ferme, Kirchner doit lâcher du lest

La proposition initiale du gouvernement est inacceptable pour les créanciers. Elle représente en effet une perte nette de 75%. Les créanciers, le G7 et le FMI vont alors mettre la pression sur le gouvernement afin qu’il améliore son offre. Le FMI est en position de force et va ajouter une condition supplémentaire àl’octroi des financements prévus [2] : les négociations de la dette avec les créanciers privés doivent « avancer ». Kirchner, malgré un discours ferme et une multiplication des déclarations coup de poing (« Il n’y aura pas d’amélioration de l’offre », « Nous ne payerons pas la dette avec la faim du peuple »), fait des concessions. Après de multiples négociations, une nouvelle proposition est mise sur la table et cette fois, les créanciers acceptent. En février 2005, le gouvernement informe que 76 % des détenteurs de titres de la dette argentine ont participé àl’échange.

Le nouvel accord, un succès ?

Pour certains, dont le gouvernement argentin, l’opération est un véritable succès : la réduction de dette s’élève à55%, les délais de paiement sont allongés de 22 ans et les taux d’intérêts sont réduits. Le pays sort du « default » et la situation redevient gérable, sa dette ne représentant « plus que » 72 % du produit intérieur brut (113% avant la restructuration). Si l’on compare avec ce que les autres pays en cessation de paiement ont réussi ànégocier ces dernières années, la différence est grande. Il s’agit tout simplement d’un coup de maître. Le coup serait tellement bon que le FMI craint même que d’autres pays ne suivent cet exemple pour assainir leurs finances (lire àcet égard, en première page du bulletin du CADTM France repris àla fin de ce numéro, l’article sur ce qui vient de se passer au Parlement du Nigeria !)...

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Cette vision enthousiasmante ne fait pas l’unanimité. Certains observateurs n’hésitent pas àparler de véritable scandale. D’après Luis Zamora, dirigeant du mouvement Autonomie et Liberté en Argentine, « l’unique succès serait d’avoir réussi àfaire passer un nouveau plan d’ajustement tout àfait traditionnel pour un accord digne, distinct des précédents, et même ‘rebelle’ ». Le gouvernement, tout en soutenant haut et fort qu’il a défendu avec fermeté les intérêts du pays et du peuple, a fait des concessions considérables. Pire, cette restructuration serait totalement insoutenable, tant du point de vue financier que des points de vue économique et social.

Primo, la réduction de dette est bien moins importante qu’il n’y paraît : en reconnaissant les intérêts de retard capitalisés depuis décembre 2001, en liant les remboursements àla croissance du PIB, la réduction de la dette en défaut ne dépasserait pas 27% ! De plus, afin d’avoir une vision réelle de l’ampleur de l’annulation de dette, il est nécessaire de prendre en compte l’évolution de la dette publique extérieure totale : elle passe de 191 milliards à149.8 milliards [3], ce qui représente une diminution réelle de 21 %. Soulignons également que 25% des créanciers privés n’ont pas pris part àl’échange de titres et espèrent toujours récupérer leurs créances. Pour l’instant, Kirchner reste ferme, et dit clairement que les créanciers qui ont refusé l’accord peuvent « aller au diable » ! Mais le G7 et le FMI ont des moyens de pression importants et il est fort probable qu’ils les utilisent ànouveau et arrivent àfaire plier une fois de plus le gouvernement argentin.

Secundo, cette restructuration n’empêche absolument pas les transferts de richesse de continuer : l’Argentine a déjàremboursé plus de 7 milliards de dollars au FMI ces deux dernières années, et dans le cadre du nouvel accord, celle-ci devra débloquer 42 milliards de dollars les deux prochaines années. Cela représente des sommes énormes pour une nation dévastée où la moitié de la population reste plongée dans la pauvreté et l’indigence.

Tertio, l’Argentine accepte de fait de rentrer dans la logique des marchés financiers : ses obligations de remboursements vont l’obliger àcontracter de nouveaux prêts et àrentrer ànouveau dans le système vicieux de l’endettement. Notons qu’au départ, la proposition mise sur la table par le gouvernement argentin àDubaï portait en elle le principe de la souveraineté de l’Etat argentin. Celle-ci se basait sur le droit d’une nation, face àun état de nécessité, àrestructurer sa dette souveraine. Mais cette souveraineté a été abandonnée et l’accord final n’est rien d’autre qu’une solution de marché. Il ne s’agit plus de « payer ce que le pays est en mesure de payer » mais bien de « payer ce que demande le marché », c’est-à-dire le plus possible. C’est ce que le gouvernement fait, notamment en promettant de destiner une partie importante de la croissance économique du pays au paiement de la dette [4]. Bref, plus l’économie croît, plus les créanciers seront remboursés. Une chose est claire, les nécessités de financement ne disparaissent pas et cet accord garantit des taux de profit élevés pour le secteur financier, au détriment inévitablement de la population qui se voit soumise àdes pressions fiscales supplémentaires.

