Proclamée à la mi-juin par l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN - www.ezln.org), l’alerte rouge du Chiapas a fait sonner les cloches dans toute la gauche et au sein des mouvements sociaux en Amérique latine et pas seulement. En réalité cette alerte s’est avérée être une mesure de sécurité à un moment où le comité clandestin qui dirige ce mouvement a appelé l’armée, ses cadres politiques et les directions des municipalités autonomes du Chiapas à une « consulta  », c’est-à -dire à une assemblée générale du mouvement, pour discuter d’un tournant politique majeur.
Il en a résulté une majorité écrasante en faveur de la « Sixième déclaration de la forêt Lacandone  » [1], qui réoriente le mouvement vers un cours nouveau : la tentative de construire l’unité avec d’autres secteurs de la gauche et du mouvement altermondialiste au Mexique et à l’échelle internationale. Dans ce but l’EZLN prévoit d’envoyer des délégations partout au Mexique pour s’engager dans un large dialogue visant la construction d’un mouvement « en faveur d’un programme de gauche et d’une nouvelle Constitution  ».
Que signifie ce nouveau tournant de l’EZLN et ses propositions ? Et surtout, ce tournant permettra-t-il de sortir le mouvement zapatiste de son isolement politique relatif, qui l’a conduit dans une impasse ? Pour le comprendre, nous devons examiner ce qui est arrivé au mouvement zapatiste au cours des sept dernières années.
Entre les mois de mars et de juillet 1997, les communautés civiles zapatistes furent l’objet de nombreuses attaques. Le 22 décembre 1997, un groupe paramilitaire a pillé la ville d’Acteal, largement peuplée par les sympathisants zapatistes. 45 personnes désarmées furent massacrées : neuf hommes, vingt-deux femmes et quinze enfants. Cette attaque avait été menée par des troupes recrutées par les militaires mexicains dans ce secteur.
Le gouvernement mexicain s’est servi du massacre d’Acteal pour intensifier la militarisation du Chiapas. Les 11 avril et 1er mai 1998, les troupes gouvernementales ont violemment démantelé deux des trente-deux zones autonomes zapatistes. Après ces événements, le gouverneur du Chiapas, Roberto Albores, déclarait : « Je vais mettre un terme aux municipalités autonomes  ».
Profondément enfoncée dans la forêt, l’EZLN n’avait pas été capable d’arriver à temps pour empêcher les douzaines de meurtres, viols, passages à tabac, destructions de récoltes et vols dont les paysans furent victimes.
Une contre-offensive politique
Après une période de silence, en 1999 l’EZLN a annoncé une contre-offensive politique pour défaire les attaques armées. Le sous-commandant Marcos a rendu public son fameux texte « Masques et silences  », qui appelait la gauche et la « société civile  » mexicaines à défendre les zapatistes. L’EZLN a lancé un référendum dans tout le pays en faveur de changements sociaux urgents et près de mille zapatistes ont parcouru le pays. Marcos lui-même s’est adressé à une foule dans la ville de Mexico. La scène semblait ouvrir la voie à un nouveau dialogue avec le gouvernement du PAN [2] de droite en gestation et son leader, Vicente Fox, qui sera élu Président en 2000.
En dépit de ses promesses électorales, le gouvernement Fox a refusé de mettre en application les dispositions des Accords de San Andres, qui avaient promis aux zapatistes l’autonomie et le droit à la terre. Les villages restent encerclés par la militarisation de la région et les conflits avec les autorités étatiques sont fréquents. Certaines des communautés des montagnes du Chiapas sont fidèles au PRI et forment les bases arrière des groupes paramilitaires de droite, qui ne cessent de harceler et de terroriser les municipalités zapatistes.
Devant le refus du gouvernement Fox de négocier, les zapatistes « ont pris leurs affaires et sont rentrés à la maison  ». Désespérant d’une percée politique, la direction de l’EZLN a décidé de concentrer ses efforts sur une réorganisation politico-militaire et sur une amélioration des conditions de vie des communautés zapatistes de base.
Les municipalités autonomes
Progressivement la direction de l’EZLN a essayé de remettre la prise de décisions au niveau local, encourageant les municipalités autonomes ainsi que les "conseils de bon gouvernement" [3] à prendre leurs affaires en main. Selon Marcos, ces dernières années ont également été marquées par un effort de formation d’une nouvelle génération de cadres politiques.
