Le Canada et les Amériques : une politique plombée par la Doctrine Monroe
par Dorval Brunelle
Article publié le 23 août 2005

La présente chronique est divisée en trois sections. La première replacera dans son contexte historique l’opposition centrale qui divise les Amériques jusqu’àce jour, celle entre la vision hégémonique des États-Unis d’Amérique (EUA) et la vision de Bolivar. À cette fin, il sera aussi bien question du Traité de Gand de 1814, de la déclaration de Monroe de 1823, connue plus tard sous le nom de « doctrine Monroe », que de leurs effets sur le Canada. La deuxième section cherchera àillustrer certains des développements faits antérieurement en s’attardant sur le rôle du Canada en tant que promoteur de la démocratie. Quant àla troisième section, elle propose un tour d’horizon rapide de la conjoncture actuelle dans les Amériques, afin de mettre en lumière àquel point la fracture induite par la doctrine Monroe et sa réplique bolivarienne traverse encore
et toujours le continent [1]

Au niveau politique, les Amériques ont été, au lendemain des premières indépendances (EUA, 1776 ; Haïti, 1804 ; Venezuela, 1811 ; Grande Colombie, 1819 ; Mexique, 1821 ; Pérou, 1821) soumises àde nombreuses guerres de conquête entre le Brésil et Buenos Aires (1825-28), entre le Chili, la Bolivie et le Pérou (1837-39), ainsi qu’àdes fractionnements multiples aux dépens du Mexique (1836, puis 1846-48), de la Grande Colombie (1830) et de la Fédération de l’Amérique centrale (1837-39). Pourtant, malgré ces conflits et ces affrontements, on assistera très tôt àla définition de deux grands projets géopolitiques. Le premier en date est celui du président James Monroe (1823), l’autre, celui de Simon Bolivar, sera débattu lors d’un congrès hémisphérique convoqué àPanama, en 1826, congrès auquel les EUA ne seront conviés qu’après d’âpres débats et auquel ils ne seront pas en mesure d’assister [2].

Parce que cette opposition traverse l’histoire des Amériques jusqu’àaujourd’hui, elle mérite qu’on s’y arrête pour effectuer quelques rappels àpropos, en particulier, du Traité de Gand (1814) qui instaure une paix durable entre le Royaume-Uni et les EUA dont les conséquences se font encore sentir aujourd’hui.

Le Traité de Gand en contexte

On peut sans doute voir dans le Traité de Gand l’origine lointaine d’une coupure profonde qui sépare depuis lors l’Amérique du Nord, c’est-à-dire les EUA et le Canada, d’un côté, et l’Amérique latine, de l’autre. En ce sens, le traité fournit une explication susceptible de rendre compte de la durabilité et de l’étroitesse de la relation entre le Canada et les EUA [3], une explication qui devrait s’avérer utile pour comprendre la nature de la relation entre les deux pays et, partant, la nature de leurs rapports respectifs avec leurs partenaires dans les Amériques.

Cette explication reprend, en l’adaptant au contexte de l’Amérique anglo-américaine, mais en écartant la connotation suprémaciste qui l’imprègne de part en part, une hypothèse développée in extenso par l’historien britannique, Paul Johnson, dans le monumental ouvrage The Birth of the Modern. World Society 1815-1830 [4]. Cette thèse soutient que le Traité de Gand de 1814 entre les EUA et la Grande-Bretagne aurait permis, en l’espace de quinze années àpeine, de forger entre la plus grande puissance du temps et une puissance en émergence une « relation spéciale  » [5] ancrée dans des valeurs partagées, comme l’individualisme, la démocratie et l’industrialisation, des valeurs qui auraient servi de creuset àla formation éventuelle d’une société monde [6].

L’idée de « relation spéciale  » est fort intéressante en ce qu’elle nous permet de remonter aux origines de la relation
privilégiée entretenue jusqu’àaujourd’hui par les deux puissances, une relation qui aura des effets de débordement sur la relation que le Canada lui-même entretient avec les EUA, comme nous allons chercher àle montrer.

