En Amérique latine, où l’Eglise catholique perd son rôle dominant, un mouvement de fond s’opère : la montée des communautés évangéliques fondamentalistes et des Eglises pentecôtistes populaires. Souvent lié, à l’origine, à de puissantes sectes du sud des Etats-Unis, ce mouvement peut inquiéter par son conservatisme politique et social. Toutefois, comme en témoignent les cas équatorien et brésilien, il ne constitue pas un projet monolithique.
« La survie de la Confédération des nationalités indigènes d’Equateur est menacée. L’objectif de ma présidence est d’organiser un repli pour consolider la base du mouvement.  » Voix grave et gestes lents, M. Luis Macas ne se berce pas d’illusions. Figure historique de cette organisation sociale créée en 1986 pour lutter contre toutes les formes d’exploitation et de violence dont sont victimes les Indiens et qu’il a présidée de 1990 à 1996, il a été choisi en décembre 2004 pour conduire, durant les trois prochaines années, une véritable mission de sauvetage [1].
Tout au long de la décennie 1990, le mouvement indien, représenté presque en totalité par la Conaie, a semblé voler de victoire en victoire. Les soulèvements de 1990, 1992, 1994, 1997 et 1998 lui ont permis d’obtenir de nouvelles terres et davantage de moyens pour le développement, mais aussi de repousser les hausses de prix de l’énergie et diverses mesures d’ajustement structurel exigées par le Fonds monétaire international (FMI).
Mais, bien vite, ces « victoires  » se sont révélées limitées. Certes, les 5 millions de descendants des peuples précolombiens ont acquis une visibilité, une force politique et une dignité dans ce petit pays de 13 millions d’habitants. La Constitution adoptée le 5 juin 1998, l’une des plus innovantes du monde en matière de droits collectifs [2], leur reconnaît toute une gamme de prérogatives essentielles à leur survie culturelle. D’un avis unanime, le racisme a reculé et les indigènes ont redressé la tête. Cependant, leur situation économique et sociale demeure catastrophique. Alors que l’Institut national de statistique et du recensement estime à 44 % la proportion de pauvres du pays (disposant de moins de 2 euros par jour) en 2004, ce taux atteint de 80 % à 90 % au sein de leur population.
En janvier 2000, une nouvelle fois, les Indiens défilent dans les rues de Quito. Par centaines de milliers, ils manifestent contre le projet du président Jamil Mahuad de remplacer la monnaie nationale, le sucre, par le dollar américain. L’armée intervient, mais, en apparence, du côté du peuple. Le 21 janvier, les manifestants occupent le Congrès et M. Mahuad quitte la présidence. Il est remplacé par le vice-président Gustavo Noboa... qui procédera tout de même à la dollarisation.
A cette occasion, un officier métis, jusque-là inconnu, surgit au premier plan : le colonel Lucio Gutiérrez. S’opposant à l’oligarchie et se présentant comme le porte-voix des humbles et des indigènes - on le prend alors pour un Hugo Chávez équatorien -, il sera élu président de la République deux ans plus tard. Soutenu par la Conaie dès le premier tour, il reçoit l’appui des partis de gauche et de centre gauche et bat M. Alvaro Noboa, l’homme le plus riche du pays, au second tour.
La Conaie et son bras politique, le mouvement Pachakutik (PK) [3], entrent en force au gouvernement. Mais le président Gutiérrez a besoin d’une alliance beaucoup plus large pour diriger le pays. Il la trouve pour un temps du côté du Parti social chrétien - formation conservatrice des milieux économiques de Guayaquil -, au mépris de l’accord programmatique passé avec le PK. Par ailleurs, M. Gutiérrez pactise rapidement avec son homologue américain George W. Bush, le FMI et les forces du marché. Les ministres issus du mouvement indigène hurlent à la trahison. Au Congrès, les députés PK se comptent : ils sont onze. En janvier 2005, à force d’exclusions et de désertions, ils ne sont plus que six et ont perdu toute influence.
A l’heure de l’autocritique, M. Luis Macas, éphémère ministre de l’agriculture, l’avoue sans détour : « Notre première erreur a été de nous allier à Gutiérrez.  » Aujourd’hui dans l’opposition, le PK et la Conaie ont perdu de leur crédit auprès de leur base comme auprès de l’opinion publique. Quand on présente au nouveau président de la Conaie un document austère d’une cinquantaine de pages intitulé « Projet politique des nationalités et peuples d’Equateur  », il esquisse un sourire gêné. Ce document, il le connaît bien, puisque c’est sous sa direction qu’il a été élaboré, en 1994. En plus de dix ans, le projet n’a pas évolué d’une virgule.
