L’Évêque Dom Tomas Balduino, dirigeant de la Commission pastorale de la terre (Commissao Pastoral da Terra) [1], défend l’idée que la gauche doit à nouveau s’approcher de sa base en renouant avec son « fil libérateur  ». Et le meilleur chemin pour arriver à cela, c’est de mobiliser les masses. La Commission pastorale de la terre joue un rôle important dans la mobilisation des paysans pauvres et des sans-terre au Brésil. L’entretien a été publié dans l’hebdomadaire Correio da Cidadania.
Correio da Cidadania : Êtes-vous d’accord avec l’analyse selon laquelle la gauche brésilienne est en crise [2] ?
Dom Tomas Balduino (TB) : La crise de la gauche a déjà commencé il y a un bon moment et elle se manifeste plus clairement dans l’impasse où se trouve actuellement le gouvernement. Le Parti des travailleurs (PT) s’est distancié des « bases », je dis bien des bases de gauche en général. Et il a fait le choix du pouvoir, de l’alliance avec les ennemis du peuple qui sont liés au Capital. Et le Parti se trouve encore sans perspective d’action concrète pour dépasser cette crise.
CC : Qu’est-ce qui a selon vous conduit à cette crise ?
TB : Depuis la perte de la référence socialiste, avec la chute du mur de Berlin et la montée de l’hégémonie de la pensée unique, beaucoup de forces de gauche ont commencé à se refroidir. Et ici même, dans notre pays, la gauche est devenue plus admirative du succès du combat contre l’inflation que consciente du fait qu’elle était en train de se perdre en mordant à l’appât d’un processus économique au coà »t très élevé pour le secteur social. Et ça s’est propagé.
Un gouffre s’est creusé entre les gens de gauche et leurs bases populaires et le secteur social en général. C’est l’un des facteurs qui a conduit à la crise d’aujourd’hui. Il faut également considérer la conjoncture internationale qui est venue fortifier le Capital, coopter les forces d’opposition ou encore réaliser des alliances aniquilant l’adversaire. Il existe beaucoup d’exemples de ce phénomène dans l’histoire.
CC : Par rapport aux dénonciations [de corruption], croyez-vous que les personnes incriminées recherchaient un bénéfice personnel ou bien qu’elles suivaient le principe selon lequel la fin justifie les moyens ?
TB : Je crois que ces personnes ont mené jusqu’à l’extrême la pratique, déjà bien imprégnée dans notre République, de la politique pour l’argent. Nous ne connaissons pas d’autre type de démocratie que celle de l’argent. Ceux qui gagnent, gagnent parce qu’ils ont de l’argent. Ou bien ils le volent, ou bien ils l’empruntent [rires] ou encore ils l’obtiennent d’une autre manière inavouable. C’est une pratique constante. Cela ne va d’ailleurs pas changer tant qu’il n’y aura pas une véritable réforme politique. Bien qu’il soit dangereux que ce soit les maîtres de la politique eux-mêmes qui fassent la réforme politique. Ceux-là mêmes qui ont réussi, en en payant le prix, à gravir les échelons du pouvoir. Ils ne vont donc pas le lâcher ce pouvoir, si ce sont eux-mêmes qui font la réforme. Il y a donc une contradiction ici.
Le PT, ou du moins ses pontes au pouvoir, ces démons qui étaient au pouvoir, ont renoncé à la tradition éthique du parti en entrant en plein dans ce schéma [de corruption], qui n’a certes pas été inventé par eux. Peut-être l’ont-ils fait de manière ingénue, et non avec des calculs astucieux comme le font les autres partis qui sont encore plus culottés au pouvoir. Le PT était un néophyte. Et c’est lui qui a pris pour tout le monde, il est allé, assoiffé, boire l’eau de cette fontaine et il a récolté ce qu’on peut voir aujourd’hui. Le PT est accusé aujourd’hui par des hypocrites qui ont commis les mêmes péchés.
CC : Pensez-vous que cette crise soit en train d’éclabousser toute la gauche ?