Alors même que, entre septembre 1814 et juin 1815, se tient le Congrès de Vienne, au cours duquel les puissances victorieuses de Napoléon Ier procèdent au remembrement de la carte de l’Europe, la Grande-Bretagne et les EUA mènent en parallèle les négociations qui conduiront, le 24 décembre 1814, àla signature du Traité de Gand qui met fin àla guerre de 1812 entre les deux pays. Le traité sera approuvé par le Sénat, le 16 février 1815, et ratifié par le président
Madison le même jour. La paix deviendra officielle après l’échange des ratifications intervenu entre le secrétaire d’État, James Monroe, le futur président, et le secrétaire
britannique, Anthony Baker. On a dit, àpropos de ce traité que, si les EUA avaient perdu la guerre qu’ils avaient menée contre la Grande-Bretagne, ils n’en avaient pas moins gagné la paix. Rappelons rapidement deux ou trois épisodes àce propos, comme la destruction de Washington, l’invasion ratée du Canada ou les redéploiements excessifs (« overextension  ») de la part de l’armée des EUA qui fait face àla première
puissance militaire du monde [7] . Cela dit, il n’en reste pas moins que, àl’occasion des négociations menées àGand, les autorités politiques des EUA gagnent la reconnaissance internationale de leur indépendance et, du coup, accèdent de plain-pied, encore que de manière indirecte, au nouvel ordre international qui est l’objet au même moment de tractations entre puissances européennes àVienne.

Le Traité de Gand instaure une paix durable entre deux pays qui ne se feront plus jamais la guerre et, ce faisant, il consolide un partage des territoires entre « Américains  » et Britanniques en Amérique du Nord, un partage qui, malgré quelques différends sur le tracé de la frontière, ne sera plus remis en question. Les retombées du traité se feront sentir àtrois niveaux : premièrement, il confirme la pleine juridiction de la Grande-Bretagne sur ses colonies britanniques des Amériques ; deuxièmement, il libère la Couronne de la tutelle qu’elle exerçait sur les populations autochtones du continent [8], ouvrant alors la brèche qui permettra aux autorités de Washington de mener leur expansion vers l’ouest àleurs dépens ; et, troisièmement, il marque l’émergence des EUA comme nouvelle puissance àl’intérieur
des Amériques.

Parallèlement, la fin des guerres napoléoniennes conduit àla dissolution de l’empire espagnol des Amériques engagée sous la poussée des insurrections montées, entre 1815 et 1822, par José de San Martin en Argentine, Bernardo O’Higgins au Chili et Simon Bolivar au Venezuela. Pour leur part, les EUA, en principe favorables àcette poussée, une fois conclu l’achat de la Louisiane pour 15 millions de dollars avec Napoléon (1803) et celui des Florides avec l’Espagne (1819 et 1821), reconnaîtront les nouvelles républiques américaines de l’Argentine, du Chili, du Pérou, de la Colombie et du Mexique, la même année, en 1822. Cependant, plusieurs puissances européennes refusaient de reconnaître la portée de ces évènements et, parmi elles, l’Espagne, la France, et même la Russie [9] , cherchaient soit àreconquérir les territoires perdus, soit àétendre leurs possessions, une stratégie avec laquelle la Grande-Bretagne était également en total désaccord et àlaquelle elle s’opposait fermement. C’est donc pour chercher àmettre fin àces velléités de reconquête, que le président James Monroe livre son message au Congrès, le 2 décembre 1823, dans lequel il déclare que le continent américain est désormais fermé àla colonisation européenne.

Ce qu’il importe de relever, pour les besoins de ce rappel historique, c’est la continuité qui prévaut entre les termes et les engagements souscrits lors du Traité de Gand et le message de Monroe, une continuité qui ressort clairement de l’extrait suivant :

« We owe it, therefore, to candor and to the amicable relations existing between the United States and those powers to declare that we should consider any attempt on their part to extend their system to any portion of this hemisphere as dangerous to our peace and safety. With the existing colonies or dependencies of any European power we have not interfered and shall not interfere. But with the Governments who have declared their independence and maintained it, and whose independence we have, on great consideration and on just principles, acknowledged, we could not view any interposition for the purpose of oppressing them, or controlling in any other manner their destiny, by any European power in any other light than as the manifestation of an unfriendly disposition toward the United States.  » (...)

« It is impossible that the allied powers should extend their political system to any portion of either continent without endangering our peace and happiness ; nor can anyone believe that our southern brethren, if left to themselves, would adopt it of their own accord.  » [10]

Au départ, le message en question est plutôt bien reçu par les nouveaux pays des Amériques d’autant que les EUA n’ont pas encore àce moment-làles moyens matériels et militaires de leurs éventuelles prétentions [11] . Le message de Monroe ne deviendra une véritable « Doctrine Monroe » qu’àcompter de son incorporation dans la Destinée manifeste plus tard dans le siècle.