Quarto, àl’analyse de certains ratios, la situation macroéconomique ne s’améliore pas vraiment (avec 72%, le ratio dette/PIB dépasse de loin ce qui est recommandé par les standards internationaux ; avec 500 %, le ratio dette/exportations ne fait que revenir au niveau de 2001 ;...). La diminution du chômage et de la pauvreté reste un défi majeur, et les choses pourraient très vite empirer si les objectifs de croissance ne sont pas atteints, pour aboutir inévitablement àune nouvelle crise de la dette.

Une opportunité historique perdue

Rappelons-le, la dette n’est pas un problème financier avant tout, mais bien un problème politique. Elle est l’instrument principal de domination des pays dudit Centre sur les pays de ladite Périphérie. Dans cette perspective, il subsiste une critique centrale àcette négociation (et les chiffres utilisés ou l’interprétation de ceux-ci, la croissance économique du pays ou l’évolution de son niveau d’endettement ne pourront l’effacer) : le gouvernement, en choisissant la « solution de marché », passe àcôté de l’opportunité historique de remettre en cause la légitimité même de cette dette.

Alors que la responsabilité du FMI dans l’apparition et l’approfondissement de la crise a été clairement démontrée, le gouvernement accepte de payer sans broncher les organisations multilatérales. Alors qu’une partie importante de la dette a été reconnue par la Cour fédérale argentine comme odieuse et illégitime, et que celle-ci a recommandé au gouvernement d’utiliser cette sentence pour annuler la dette, Kirchner décide de l’ignorer et légitime la totalité de la dette de son pays.

Le cas argentin : un symbole !

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L’Argentine a fini par céder àplusieurs niveaux, c’est vrai. Mais elle a cependant démontré une chose essentielle pour tous les militants qui luttent pour l’annulation de la dette du tiers monde, mais aussi et surtout pour une société plus juste et plus solidaire : il est possible de résister ! Le discours dominant prévoit un chaos économique et un isolement financier pour tous les gouvernements qui décideraient de manière unilatérale de cesser les remboursements. Le « défaut » argentin a montré qu’il est possible de ne plus rembourser et de connaître une croissance économique soutenue (8,8 % en 2003 et 9% en 2004). L’Argentine a également démontré qu’il est possible d’obtenir une réduction réelle de sa dette. Ce cas devrait être une source d’inspiration et devrait pousser les mouvements sociaux du Sud àaugmenter la pression sur leurs gouvernements afin qu’ils utilisent tous les outils et toutes les procédures légales pour, d’abord, suspendre les remboursements, et, dans un deuxième temps, répudier tout ou une grande partie de leurs dettes illégitimes, odieuses, socialement injustes et écologiquement insoutenables. Certes, tous les pays n’ont pas les mêmes capacités de négociation que l’Argentine. Il est donc nécessaire de favoriser la création d’un front du refus face aux paiements. L’appel lancé par Fidel Castro en 1985 pour la création de ce front reste plus que jamais d’actualité.

Notes :

[1Somme des intérêts et de l’amortissement du capital emprunté.

[2L’accord signé avec le FMI et présenté comme un succès par Kirchner est en fait un nouveau plan d’ajustement structurel en bonne et due forme : augmentation des tarifs des services publics privatisés dans les années 90 (ceux-ci étaient gelés depuis trois ans), gel des salaires, diminution des investissements dans les domaines de la santé et de l’éducation. Les concessions sont également politiques : le gouvernement doit entre autre accorder l’immunité pour les troupes nord-américaines présentes sur le territoire argentin, participer àla lutte contre le « terrorisme » avec Bush et avancer sur le dossier de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA).

[3Ce montant comprend les 22,5 milliards de dollars USD qui restent en défaut de paiement.

[4Les titres recevront un bonus de 5% sur tout le surplus de la croissance prévue du PIB (3%).

Source : àparaître dans "Les autres voix de la planète" (www.cadtm.org), n°26, juin 2005.

Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du Réseau d'Information et de Solidarité avec l'Amérique Latine (RISAL).
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