« Si après l’insurrection d’octobre 2003 [1] (qui a renversé Gonzalo Sanchez de Lozada) et le mouvement de mai et juin de cette année-ci (qui a contraint Carlos Mesa à la démission) [2], Tuto Quiroga [3] (ex-vice-président de Hugo Banzer) gagnait les élections, ce serait une catastrophe, une déroute stratégique.  » C’est à peu près ainsi que raisonne une bonne partie des dirigeants sociaux boliviens à l’approche des élections présidentielles du quatre décembre prochain.
Les motifs ne leur manquent pas. Les cinq dernières années ont signifié un tremblement de terre politique et social profond dans ce pays andin. Depuis la « guerre de l’eau  » qui s’est soldée par un triomphe complet du mouvement populaire en avril 2000 à Cochabamba [4] jusqu’à la récente sortie forcée du président Mesa, les secteurs populaires maintiennent une offensive permanente qui les a menés de victoire en victoire, au-delà des profondes divisions qui traversent leurs mouvements.
Aujourd’hui, la possibilité s’offre à eux - même si elle est plus apparente que réelle - de transformer toute cette énergie en un triomphe électoral aussi éclatant que l’insurrection d’octobre 2003. Il n’est pas question d’électoralisme. Le panorama actuel permet de conjecturer que, effectivement, le leader du Mouvement au socialisme (MAS), Evo Morales [5], peut mettre la droite en déroute ; celle-ci se présente aujourd’hui sous deux visages bien différenciés : Jorge Tuto Quiroga, l’héritier du néo-libéralisme autoritaire et Doria Medina, plus modéré, un des plus riches entrepreneurs du pays.
Mais en Bolivie, le second tour [des élections présidentielles] ne met en présence que les parlementaires élus [6], de sorte que Evo Morales devrait récolter plus de 50% des voix pour s’assurer la présidence. Il est certain, malgré quelques affirmations en sens contraire, que les députés de Quiroga et Medina uniront leurs forces pour empêcher le leader populaire d’accéder au « Palacio Quemado  » [palais présidentiel]. Quiroga est en train de se défaire de son image de « yuppie gringo  » et soutient que « en temps de crise et de guerre, mieux vaut l’Etat que le marché (Pulso, 22 juillet).  » Medina, plus habile encore, se présente comme le « Lula bolivien  » tandis qu’il compare Evo à Chavez, cherchant ainsi à diviser le vote progressiste.
Les puissants mouvements sociaux apparaissent divisés face à une convocation électorale qu’ils n’ont pas cherchée et qui, aux yeux d’une bonne partie d’entre eux, apparaît comme le choix des élites pour les affaiblir et relégitimer les institutions de la démocratie représentative. Le « ballottage  » entre les mouvements populaires et les élites risque ainsi de se résoudre dans le scénario le plus favorable aux secondes. D’un côté, celles-ci réussissent à déplacer les thèmes centraux de l’agenda politique : la nationalisation des hydrocarbures et l’assemblée constituante. De l’autre, le scénario électoral divise ce que la rue avait uni.
Parmi les mouvements, une bonne partie appuie le MAS, quelques-uns se sont même ralliés à son sigle. Devant les difficultés rencontrées pour conclure des alliances avec les autres partis, Morales a opté pour un front social : chercher à joindre à sa base traditionnelle, indigène et paysanne, composée de cultivateurs de coca, des intellectuels et des gens des classes moyennes, de petits entrepreneurs, des gens sans qualification, des partisans des coopératives et tous ceux qui voient dans le MAS l’option pour sortir du néolibéralisme. Mais les forces clés du mouvement social (les comités de quartier de El Alto [7], la Coordination de l’Eau de Cochabamba et les paysans indigènes aymaras) se montrent réticents à le suivre, car ils le voient toujours plus attiré vers le centre politique pour additionner des votes.
Ces secteurs, auxquels s’ajouterait la Centrale ouvrière bolivienne (COB), entretiennent un vieux contentieux avec le leader du MAS et préfèreraient sortir de la situation actuelle sans passer par la rivalité électorale. Certains, comme la COB et probablement les comités de quartier [de El Alto] s’engageraient volontiers dans la construction d’un « instrument politique  » propre. Ce secteur-là aussi apparaît divisé : entre ceux, tels la fédération des mineurs, qui pensent devoir construire un instrument politique pour s’emparer du pouvoir et ceux qui, comme les indigènes aymaras, optent pour construire, à la base et dans la vie quotidienne un monde différent qui devra un jour s’imposer de bonne ou de mauvaise façon. En tout cas, le problème commun qui traverse actuellement les mouvements est de savoir comment éviter que la puissance de la mobilisation ne se dissolve dans les urnes. Ce noeud gordien paraît, de beaucoup, le plus difficile à résoudre.