Les propositions de la Conaie restent centrées sur des revendications identitaires théoriquement satisfaites depuis l’adoption de la Constitution de 1998 : une demande d’éducation bilingue (espagnol - idiome natif) que nul ne remet en question ; une classique lutte pour les terres et une exigence de « développement  » aussi énergique qu’imprécise. Sans oublier une réforme de l’Etat devenue un lieu commun.
Au cours des journées insurrectionnelles de 2000 est apparue une organisation jusqu’alors cantonnée à un strict rôle de représentation religieuse, la Fédération évangélique indigène d’Equateur (Feine) [4]. En développement constant depuis les années 1960 et affranchis de la tutelle des missionnaires américains dès 1981, les Indiens évangéliques sont environ 2 millions [5]. Longtemps, ils se sont abstenus de tout activisme social ou politique pour des raisons doctrinales. Leur conception de l’« éthique protestante  » les conduit à ne pas contester le pouvoir politique. Cette passivité a durablement contribué au rejet des organisations évangéliques par les autres structures indigènes.
Une nouvelle identité ?
Pourtant, sous l’impulsion de M. Marco Murillo, élu en 1998, à l’âge de 28 ans, à la présidence de cette organisation nationale jusqu’alors dépourvue d’influence, la Feine est devenue la principale voix des indigènes. Présente dans les villes comme dans les campagnes, alors que la Conaie demeure essentiellement rurale, la Feine apparaît unie derrière son président et dotée de principes modérés qu’elle expose avec clarté. Tout en revendiquant son pragmatisme, la Feine n’est pas dupe d’un gouvernement dont la politique indigène se réduit à la distribution d’aliments de première nécessité et de postes administratifs aux dirigeants - un clientélisme presque officiel, orchestré par le ministère du bien-être social [6]. « Nous ne soutenons pas le gouvernement, insiste M. Murillo. Nous approuvons les aspects positifs de son action et continuerons à nous battre pour nos revendications insatisfaites. Mais nous ne participerons pas à son renversement. Nous avons déjà donné : cela ne change rien...  »
La participation directe de la Feine à l’action sociale et politique n’a pas été sans créer des difficultés au sein même de l’organisation. « Mais, poursuit M. Murillo, il fallait mettre un terme à la schizophrénie des pasteurs qui, le matin, prêchaient l’ordre et la soumission aux autorités mises en place par Dieu ; et le soir, en tant que dirigeants d’une communauté, concluaient que la misère, l’analphabétisme et l’absence de perspectives rendaient indispensable la mobilisation...  » Cela s’est fait à partir de la théorie du « développement intégral  », parfait exemple de la souplesse doctrinale des évangéliques. Une doctrine issue de la cosmovision indigène, laquelle ne distingue pas le sacré du temporel et associe les besoins physiques et spirituels des êtres humains. Pour aboutir à ce que l’ethnologue Susana Andrade définit comme une « nouvelle identité indigène protestante [7]  », à la fois projet d’amélioration morale et proposition concrète de progrès économique et social.
Cette « nouvelle identité  » est-elle compatible avec le « programme  » de la Conaie ? Par la voix de son président, la Feine se montre sceptique, accusant la Conaie de proposer une vision « ethnocentriste  » et « passéiste  » du développement. Ainsi la Feine se déclare- t-elle favorable à l’éducation interculturelle bilingue, car « la langue est une part essentielle de l’identité  ». Mais elle exige en outre l’apprentissage de l’anglais et l’ouverture de l’enseignement à des connaissances universelles. De même, si elle milite, elle aussi, pour un renforcement de l’économie communautaire, elle demande que se développe simultanément une activité ouverte sur les marchés, à partir de micro-entreprises financées par une banque de développement qui reste à créer.
Presque naturellement, et à l’instar de la Conaie, la Feine a donné naissance à un parti politique : Amauta Jatari (« Le sage se redresse  », en quechua) apparu en 1998 et qui a présenté en 2002 le premier candidat indigène à une élection présidentielle en Equateur. Dissident de la Conaie, M. Antonio Vargas a obtenu moins de 40 000 voix, soit 0,8 % des suffrages exprimés : le score le plus faible des onze candidats en lice au premier tour.