C’est cette doctrine qui légitime depuis lors l’interventionnisme des EUA dans les affaires des Amériques.
Cependant, le Traité de Gand, de même que son prolongement dans la petite phrase incidente que nous avons soulignée dans
l’extrait du texte du président Monroe, mettent en évidence une autre réalité, àsavoir que le Canada doit àla fois son
existence et sa survivance àces engagements et àces bonnes dispositions de la part de son voisin du sud. Car les EUA, en s’engageant àrespecter leur frontière nord, se trouvaient
désormais libres de mener leur expansion en direction de l’ouest et du sud, alors que la Grande-Bretagne, pour sa part, avait désormais les coudées franches pour étendre son empire sur le reste du monde, tout en conservant, outre ses possessions des Antilles, ses colonies d’Amérique du Nord.

C’est ainsi que, depuis le premier quart du XIXième siècle, les gouvernements des colonies britanniques d’Amérique du Nord, puis ceux du Dominion du Canada et, enfin, ceux du Canada ont, les uns après les autres, placé leur positionnement dans les Amériques àl’ombre de la Doctrine Monroe définie et appliquée par les EUA. Il va de soi, dans ces conditions, que les colonies britanniques étaient d’entrée de jeu exclues tout autant des projets politiques portés par Bolivar, lorsqu’il a convoqué le premier Congrès panaméricain àPanama en 1826, que de ceux portés par les EUA quand, àleur tour, ils convoqueront leurs partenaires des trois Amériques àWashington, en novembre 1887, pour jeter les bases de l’Union panaméricaine.

Cette « relation privilégiée  », qui participe, pour partie, de la relation que la Grande-Bretagne, puis l’Empire britannique, ont entretenue avec les EUA, pour partie, des
formes et modalités de l’insertion du Canada dans l’espace nord-américain, permet de rendre compte de la nature particulière de la relation entretenue par ce dernier avec son voisin et le contenu réducteur de sa vision continentale. De plus, reprise et appliquée au Canada, l’idée de « relation privilégiée  » occuperait une place àce point centrale, parmi les mythes fondateurs du pays, qu’elle permettrait de comprendre pourquoi, tout au long de son histoire, il aurait été traversé par deux courants de pensée dominants en
matière géostratégique et civilisationnelle, un courant continentaliste et un courant européaniste, d’un côté, et de comprendre également l’indigence de son implication politique face aux Amériques, de l’autre.

Car il faut bien voir que, dans ce cas-ci, le courant continentaliste, dans sa formulation la plus radicale, prône bel et bien l’adhésion pure et simple aux EUA [12], tandis que le courant européaniste, essentiellement tourné vers la Grande-Bretagne, voire vers la France, pour la minorité d’origine française, dans sa formulation la plus radicale, privilégie le resserrement des relations transatlantiques au détriment de l’intégration àl’espace nord-américain, c’est-à-dire aux EUA, et au détriment de son implication dans l’ensemble des Amériques.

Cependant, depuis l’entrée du Royaume-Uni dans la Communauté économique européenne (CEE) en 1973 et, surtout, depuis l’ouverture des négociations de libre-échange entre le Canada et les EUA, en mars 1985, le courant continentaliste [13] domine nettement tous les autres courants, y compris les courants multilatéraliste et internationaliste, dans l’imaginaire politique canadien. Cet ascendant est tel qu’il traverse
non seulement la société canadienne dans son ensemble, mais également les partis politiques aux niveaux fédéral et provincial, ainsi que les administrations publiques, y compris le ministère des Affaires extérieures àOttawa où s’opposent actuellement les disciples annexionnistes de Goldwin Smith, d’un côté, les multilatéralistes ou les internationalistes, de l’autre.

Mais quoi qu’il en soit des aléas de l’histoire canadienne, ce rappel est important pour bien montrer àquel point, même s’il n’est en rien compromis dans la Doctrine Monroe, le Canada se trouve, par défaut, du côté des EUA dans les affaires interaméricaines et pour montrer, symétriquement, pourquoi il n’a jamais été question de l’incorporer àdes projets bolivariens. Cependant, au-delàde ce constat, ce rappel permet de montrer en quoi et comment l’opposition entre Monroe et Bolivar traverse l’histoire des Amériques jusqu’àaujourd’hui et ce, malgré les tentatives répétées de la part des EUA de défendre leur vision unitaire du continent, comme ce fut encore le cas lors du sommet des trente-quatre chefs d’État et de gouvernement des Amériques tenu àMiami en décembre 1994. Le président Clinton y dépose alors le projet de création d’une Communauté des démocraties, un projet d’intégration continentale par le libre commerce et le partage de valeurs communes dont la principale composante est la création de la plus importante zone de libre-échange du monde, la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA).