L’auto-organisation et les principes égalitaires, ainsi que les efforts considérables des ONG mexicaines et internationales dont certaines ont des permanents sur place - ont permis de réaliser des améliorations significatives dans les domaines de la santé, de l’éducation et de la nutrition des populations locales. Ces progrès sociaux et politiques ne permettent cependant pas de résoudre les problèmes fondamentaux des indigènes du Chiapas, dont les racines plongent profondément dans la pauvreté et l’absence de démocratie qui caractérisent l’ensemble du Mexique et qui ont historiquement frappé particulièrement les communautés indigènes doublement et triplement exploitées au Chiapas.
Le Front zapatiste
En réalité le mouvement zapatiste avait toujours admis que ses objectifs ne peuvent être réalisés qu’à l’échelle de l’ensemble du Mexique et aussi que la lutte de l’EZLN constitue une partie intégrante de la lutte internationale contre le capitalisme néolibéral. Cependant les attitudes de Marcos et de la direction de l’EZLN en ce qui concerne la lutte pour une gauche mexicaine unifiée et reconstituée avaient eu des effets fort divers, sinon largement négatifs.
En 1995 les zapatistes avaient pris l’initiative de former un Front zapatiste (FZLN) d’ampleur nationale, qui a rapidement attiré de nombreux militants des organisations de gauche et inorganisés. Cela aurait pu constituer les fondements d’un nouveau grand parti de gauche. La direction de l’EZLN s’est finalement opposée à un tel développement.
Dans une lettre à propos de la Sixième Déclaration, Marcos explique que cela était dà » au fait que l’EZLN avait toujours promis aux communautés de base que le mouvement serait toujours celui des peuples indigènes et pour les peuples indigènes, et non quelque chose de plus ample, qui pourrait perdre de vue leurs besoins et leurs demandes. Des commentateurs disent cependant que Marcos craignait de perdre le contrôle du mouvement.
Quelle qu’en soit la raison, le refus de faire du FZLN l’embryon d’un large parti de gauche a rapidement signifié qu’il était mort-né en tant que force politique efficace. Il a survécu en tant que « campagne de solidarité zapatiste  », sans beaucoup de membres ni grande influence. Si la société civile mexicaine s’est périodiquement mobilisée en défense des zapatistes, le FZLN n’était pas indispensable pour cela. Au contraire, comme d’habitude, les militants et les sympathisants de la gauche sont demeurés loyaux essentiellement à leurs organisations politiques capables de mettre en avant des alternatives nationales plus ou moins cohérentes. Le FZLN, sous contrôle strict, n’a jamais pu jouer un tel rôle.
Une direction politique pour l’ensemble du Mexique ?
Certains ont dit que la construction d’une direction politique de gauche pour l’ensemble du Mexique ne relève pas de la responsabilité des zapatistes, qui de toute manière rencontreraient d’énormes difficultés en tentant de le faire depuis leur petit coin isolé. En 1999 Jaime Gonzalez a expliqué à propos des zapatistes dans une interview : « Comment se fait-il que ce mouvement si populaire n’a été capable de réaliser aucune de ses initiatives politiques plus générales ? A mon avis la réponse est simple : ils n’ont pas une claire stratégie pour vaincre. Ils ne savent que faire avec les élections et ils n’ont pas une idée claire du programme pour le reste du Mexique. Et permettez-moi de le dire, cela ne relève pas de leur responsabilité. Comment un soulèvement indigène dans une coin du sud du Mexique pourrait-il avoir un programme élaboré pour toute la société mexicaine ? Pour les populations du nord, pour l’économie, pour une transition anticapitaliste ? Vous pourriez le formuler ainsi : les zapatistes posent des problèmes qu’ils sont par définition incapables de résoudre eux-mêmes.  » [4]
Les commentaires de Jaime Gonzalez sont cependant contradictoires. Si les zapatistes sont un mouvement tellement populaire, ils ont le potentiel permettant de commencer à fournir à la gauche mexicaine une direction politique, ne serait-ce qu’en coopération avec d’autres. A condition d’en avoir la volonté et la vision politique (« le programme  », bien sà »r, mais aussi une tactique unitaire adaptée).
En 1998-2000 l’EZLN a joué un rôle politique très actif, dans le cadre de sa contre-offensive politique face au gouvernement, en fournissant un soutien total à la grève étudiante de l’Université géante de la ville de Mexico (UNAM), contre l’accroissement des droits d’inscription. Ils refusèrent de retirer leur soutien inconditionnel aux étudiants grévistes même lorsqu’il est clairement apparu que la direction étudiante ultra-gauche conduisait le mouvement à la défaite.