De ce cuisant échec, la Feine et Amauta Jatari ont conclu que la vocation du mouvement ne saurait être nationale : malgré de fortes implantations locales, le poids des évangéliques dans l’ensemble du pays ne leur permet pas de prétendre, seuls, à la victoire. En conséquence, ils n’existeront politiquement qu’au travers d’alliances « avec les mouvements de centre et de centre-gauche laïques et progressistes  », selon M. Murillo.
Mettant ces résolutions en pratique dès les élections locales de l’automne 2004, les évangéliques ont conquis trois municipalités et une nombreuse représentation au sein des conseils municipaux et provinciaux dans la sierra. Le plus souvent avec l’appui du Parti de la société patriotique (PSP) de M. Gutiérrez et du Parti socialiste. Lors des prochaines élections générales de l’automne 2006, Amauta Jatari espère bien susciter une grande alliance de centre et de centre-gauche et envoyer des députés au Congrès national.
A la Conaie comme à la Feine, on affirme que le mouvement indigène se renforce de sa diversité et on proclame son intention de dialoguer. Mais, dans le même temps, chacun reconnaît que la confrontation électorale est inévitable. Pour des raisons idéologiques du point de vue de la Feine ; à cause d’un gouvernement manipulateur qui sème la division, selon la Conaie.
Le 16 février 2005, les rues de Quito ont résonné du piétinement d’une manifestation massive - entre 70 000 et 200 000 personnes - menée au cri de « Lucio, fuera !  » (« Dehors Lucio [Gutiérrez]  »), qui rassemblait des syndicats et des organisations non gouvernementales, ainsi que des associations de quartier, le très conservateur Parti social chrétien et le mouvement Pachakutik. La crise politique avait été déclenchée après que la majorité législative favorable au gouvernement eut réorganisé « à sa manière  » la Cour suprême de justice, le Tribunal suprême électoral et le Tribunal constitutionnel.
La Conaie, qui a appuyé le mouvement sans y participer directement, envisage une opposition suivie sur la base de contre-propositions distinctes de celles des partis politiques, pour empêcher la signature d’un traité de libre commerce (TLC) avec les Etats-Unis, refuser le Plan Colombie (qui implique l’Equateur à travers la militarisation des frontières et la base militaire américaine de Manta), et rejeter la privatisation du patrimoine national.
Absente des manifestations du 16 février, la Feine ne s’est mobilisée ni en faveur du gouvernement ni pour l’opposition. Toutefois, moyennant transport, rémunération et/ou menaces d’amendes, le ministère du bien-être social avait convoqué des communautés évangéliques à la manifestation tenue le même jour et qui a rassemblé une dizaine de milliers de personnes... en faveur du président Gutiérrez.
[1] La Conaie réunit trois confédérations régionales : l’Ecuarunari dans la sierra, la Confeniae amazonienne, la Conaice sur la côte.
[2] Cf. Constitution politique de la République d’Equateur adoptée le 5 juin 1998 : Titre I, article 1er : « L’Equateur est un Etat social de droit, (...) pluriculturel et multiethnique  » et Titre III, chapitre V, section I : « Des peuples indigènes et noirs ou afro-équatoriens  ».
[3] Le mouvement Pachakutik, « L’ère du renouveau  » en quechua, a été créé en 1996. Il réunit diverses organisations sociales mais se confond avec la Conaie, qui est l’organisation la plus importante en son sein.
[4] La Feine a été créée en 1980 avec des objectifs religieux, qui sont aujourd’hui devenus également sociaux et politiques. Elle réunit 18 organisations issues de tout le pays regroupant 2 500 communautés de croyants.
[5] L’intellectuel protestant Ivan Balarezo Pérez considérait en 2002 que les évangéliques, presque exclusivement indigènes, représentaient 12 % de la population, soit plus de 1,5 million de personnes. Le chiffre de 2 millions, répartis entre la Feine et la Conaie, est accepté par ces deux organisations.
[6] « El gobierno sabe manejar a la fe indigena  », El Comercio, Quito, 6 décembre 2004.
[7] Susana Andrade, Protestantismo indÃgena : procesos de conversión en la provincia de Chimborazo, Ecuador, Flacso Ecuador, 2004.
Source : TOUS DROITS RÉSERVÉS © Le Monde diplomatique (www.monde-diplomatique.fr), avril 2005.