Le Canada, promoteur de la démocratie

Si certains observateurs ont cru voir dans l’adhésion du Canada àl’Organisation des États américains (OEA), le 8 janvier 1990, le signe longtemps attendu d’une ouverture
tardive sur les Amériques [14], d’autres ont
prétendu que cette accession ne changeait pas grand chose àla stratégie politique essentiellement passive vis-à-vis de
l’Amérique latine et de la Caraïbe que les gouvernements avaient maintenue tout au long de leur histoire.

Il est vrai que l’adhésion du Canada àl’OEA pouvait donner lieu àdeux interprétations opposées. D’un côté, elle pouvait apparaître comme une réponse au reproche qui lui avait été adressé par le gouvernement du Mexique, en particulier, de s’être engagé dans des négociations commerciales bilatérales au moment même où le Canada, àl’instar des EUA d’ailleurs, défendait une option multilatérale dans les négociations amorcées depuis 1986 àl’intérieur du Cycle de l’Uruguay ; d’un autre côté, cette adhésion pouvait être interprétée comme une mesure de précaution en vue de l’acheminement d’une demande de participation aux négociations bilatérales dans lesquelles les EUA et le Mexique allaient s’engager officiellement l’année suivante. En effet, àdéfaut d’être membre àpart entière d’une organisation pan-américaine, la prétention du gouvernement de réclamer une place àla table des négociations aurait pu paraître fragile.

Cependant, au-delàde ces explications fondées sur la défense et la promotion d’intérêts immédiats dans un contexte où un fort courant de pensée àl’intérieur du Canada défendait malgré tout une approche réductrice du continentalisme [15], l’entrée
dans l’OEA pouvait aussi être interprétée comme l’expression d’une nouvelle ouverture sur les Amériques de la part du gouvernement canadien, une ouverture qui aurait marqué un virage important de sa politique extérieure. Si le Canada était demeuré, tout au long de son histoire, essentiellement tourné vers deux pôles, le Royaume-Uni et le Commonwealth, d’un côté, les EUA, de l’autre, tout en entretenant des liens plus ou moins serrés avec les pays d’Europe [16], depuis la Deuxième Guerre mondiale, àtravers le soutien apporté àla construction de l’Organisation des Nations unies (ONU), le Canada avait assumé un rôle grandissant au titre de « pacificateur  » (« peacemaker  ») [17] entre l’Ouest capitaliste et l’Est socialiste. Plus tard, en 1975, dans la foulée de l’adoption d’une nouvelle politique extérieure, la fameuse « Troisième option  », le gouvernement s’était tourné vers le Tiers monde et, en particulier, vers l’Afrique et l’Asie. En somme, l’adhésion pleine et entière àl’OEA venait parachever l’ouverture du Canada en direction d’une partie du monde, l’Amérique latine et la Caraïbe, avec laquelle il était demeuré assez
distant et elle aurait représenté la dernière étape dans l’affirmation pleine et entière du pays àl’échelle mondiale. On pouvait alors interpréter cette adhésion, non seulement comme l’expression d’une volonté de s’impliquer plus activement dans les affaires économiques, politiques, sociales et humanitaires de son continent d’appartenance, mais on pouvait également l’interpréter comme l’expression tout àfait complémentaire d’assumer sa pleine émergence dans le concert des nations en tant que partie prenante dans les affaires des cinq continents, une prétention d’autant plus légitime et crédible que le Canada était membre du G-7 depuis 1976.

Mais, compte tenu de ce dont il a été question àla section précédente, il ne faut sans doute pas accorder trop de crédit àl’interprétation qui voudrait que l’adhésion à
l’OEA soit l’expression d’une vision haute et pleinement assumée par le gouvernement du Canada de sa place et de son rôle dans les Amériques [18], car la politique extérieure du Canada en direction de l’Amérique latine et de la Caraïbe demeure encore
essentiellement tributaire de la position dans
laquelle l’avait campé la Doctrine Monroe.
D’ailleurs en parcourant les 33 mois qui
séparent le troisième Sommet des Amériques, tenu àQuébec en avril 2001, du Sommet extraordinaire des Amériques, tenu
àMonterrey, en janvier 2004, on voit àquel
point cette période constitue un ensemble
intéressant, puisqu’elle s’ouvre avec la
pleine reconnaissance du Canada, au niveau
symbolique et rituel en tout cas, en tant que
membre àpart entière de la « communauté des démocraties  » [19] dans les Amériques, et elle se clôt avec le soi-disant « sommet extraordinaire  », qui avait été convoqué àl’instigation du Premier ministre Jean Chrétien, qui ne sera plus làpour assister au repli politique vis-à-vis des Amériques engagé àl’instigation du nouveau premier ministre Paul Martin.

