L’Amazonie est un territoire particulièrement complexe. C’est l’enclave biologique la plus diversifiée, le système hydrologique le plus vaste de la planète mais aussi l’habitat de plusieurs peuples autochtones (kichwa, kechwa, cofanes, shuar, ashuar, wahorani). Certains, connus sous le nom de « no contactados  » (littéralement, « non contactés  ») ou tagaeris, sont réticents à tout contact avec l’extérieur. C’est aussi là que vivent d’innombrables colons métis qui sont arrivés en provenance de plusieurs régions du pays parce qu’ils n’avaient pas de terre - comme ceux de Marqués de Comillas au Chiapas (Mexique) [1].
Cette énorme niche couvre une partie de l’Equateur, du Pérou, de la Bolivie, de la Colombie, du Paraguay, du Venezuela et du Brésil. Il s’agit, au XXIe siècle, de l’exemple le plus terrifiant de la dévastation capitaliste. Son saccage, le mépris auquel est soumis tout ce qui la constitue (des micro-organismes aux relations sociales) nous indique quel sera le sort de tous les territoires indigènes et paysans si les gens ne prennent pas conscience de l’ampleur de l’impact des transnationales et de leur production mortifère.
Rien qu’à Orellana, à SucumbÃos, à Napo, à Pastaza et à Esmeraldas, régions équatoriennes - dans lesquelles opèrent des sociétés pétrolières, d’exploitation du bois, d’exploitation minière mais aussi les plans géostratégiques nord-américains [2] -, les plus avertis en ont l’appétit coupé de voir les restes de goudron, de pétrole brut et les « eaux de formation  » utilisées au cours du processus d’exploitation pétrolière et déversées dans les cours d’eau, les puits, les lagunes ; les brà »lages de gaz continus et les déchets des processus d’extraction, la coupe clandestine et l’élevage extensif qui entraîne une déforestation brutale. Dans des villes comme Coca, Sacha et Lago Agrio, les oléoducs passent en plein centre et représentent un danger latent d’incendies, de fuites ou d’explosions. Il y a des puits et des stations de pompage à côté des écoles. La soif de l’or, de la silice, du cuivre, du molybdène et leur raffinage après extraction à ciel ouvert inonde l’air, les rivières et les ruisseaux de produits toxiques (de cyanure par exemple). La monoculture de palme africaine assèche les cours d’eau et accélère la disparition de la faune.
S’y ajoute la corruption des dirigeants, la division des communautés, les boîtes de conserve, les machettes et les moteurs hors-bord que les entreprises « offrent  » pour s’attirer la sympathie, les consultations frauduleuses, les barrages militaires, la construction d’aéroports, les fumigations aux défoliants [épandages de produits chimiques], l’installation d’hôtels et de spas d’écotourisme, la biopiraterie, les fils électriques, les routes, le dragage des rivières.
Le boom-town en tant que mode de vie efface les repères, avec son cortège d’alcool, de drogues, de prostitution, de trafic d’armes, de corruption, auquel s’ajoute la violence des paramilitaires colombiens [extrême droite] qui patrouillent de nuit en moto, maîtres qu’ils sont des villages voisins de la frontière colombienne. Pour les paysans et les anciens chasseurs, il est particulièrement difficile de vivre au milieu de cette machinerie folle qui les enfonce dans la misère et à la confusion.
Le bouleversement est tel que ce sont les relations sociales qui pâtissent le plus du traitement imposé par Chevron-Texaco, Occidental (Oxy), Repsol, Petrobras et bien d’autres. Après avoir résisté pendant des années à l’arrivée des sociétés pétrolières, il existe des communautés dont la première revendication est que les entreprises les engagent. « C’est le pire  », commente certains colons, « parce que les gens ne se rendent plus compte que c’est ça qu’ils veulent, nous utiliser pour que nous cessions de prendre soin de la forêt, pour que nous ne soyons plus paysans. Ils veulent que nous soyons des animaux qui acceptent n’importe quelles conditions de travail pour ne pas être trop touchés par tous ces préjudices. Et ce qui nous cause le plus de tort, c’est ce travail qui nous éloigne de la communauté et nous transforme en chiens fidèles des compagnies. Que font-ils alors ? Ils refusent de nous donner des emplois et nous, nous continuons à nous battre et à en exiger. Finalement, ils prétendent accepter, et ils nous font travailler dans des conditions qui font peur. Ils nous engagent pour nettoyer l’environnement, ce qui consiste à nettoyer, sans équipement approprié, sans bons outils, sans rien, à mains nues, la merde du goudron et du brut dans les canaux et les réservoirs. C’est un travail pourri pour lequel on touche quelques dollars et le pire, c’est que les gens croient qu’ils gagnent quelque chose avec l’entreprise et ils abandonnent leur travail de toujours. Je peux acheter, disent-ils, j’ai enfin un peu d’argent  ».
Les entreprises ont volé jusqu’à l’histoire des habitants puisque selon les plans dessinés dans les bureaux, ils ont renommé les lieux dont les noms se référaient auparavant à des vécus propres. On parle du Bloc 21, du Bloc 18, pour les zones d’exploitation pétrolière, qui ont fait de la vie quotidienne un désastre.