De plus, pour la première fois, des zapatistes masqués ont pris part à des manifestations dans la ville de Mexico lors de celle des travailleurs de l’électricité du syndicat SME, en lutte contre la privatisation et lors du 1er mai 1999. Ces initiatives semblaient indiquer la volonté de jouer un rôle politique plus large, mais cela ne fut pas continué après que le gouvernement Fox eut refusé de poursuivre le processus de paix commencé par les accords de San Andres.
L’obstacle du PRD
La construction d’un nouveau parti anticapitaliste large serait d’une importance essentielle dans le contexte mexicain du fait de la domination absolue de la gauche par le Parti de la révolution démocratique (PRD), du centre-gauche. Issu d’une scission du PRI à la fin des années 1980, le PRD a aspiré le Parti communiste et sa pression a indirectement aidé à l’effondrement de la principale organisation trotskiste, le Parti révolutionnaire des travailleurs (PRT, section mexicaine de la IVe Internationale) au début des années 1990. Nostalgique des vieilles traditions nationalistes-corporatistes du PRI des années 1930 et 1940, le PRD s’est construit en opposition au glissement du PRI vers le néolibéralisme pro-USA sous le gouvernement de Carlos Salinas de Gortari (1988-1994).
Mais au cours des années suivantes le PRD a dérivé vers la droite. Il n’y a plus rien qui puisse rappeler la gauche radicale en son sein. Il reste un obstacle important pour toute représentation socialiste ou anticapitaliste des travailleurs, des paysans et des peuples indigènes. Seuls les zapatistes jouissent d’une popularité qui pourrait leur permettre d’être la force d’entraînement pour la construction d’une alternative. Le principal problème posé par le PRD bien connu par ailleurs c’est qu’en dépit de sa dérive droitière et bien qu’il ait été récemment pris dans un important scandale de corruption, au niveau électoral il demeure la seule alternative crédible face à la droite le PRI et le PAN.
Son candidat à la présidentielle de 2006, le très populaire maire de la ville de Mexico, Mañuel Lopez Obrador, a été récemment victime d’une tentative du PRI et du PAN de le disqualifier à cause du scandale de corruption du PRD. La tentative fut défaite par une marche silencieuse de deux millions de personnes dans les rues de la capitale. La domination du PRD sur la gauche ne pourra être défaite sans la construction d’une alternative crédible.
Comment évaluer le nouveau tournant des zapatistes, en termes de tâches pour la construction d’une alternative de gauche à l’échelle nationale ? La Sixième déclaration précise :
« Nous allons aller écouter et parler directement, sans intermédiaires ni médiations, avec les gens simples et humbles du peuple mexicain et, en fonction de ce que nous entendrons et apprendrons, nous élaborerons, avec ces gens qui sont, comme nous, humbles et simples, un programme national de lutte. Mais un programme qui soit clairement de gauche, autrement dit anticapitaliste et antinéolibéral, autrement dit pour la justice, la démocratie et la liberté pour le peuple mexicain.  »
Fort bien. Et la déclaration poursuit :
« Nous informons à l’avance que l’EZLN mènera une politique d’alliances avec des organisations et des mouvements non électoralistes qui se définissent, en théorie et en pratique, comme des mouvements et organisations de gauche, aux conditions suivantes : non à des accords conclus en haut pour les imposer en bas, mais oui à la conclusion d’accords pour aller ensemble écouter et organiser l’indignation ; non à la création de mouvements qui soient ensuite dirigés dans le dos de ceux qui y participent, mais oui pour toujours tenir compte de l’opinion des participants ; non à la recherche de récompenses, de promotion, d’avantages, de postes publics, de pouvoir ou d’aspiration au pouvoir, mais oui au dépassement du calendrier des élections ; non à l’essai de résoudre d’en haut les problèmes de notre pays, mais oui à la construction PAR LE BAS ET POUR LE BAS d’une alternative à la destruction néolibérale, une alternative de gauche pour le Mexique.
« Oui au respect réciproque de l’autonomie et de l’indépendance des organisations, à leurs formes de lutte, à leur façon de se constituer, à leurs méthodes internes de prises de décision, à leurs représentations légitimes, à leurs aspirations et à leurs exigences ; et oui à un engagement clair et net de défense conjointe et coordonnée de notre souveraineté nationale, par conséquent avec une opposition sans concessions aux tentatives de privatisation de l’énergie électrique, du pétrole, de l’eau et des ressources naturelles.