Rappelons que le Plan d’action du deuxième
Sommet des chefs d’État et de gouvernement des Amériques, tenu àSantiago en avril 1998, annonçait que tous
les efforts seraient mis en oeuvre pour
réformer la démocratie aux niveaux local et
régional, pour protéger les droits des
travailleurs émigrants, ainsi que leurs
familles, et pour améliorer les systèmes
judiciaires de sorte qu’ils puissent être
mieux en mesure de répondre aux besoins
des peuples. Or, tout comme la fois
précédente, au sortir du premier Sommet
tenu àMiami en décembre 1994, rien de tout
cela n’a été mis en marche, avec le résultat
que, si la démocratie fait encore l’objet du
premier chapitre intitulé « Pour le meilleur
fonctionnement de la démocratie  » du Plan
d’action adopté lors du troisième Sommet,
tenu àQuébec en avril 2001, il s’agit
désormais de « renforcer la démocratie
représentative  » et non plus de faire fond sur
les nombreux objectifs retenus les deux
autres fois. On voit alors àquel point le
recours àla démocratie, en tant que pure et
simple condition d’éligibilité au point de
départ, condition qui permettait aux chefs
d’État et de gouvernement de mettre en
marche les négociations entourant une
intégration multiple dans les Amériques,
débouche maintenant sur une vision
minimaliste de la démocratie, puisqu’il
s’agit désormais de recourir àl’exclusion
pour le cas où un des partenaires serait tenté
par le recours àdes méthodes
antidémocratiques. Cet engagement a depuis
lors connu les suites que l’on sait avec la
signature de la Charte démocratique
interaméricaine àLima, le 11 septembre
2001.

Deux exemples de louvoiements de la
politique extérieure du Canada, celui de la
participation de l’armée canadienne àla
force de sécurité multinationale de l’ONU
montée àl’instigation des EUA, de la France et du Brésil en Haïti, en mars 2004 [20] , et le repli stratégique face au compromis de Lansdowne négocié entre les EUA et le
Brésil, en prévision de la huitième Rencontre ministérielle tenue àMiami en novembre 2003 [21] , montrent àquel point ses engagements sont encore et toujours tributaires de la stratégie appliquée par les EUA.

En attendant, ce glissement face àl’enjeu de la démocratisation dans les Amériques permet de mettre en lumière trois choses : premièrement, que les engagements souscrits en la matière n’ont pas été respectés, une
renonciation d’autant plus significative, dans les circonstances, que c’est sans aucun doute parce qu’ils étaient eux-mêmes conscients de la fragilité du démocratisme dans les Amériques que les chefs d’État et de
gouvernement avaient fait de telles promesses au point de départ ; deuxièmement, que le Canada n’a pas été en
mesure de tenir le rôle qu’il s’était taillé en tant que promoteur de la démocratie, et troisièmement, que ces replis risquent de jeter une ombre sur le quatrième Sommet
des Amériques qui aura lieu les 4 et 5 novembre 2005, àMar del Plata, en Argentine.

Aujourd’hui

La conjoncture économique, politique et sociale semble étonnamment mouvante dans 20 Il s’agit de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH) montée en vertu de la résolution 1542 du Conseil de sécurité, 30 avril 2004. Pas plus que les EUA, le Canada a-t-il cherché àappuyer les solutions au conflit proposées par la CARICOM, par exemple, ni défendu le recours àla
Charte de Lima. 21 Le Canada, jusque làgrand promoteur de la ZLEA, s’efface dans ce dossier, tout simplement.
les Amériques ces jours-ci [22]. Autant on avait pu penser, au lendemain des dictatures, que nous assisterions àun rétablissement des
relations entre le nord et le sud autour du projet de Communauté des démocraties, autant nous semblons actuellement assister àune mise àdistance de part et d’autre. Témoigne de ceci le fait que le fleuron du
Plan d’action de Miami, le projet de la ZLEA, a été complètement écarté des discussions et des rencontres hémisphériques depuis l’échec de la huitième Rencontre
ministérielle tenue àMiami, en novembre 2003. C’est ainsi que le quatrième Sommet des Amériques traitera de démocratie et d’emploi, mais pas du libre-échange. Or, il
faut quand même le souligner, le libre-échange
a été depuis dix ans le référent
obligé dans les discours portant sur le
développement, que ce soit àla Maison
blanche, àl’OEA et dans la quasi totalité des
parlements nationaux.