Dans « Forma communal y liberal de la politica  » (Muela del Diablo, La Paz, 2001), Raquel Gutierrez [8] apporte des éléments de compréhension. Dans la forme communale (de la démocratie), « c’est la propre volonté collective qui contrôle matériellement les moyens de la souveraineté  », le représentant ne décide pas, et n’a pas non plus « l’autonomie technique  », la capacité de décider, il se limite à « organiser le cours de la décision commune.  » Mais lorsque domine la forme libérale (qui suppose « l’aliénation de la souveraineté sociale au profit du représentant-commandant qui se transforme alors en souverain  »), apparaissent des « états de domination  » dans lesquels le sujet est « mutilé dans ses capacités, celles-ci ne revêtant d’importance sociale que dans la mesure où elles sont mesurées et fonctionnent en tant que valeur-mercantile.  »
Dans la même orientation, le sociologue aymara Felix Patzi assure que les partis de la base indigène, comme le MAS et le Mouvement indigène Pachacuti (MIP) [9] sont condamnés à l’échec du fait qu’ils ne se différencient plus des autres partis parce que « la gestion de la vie publique est assurée par le représentant, qui se transforme en commandant et le représenté reste enfermé dans le rôle d’obéissant.  » Patzi conclut que la forme libérale privilégie la compétition pour le leadership ce qui provoque le monopole des décisions des dirigeants.
Le problème ne se résout pas avec un instrument politique mais avec la création d’une nouvelle culture dans laquelle le pouvoir réside dans les bases et s’exerce de façon rotatoire. Le terrain actuel ne paraît pas le plus adéquat pour donner vie à cette nouvelle culture politique, et peut-être le terrain insurrectionnel ne vaut-il pas mieux. Il s’agit d’un processus long et douloureux dans lequel les pratiques communautaires déjà existantes dans la vie quotidienne s’étendent et se multiplient jusqu’à englober le reste de la société, jusqu’à se transformer en sentiment commun.
[1] Voir le dossier “Guerre du gaz” : www.risal.collectifs.net/mot.php3 ?i... (ndlr).
[2] Voir le dossier « Crise politique et sociale 2005  » : http://risal.collectifs.net/mot.php... (ndlr).
[3] Jorge Quiroga est membre de l’Acción Democrática Nacionalista (ADN) [Action démocratique nationaliste], parti de feu le dictateur Hugo Banzer Suárez qui gouverna la Bolivie pendant deux périodes : comme dictateur de 1971 à 1978, et après scrutin électoral de 1997 à 2001 (ndlr).
[4] En avril 2000, le peuple de Cochabamba se souleva et gagna la dénommée « guerre de l’eau  ». Toute la population descendit dans la rue, dressant des centaines de barricades, occupant pendant plusieurs jours la place principale et obligeant finalement le gouvernement de Hugo Banzer à faire marche arrière, reprenant ainsi le contrôle publique des ressources hydrauliques qui avaient été privatisées et vendues à l’entreprise multinationale Bechtel (ndlr).
[5] Evo Morales, leader indigène du Mouvement au socialisme (MAS). Est arrivé second aux élections présidentielles de 2002. Son parti est la principale force politique du pays (ndlr).
[6] Au premier tour, la population vote pour un candidat. Si aucun candidat n’obtient 50 pour cent des suffrages, c’est au pouvoir législatif de désigner le nouveau président de la République. Le jeu des alliances entre partis et groupes est évidemment essentiel dans un tel scénario (ndlr).
[7] Lire Richard Gott, Un soulèvement sismique chez les indiens d’Amérique latine, RISAL, 13 juin 2005 et Luis A.Gomez, El Alto : de la cité-dortoir à la révolte sociale, RISAL, octobre 2003 (ndlr).
[8] Retrouvez des articles de Raquel Gutierrez sur ce site à cette adresse : www.risal.collectifs.net/auteur.php... (ndlr).
[9] Dirigé par Felipe Quispe, connu comme « El Mallku  » (ndlr).
Source : La Jornada (www.jornada.una.mx), 6 aoà »t 2005.
Traduction : Marie-Paule Cartuyvels, pour RISAL (www.risal.collectifs.net).