TB : D’une certaine manière oui, elle atteint en tout cas toute la gauche qui est au pouvoir. Mais il faut faire une distinction entre la base militante et le sommet. Et cette base, quoique perplexe, ou sans capacité de faire une lecture correcte de la situation, n’est pas impliquée dans cette crise.
CC : Mais pensez-vous que pour l’opinion publique tout cela soit bien clair ?
TB : Pour l’opinion publique, non. Mais l’opinion publique qui est faite par les médias est la pire qui soit. Elle est complètement tributaire des moyens de communication de l’élite qui joue son propre jeu. Autrement dit, cette élite ne se préoccupe pas de la nation, mais de la succession [à Lula en 2006]. Elle est préoccupée par le pouvoir, et pour l’instant, elle garde Lula car il est encore utile à ses intérêts économiques.
CC : Comment la gauche doit-elle agir pour sortir de cette crise et se renforcer pour le futur ?
TB : Il est encore temps de rassembler les restes du PT, ce qui est resté fidèle à la tradition des 30 ans de route. Je crois qu’il est encore temps.
CC : Comment faire cela ?
TB : Cela doit évidemment être fait à travers beaucoup de discussions et de campagnes. Des campagnes pour une nouvelle direction. Mais j’accorde également beaucoup d’importance à d’autres voies, telles que les rencontres de réflexion sur la situation, qui se multiplient. Les gens s’y rendent volontiers.
A d’autres occasions, ils n’ont pas répondu de cette manière aux convocations. Il y a maintenant dessignaux très positifs. Je crois qu’il y a un grand potentiel dans la population brésilienne, en comparaison avec des pays comme la Bolivie, l’Equateur ou le Venezuela. Nous avons ici des organisations populaires qui, sur divers points, sont meilleures que celles des pays cités. Il y a celles des femmes, des recycleurs de rue, des indigènes et des sans terre, des victimes des barrages. Des gens de lutte, de lutte quotidienne et constante. Je crois que nous avons besoin de mobiliser à nouveau et de manière nouvelle ces gens, comme ce fut le cas dans les Diretas Ja [Des élections directes, tout de suite ! en 1984-1985 ], lors de la campagne Fora Collor [Dehors, Collor ! en 1992]. Ce potentiel fait peur aux pouvoirs publics, et même à l’empire. Nous avons besoin de cette énergie mobilisable pour pouvoir faire un pas en avant.
Nous avons déjà réussi l’exploit de mettre Lula à la présidence, mais nous n’avons pas réussi l’exploit principal qui est de changer son projet. Ce projet, nous ne le changerons ni à travers ces petites crises, ni même par des changements de ministres. Ce qui va le faire changer, ce qui va faire peur au gouvernement, c’est le peuple dans la rue.
CC : Pensez-vous qu’une unité de la gauche soit possible dans la perspective d’une mobilisation de masse ?
TB : C’est une perspective. C’est un désir, un rêve. Avant qu’une chose n’arrive, il vous faut la rêver. Ce qui est mauvais, c’est quand vous n’entrevoyez rien, que tout est obscur. Je crois qu’il y a cette lumière dans notre horizon et que nous avons le potentiel pour cette mobilisation parce que nous en avons déjà eu des exemples dans l’histoire. Ce qu’il faut, c’est trouver un symbole concret capable de mobiliser le peuple. Ici, il y a déjà eu une victoire gagnée par les spécialistes du marketing politique. Et aujourd’hui, nous avons plus de raisons encore de mobiliser les masses.
CC : Quelle est la leçon que la gauche doit tirer de cette crise ?
TB : Il y en a beaucoup. En premier lieu, c’est une leçon de respect à l’égard du chemin historique du peuple, qui n’a pas été respecté même par les personnes qui s’identifiaient avec ses projets et ses espoirs et qui a fini par le trahir . Cette histoire est sacrée pour nous, et c’est une histoire qui est liée à tant d’autres de luttes et de libération, telles que celles de Canudos [3], de Palmares [4], des Ligues Paysannes [5], etc.