Les raisons de ce revirement sont
nombreuses et elles nous conduiront àtracer
àgrands traits les évolutions en cours à
l’heure actuelle dans les Amériques. La
première chose qui frappe l’esprit est la
vitesse avec laquelle on a assisté àun vaste
déplacement de l’électorat vers la gauche du
spectre politique. Tout a sans doute
commencé avec l’élection du président Lula
da Silva du Parti des travailleurs du Brésil,
le 27 octobre 2002. Cette victoire électorale
est suivie par le retour en force du président
Hugo Chavez du Venezuela, élu une
première fois en 1998, après le coup d’État
raté d’avril et la grève de décembre 2002.
Puis ce fut au tour de Nestor Kirchner, qui
assume la présidence de l’Argentine en mai
2003, après la saga des turbulences
politiques du mois de décembre 2001 et le court intermède de Duhalde en 2002. Enfin,
Tabaré Vasquez est élu président de
l’Uruguay, le 31 octobre 2004, àla tête
d’une vaste coalition de gauche ralliée
derrière le Frente Amplio. Cependant, mis à
part ces accessions au pouvoir de partis de
gauche, il faut aussi tenir compte des
nombreuses chutes brutales de
gouvernements qui défendaient bec et ongles
les politiques de libéralisation de la Banque
mondiale et du Fonds monétaire
international, comme ce fut le cas en
Équateur, au Pérou et en Bolivie, entre
autres.

Ces revirements politiques sont imputables à
deux causes. Ils sont imputables àla
détérioration de la conjoncture économique,
une détérioration rendue d’autant plus
intolérable que la politique économique
fondée sur la déréglementation et les
privatisations prétendait favoriser la création
d’emplois. Mais ces revirements sont
imputables encore et surtout àla rapide
dégradation des niveaux et des conditions de
vie, un fléau qui affecte aujourd’hui les
Amériques depuis le nord jusqu’au sud. En
effet, quand on analyse la répartition de la
richesse par tranche de revenus, on prend
toute la mesure d’un phénomène majeur qui
est celui de l’appauvrissement de pans
entiers des populations. Ce phénomène va en
s’accélérant et il n’épargne pas les EUA
dont l’évolution de la répartition des revenus
au cours des récentes années les place
derrière le Costa Rica et l’Uruguay, avec le
résultat qu’ils se rapprochent petit àpetit
d’un modèle de distribution de la richesse
que l’on rencontre dans les pays les plus
inégalitaires, comme le Brésil [23].

Les réactions politiques et sociales contre ce
modèle néo-libéral de développement
divisent profondément les Amériques. Ces
contradictions se répercutent àtrois niveaux.
On les retrouve aussi bien au niveau local,
dans les affrontements qui opposent
adversaires et promoteurs des privatisations
de l’eau àCochabamba en Bolivie, tout
comme on les rencontre au niveau national,
dans ces confrontations entre promoteurs et
adversaires des accords de libre-échange
entre les EUA et l’Amérique centrale. On les
rencontre enfin au niveau régional autour de
projets de renforcement des solidarités sud-sud
et l’émergence d’initiatives d’intégration
sud-américaine, comme le projet de création
de la Communauté sud-américaine des
nations, signé àCuzco, en décembre 2004 [24].
Ces initiatives, nées dans un contexte de
refus d’un projet d’intégration continentale
néolibéral, veulent faire contre poids au
pouvoir des EUA dans la région et le Canada
apparaît impuissant àmodifier le cours des
choses [25].

Ces contradictions et ces fractures sont
alimentées par de nouvelles utopies
émancipatrices issues tout autant des
mouvements autochtones, que des mouvements de femmes, de jeunes et de moins jeunes, qui puisent aux sources des imaginaires les plus divers. Certains de ces imaginaires politiques et sociaux (la démocratie communautaire, le budget
participatif, la réforme agraire, etc.)
cherchent àpenser le changement social
dans un ici et maintenant qui s’inscrit en
porte-à-faux face aux contraintes d’une
production àflux tendu (just-in-time) qui ne
cesse de s’accélérer et de s’étendre. D’autres
imaginaires, au contraire, se réfugient dans
les nouvelles religions ou dans un
consumérisme effréné qui poussent àla
remise en cause de l’étatisme et du bien
commun. Bref, après une décennie
d’expérimentations, une nouvelle fracture
entre nantis et appauvris vient désormais se
superposer àl’ancienne fracture qui opposait
le sud et le nord depuis près de deux cents
ans.