« Autrement dit, nous invitons en gros les organisations politiques et sociales de gauche, qui ne sont pas officiellement déclarées et les personnes qui se revendiquent de gauche sans appartenir aux partis politiques officiels, à nous réunir, au moment, à l’endroit et de la manière que nous leur proposerons en son temps, afin d’organiser une campagne nationale, en parcourant tous les lieux même les plus reculés de notre patrie, pour écouter et organiser la parole de notre peuple. Alors, c’est comme une campagne, mais bien différente parce qu’elle n’est pas électorale.  »
Parti, programme, pouvoir
C’est beaucoup et cela fait preuve d’une grande sensibilité. Sans nul doute il s’agit là d’une opportunité nouvelle, immense et excitante pour la gauche mexicaine. Même si l’objectif était explicitement de construire une nouvelle organisation de gauche du type « parti  », il serait judicieux d’en commencer la construction « par en bas  », par le dialogue, les alliances et les consultations, et non par un diktat artificiel d’en haut.
Néanmoins, dans le discours de Marcos et celui de ses principaux conseillers tel celui de l’ancien dirigeant trotskyste Sergio RodrÃguez Lascano [5] il y a une ambiguïté constante au sujet des concepts de parti, de programme et de stratégie. Ceci tourne autour de la question de « changer le monde sans prendre le pouvoir  ». Est-ce que tous les partis seraient corrompus et manipulateurs du fait de leur nature, seulement parce qu’ils ont la forme d’un parti ? Est-ce qu’il faut déplorer toute participation aux élections et est-ce que de ce fait la gauche doit être anti-élections par principe ? La gauche peut-elle lutter pour que les travailleurs, les paysans et les peuples indigènes forment leur propre gouvernement national ?
Si l’EZLN procède en construisant des alliances par en bas, mais qu’elle refuse de construire une organisation politique nationale ainsi que de tenter tout défi électoral au nom de la gauche, elle laissera un grand espace politique au PRD et à la droite, ne pouvant pas ainsi réaliser ses objectifs et gaspillant une autre opportunité. Le tournant politique des zapatistes peut ainsi revitaliser la gauche, mais peut aussi finir en eau de boudin.
Un passage qui reste peu clair concerne la promesse de l’EZLN de construire des liens étroits avec la gauche à l’échelle internationale et son offre d’aide matérielle aux militants du monde entier. Ainsi la déclaration indique :
« Et nous allons aussi nous mettre d’accord avec des coopératives d’artisanat de femmes pour pouvoir envoyer une bonne cargaison de vêtements brodés aux nations européennes, qui ne seront peut-être plus une Union, et puis peut-être aussi du café écologique des coopératives zapatistes, pour qu’elles puissent le vendre et avoir un peu de sous pour leur lutte. S’il ne se vend pas, elles pourront toujours se faire un petit café et causer de la lutte antinéolibérale, et s’il fait froid, elles pourront se couvrir avec les tissus brodés zapatistes, qui résistent parfaitement au lavage à la main et à la pierre et qui, en plus, ne déteignent pas.  »
Une chose est sà »re : le sous-commandant n’a pas perdu son sens de l’humour !
[1] Cette déclaration a été traduite en français et est disponible sur le site du Comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte (CSPCL) : http://cspcl.ouvaton.org/article.ph....
[2] Le Parti d’action nationale est un parti de la grande bourgeoisie, de droite néolibérale, formé au cours des années 1950. Longtemps à l’écart du pouvoir central, il a tiré profit de la crise du régime incarné par le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI, qui a dominé le Mexique pendant 70 ans), obtenant d’abord quelques gouverneurs, puis, remportant l’élection présidentielle en 2000.
[3] Voir sur RISAL le dossier : « Autonomie zapatiste  » : www.risal.collectifs.net/mot.php3 ?i....
[4] Jaime Gonzalez est un dirigeant de la Ligue pour l’unité socialiste (LUS).
[5] Sergio RodrÃguez Lascano, qui a été un des principaux dirigeants du PRT (section mexicaine de la IVe Internationale, ayant implosé au début des années 1990), a publié dans la revue du FZLN, RebeldÃa n° 23, en septembre 2004, un article présentant la conception stratégique zapatiste. Cet article est disponible sur le site web de la revue RebeldÃa : www.revistarebeldia.org/html/descar....
Source : Inprecor (www.inprecor.org), juillet-aoà »t 2005.