Je pense que c’est une leçon de reprise de ce « fil libérateur  » que nous sommes en train de vivre, mais une reprise par des moyens concrets, réactualisés pour la réalité d’aujourd’hui. En second lieu, il faut faire attention à la clameur du peuple. La souffrance qui existe dans notre pays et la détérioration de notre société sont des motifs suffisants pour une guerre civile. Les gens sont tellement indignés qu’ils partent au quart de tour. Il faut faire très attention à la réalité. Mais l’endroit le pire pour entrevoir le Brésil, c’est Brasilia. Le pouvoir. Les trois pouvoirs [l’exécutif, le législatif et le judiciaire siègent dans cette capitale, créée au « milieu de rien »]. Pour qui entre là -bas, le pays disparaît. Apparaissent alors le pouvoir, l’omnipotence, la force. Et l’impassibilité, l’insensibilité. Je pense que nous avons besoin de regarder au-delà de tout ce que la presse dit pour entrevoir la situation concrète du peuple.
CC : Comment les mouvements sociaux doivent-ils se positionner en relation au gouvernement dans la conjoncture actuelle ?
TB : Je pense qu’ils devraient lui faire peur. Lui procurer un choc. Cette relation de préservation de l’image de Lula finit par favoriser l’ambiguïté et l’hypocrisie. Les mouvements doivent oser, sans pour autant dire à la droite qu’ils aiment Fernando Henrique Cardoso [ex-président du Brésil de 1994-2002]]ou Serra [actuel maire de São Paulo, et candidat au deuxième tour des présidentielles face à Lula en 2002], montrer qu’il n’est plus possible de supporter cette farce qu’est le gouvernement actuel. Qu’il a déjà dépassé les bornes, qu’il est intolérable, et qu’il fait preuve d’un profond manque de respect. Lula est devenu le plus grand adversaire de l’évolution, du progrès de la confiance populaire.
[1] La CPT est une pastorale créée en 1975 pendant la dictature militaire, par l’aile progressiste de l’Eglise catholique, inspirée de la théologie de la libération, Elle a été (et
est encore) un acteur politique fondamental pour le renforcement des organisation paysannes, la défense de la réforme agraire et la dénonciation des crimes pratiqués contre les travailleurs ruraux (ndlr).
[2] Depuis les révélations publiques, il y a plusieurs semaines, de cas de corruption au sein du Parti des travailleurs (PT), celui-ci et le gouvernement Lula, son leader historique, affrontent une très grave crise politique, qui affaiblit réellement ses chances d’être réélu l’an prochain. Plusieurs dirigeants du PT se sont vus obligés de démissioner (ndlr).
[3] A la fin du XIXe siècle au Brésil, un prédicateur, Antônio Conselheiro, réunit à Canudos plusieurs milliers de pauvres : il fonde une communauté contestant l’ordre religieux et politique national. Les autorités de la toute jeune République envoient quatre expéditions militaires pour venir à bout de cette subversion : c’est la "guerre de Canudos" (1896-1897).
[4] Référence à la lutte menée par des esclaves ayant échappé à leurs maîtres et qui menèrent des luttes. La plus connue est celle du quilombo - territoire occupé par des esclaves qui se sont enfuis - de Palmares, dans la seconde moitié du XVIe siècle. Leur dirigeant du nom de Zumbi est une figure emblématique de ce type de combat.
[5] Les Ligues paysannes s’inscrivent dans un mouvement de luttes des petits paysans (fermiers, petits propriétaires, etc.) qui remonte aux années 1944-1945. Les Ligues paysannes prirent un essor au milieu des années 1950. Le Mouvement des paysans sans terre (MST) s’insère dans cette longue histoire.
Source : Correio da Cidadania (http://www.correiocidadania.com.br/), juillet 2005.
Traduction : revue A l’Encontre (www.alencontre.org). Correction : RISAL (www.risal.collectifs.net).