Notes :

[1L’auteur tient àremercier José del Pozo pour ses rectifications et précisions, ainsi que Georges LeBel pour ses commentaires et Alexandra Ricard-Guay pour ses ajouts àla troisième section.

[2Voir : José del Pozo, Histoire de l’Amérique latine et des Caraïbes de 1825 ànos jours, Québec, Septentrion, 2004, page 19-21, ainsi que la note 2.

[3Ce fait a été confirmé de manière assez éclatante encore récemment àpropos de l’invasion en Irak déclenchée en 2003. Plusieurs pays ont payé chèrement leur désaccord face àl’unilatéralisme des EUA quand ils ont choisi d’envahir l’Irak sans l’aval des Nations unies. En revanche, le vote du Canada est passé inaperçu aux EUA et il a été, àtoutes fins utiles, ignoré par une Maison blanche qui a été, règle générale, très vindicative sur cette question.

[4Paru àLondres chez Wiedenfeld and Nicolson, 1991, 1095 pages.

[5Sur le sens de cette expression aux yeux de l’auteur. Voir P. Johnson, op. cit, pp. 43 et ss.

[6On oublie encore souvent de relever la dimension et la portée transatlantiques de la Révolution industrielle. Voir :David J. Jeremy, Transatlantic Industrial Revolution : The Diffusion of Textile Technologies Between Britain and America, 1700-1830, Cambridge, MIT Press, 1981.

[7Il convient de rappeler que la Grande-Bretagne se bat sur deux fronts àla fois puisqu’elle est engagée au même moment dans les guerres napoléoniennes.

[8Parmi les demandes jugées « excessives  » des Britanniques par les négociateurs des EUA, il y a eu celle de consentir une importante cession du tiers du territoire pour créer un État indien. « Thus, as Madison believed the peace in Europe made peace between America and Britain more easily attainable, he also believed the United States had been successful in at least “asserting” its national rights. Both he and Monroe were well aware of Britain’s initial demands (at one point asking the United States to cede nearly a third of its territory to create an Indian state), and were thus able to place the treaty in its proper context. The peace, he believed, was honorable.  » Voir : http://earlyamerica.com/review/2002....

[9Rappelons que l’Alaska est alors sous domination
russe et que ce territoire ne sera acquis par les EUA qu’aux termes d’un traité signé le 30 mars 1867.

[10Ajoutons àce propos que cet engagement àrespecter les indépendances avait déjàconnu de sérieuses entorses par le passé et qu’il en connaîtrait de nouvelles àl’avenir. En effet, les EUA, pays
esclavagiste, avaient refusé de reconnaître la proclamation de l’indépendance d’Haïti en 1804, une ex-colonie noire, parce que cette révolution créait un précédent parfaitement inacceptable àleurs yeux. Par la suite, ils n’auront de cesse d’empêcher Haïti de participer aux réunions des Amériques àcause du maintien de l’esclavage chez eux. On comprend alors un peu mieux leur incrédulité devant l’idée que les Britanniques aient pu songer àles contraindre à
reconnaître un État indien découpé àmême le territoire de l’Amérique du Nord, ce dont il a été question àla note 4 supra. Voir aussi, en ligne : www.yale.edu.

[11Voir José del Pozo, op.cit. p. 19 note 2.

[12L’option continentale apparaît très tôt dans le paysage politique et idéologique en Amérique britannique du Nord. Sa première formulation est due àBenjamin Franklin, qui publie son Canada Pamphlet en 1760, après la défaite des Français àQuébec et àMontréal. Par la suite, elle conduira la nouvelle république àse lancer dans l’aventure sans lendemain de la conquête de la colonie britannique àdeux reprises, en 1776 et en 1812. Du côté canadien, cette option est àla fois celle qui anime les Patriotes lors des révoltes de 1837 et, quelques années plus tard, en 1842, une fois la paix et l’ordre rétablis, elle prend la forme de la promotion du libre-échange entre les EUA et le Canada défendue par une association de marchands de Montréal. L’expression la plus achevée de ce continentalisme qui propose la dissolution pure
et simple du Canada et l’annexion aux EUA se trouve chez Goldwin Smith, Canada and the Canadian Question (1880), Toronto, University of Toronto Press, 1971.
Voir : D. Brunelle et C. Deblock, Le libre-échange
par défaut
, Montréal, VLB Éditeur, 1989, pp.29-34.12

[13Les italiques visent àsouligner le fait que, vu du Canada, ce continentalisme n’est, en définitive, qu’un pur et simple bilatéralisme, puisqu’il n’inclut pas le Mexique.

[14Le Canada avait le statut d’observateur permanent àl’OEA depuis 1972.

[15Cette vision réductrice de l’Amérique du Nord, c’est-à-dire cette vision qui exclut de facto et de jure le Mexique, imprègne l’ensemble du Rapport de la commission royale sur l’Union économique et les perspectives de développement du Canada, de 1985, qui a recommandé l’ouverture de négociations
commerciales bilatérales avec les EUA.
Voir le Rapport, tome 1, ch. 6 : « Libéralisation des échanges avec les États-Unis  », pp. 327-368.

[16N’est-ce pas l’historien Stanley Bréhaut Ryerson qui avait commis cette boutade et qui avait écrit que le Canada était le seul pays au monde àavoir deux capitales, Londres et Washington ? In Capitalisme et confédération, Montréal, Éditions Parti-pris,1978, p.175.

[17Voir : James M. Minifie, Peacemaker or Powder-Monkey : Canada’s Role in a Revolutionary World, Toronto, McClelland and Stewart, 1965.

[18Même si le Canada a un poids économique important, ce n’est pas àtitre de puissance
économique qu’il fera son entrée dans les affaires
panaméricaines, dans la mesure où ses échanges
commerciaux avec l’Amérique latine sont très
modestes, mais en tant que promoteur et en tant que
défenseur de la démocratie. Témoigne de ceci le fait que la principale contribution du Canada àl’OEA
sera la mise sur pied d’une Unité pour la promotion
de la démocratie (UPD).

[19C’est le concept unificateur proposé par le National Security Council au président Clinton en prévision de la convocation du premier Sommet des Amériques
qui sera tenu àMiami en décembre 1994. Voir : National Security Council, Memorandum for the President, November 29, 1993. Declassified 3/8/96. Ce document est analysé par : D. Brunelle, « The US, the FTAA, and the Parameters of Global Governance  », in P. Vizentini et M. Wiesebron, éd.
Free Trade for the Americas ? The United States’ Push for the FTAA Agreement, Londres, Zed Books, 2004, pp. 23-40.
Par ailleurs, ce rôle de promoteur de la démocratie
avait été consacré quand le pays avait eu droit àune
« semaine du Canada  » alors qu’il agissait en tant
qu’hôte de l’Assemblée générale de l’OEA à
Windsor, en juin 2000.

[20Il s’agit de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH) montée en vertu de la résolution 1542 du Conseil de sécurité, 30 avril 2004. Pas plus que les EUA, le Canada a-t-il cherché àappuyer les solutions au conflit proposées par la CARICOM, par exemple, ni défendu le recours àla
Charte de Lima.

[21Le Canada, jusque làgrand promoteur de la ZLEA, s’efface dans ce dossier, tout simplement.

[22Cette deuxième partie reprend le contenu d’un article paru dans le cahier spécial du journal Le Devoir consacré aux Amériques, le 13 aoà»t 2005.

[23Au cours de l’automne, l’Observatoire des Amériques diffusera sur son site web les résultats de recherches menées durant l’été sur la question de la
progression des inégalités au cours des dix dernières années àtravers tous les pays des Amériques, y compris le Québec.

[24Douze pays d’Amérique du Sud ont signé, le 8 décembre 2004, la Déclaration de Cuzco qui porte création d’une Communauté sud-américaine des
nations qui favoriserait l’intégration politique et
économique des pays membres du MERCOSUR, de
la Communauté andine, ainsi que du Chili, de
Guyana, et du Suriname.

[25Et sans parler ici de la politique menée par l’actuel président du Venezuela, Hugo Chavez, qui, par sa
reformulation du projet bolivarien influence
grandement la mise en marche d’un projet
d’intégration sud-américaine en opposition affichée
au projet de Washington.

Source : La Chronique des Amériques, Observatoire des Amériques (www.ameriques.uqam.ca/), n°25, aoà»t 2005, Université du Québec àMontréal.

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