Les cas se répètent : dans la cordillère du Cóndor, à Cantón Loreto entre Napo et Orellana (le Bloc 18), dans le Sumaco, à Agua Santa, à Yuralpa où au cÅ“ur de la forêt primaire il y a une raffinerie, à Auca, à Taracoa, sur les rivières Guataraco, Vigay, Napo, Sumacsacha, Canampo, Coca. Dans le territoire cofán de SucumbÃos, le Bloc 31, où se trouve Petrobras [3] (la firme pétrolière parastatale brésilienne), l’exécutif équatorien « a donné une licence environnementale pour une route et une base pétrolifère dans le parc YasunÃ, une zone riche en biodiversité protégée par l’Etat  » au cÅ“ur du territoire wahorani. Dans le Bloc 16, l’entreprise hispano-argentine Repsol YPF « a déjà fait des dégâts environnementaux  ».
Occidental Exploration and Production Company ou Oxy incarne, avec Chevron-Texaco - entreprise qui doit répondre à une plainte déposée par OilWatch [4] -, la voracité et la mauvaise gestion des entreprises à l’origine d’une telle dévastation. Oxy est confrontée à la caducité de ses contrats avec l’Etat équatorien pour avoir enfreint de manière répétée les lois et les ordonnances : elle ne respecte pas les taux maximums de production, ne notifie pas les perforations de puits, n’informe pas sur les mouvements de son brut, ne remet pas de rapports financiers, ne paie pas de droits de contrôle, ne donne pas d’information sur ses plans quinquennaux, opère dans des zones protégées comme Limoncocha, Pañacocha, Yasunà et Cuyabeno. On l’accuse de tenter d’exproprier en catimini les territoires de plusieurs communautés, de déverser des « eaux de formation  » dans le fleuve Napo, d’engager des enfants pour nettoyer les produits toxiques dans la zone de Jivino, de construire un oléoduc entre Edén Yuturà et Lago Agrio sans licence environnementale, de construire une route clandestine dans le Parc Yasunà dans une forêt primaire du territoire kichwa, de ne pas respecter les accords avec les communautés, de ne pas réparer les fuites de l’oléoduc du Bloc 15, de pénétrer en territoire indigène sans autorisation et de faire usage de violence, de menaces, de détentions et de torture dans le cadre de la construction de l’oléoduc Edén-Lago Agrio. [5]
En dépit de tout cela, Alfredo Palacio, le nouveau président qui est arrivé au pouvoir après la rébellion des forajidos [6], a affirmé que déclarer ou non caducs les contrats d’Oxy était « une question d’Etat  ». Guillermo Navarro Jiménez, économiste équatorien, révèle que le gouvernement nord-américain a déterminé comme pré-condition à la signature du traité de libre-échange [7] que l’Etat équatorien paie 75 millions de dollars à Oxy en guise de remboursement de la T.V.A. selon une sentence d’arbitrage de Londres (paiement remis en question par l’Equateur) et que le gouvernement renonce à déclarer nul le contrat passé avec Oxy en dépit des violations :
« L’argument du président Palacio qui consiste à dire que le conflit légal entre l’Etat équatorien et Oxy correspond à une « politique d’Etat  » a donc pour objectif d’occulter qu’il est en train d’évaluer la possibilité de céder au chantage du gouvernement des Etats-Unis pour remplir les conditions exigées par celui-ci pour la signature du traité de libre-échange  »(Altercom, 11 juillet 2005). [8]
Mais en Amazonie équatorienne, les peuples et les communautés méprisées, les peuples originaires et les colons, comprennent leur situation. Ils y réfléchissent au sein de leurs assemblées et leurs réunions, ils résistent et ont freiné, parfois au prix de beaucoup de sang versé, les désastres qu’on leur impose. Leurs ennemis sont les Etats-Unis et plusieurs entreprises qui tentent de s’approprier le territoire amazonien avec toutes ses richesses qu’ils pillent après avoir acheté, expulsé ou massacré les habitants de la région ou les avoir réduits au rang de pions de leurs plans géopolitiques.
[1] Cet article a été publié par le quotidien mexicain La Jornada, d’où la référence à l’état mexicain du Chiapas (ndlr).
[2] Consultez le dossier « Plan Colombie / Initiative andine  » sur RISAL (ndlr).
[3] A propos de la politique de Petrobras en Equateur, lire Raúl Zibechi, Le Venezuela en Amérique latine : au-delà du libre-échange, RISAL, 17 aoà »t 2005 (ndlr).
[4] OILWATCH, réseau de résistance aux activités pétrolières dans les pays tropicaux : www.oilwatch.org.ec (ndlr).
[5] Acción Ecológica : « La caducidad del contrato de la Oxy  », 4 aoà »t 2005 : www.accionecologica.org (ndlr).
[6] La rébellion des « hors-la-loi  », ou forajidos, fait référence aux manifestations qui ont fait chuter le président équatorien Lucio Gutierrez en avril 2005. Il a été remplacé par Alfredo Palacio.
Consultez le dossier « la trahison de Lucio Gutierrez  », sur RISAL (ndlr).
[7] Comme la Colombie ou le Pérou, l’Equateur est en train de négocier - ou de se voir impose - un traité de libre-échange avec les Etats-Unis.
Lire René Báez, Traités de libre-échange : assaut de la terre et du ciel , RISAL, 29 novembre 2004 (ndlr).
[8] Le président Palacio a finalement annoncé au début du mois de septembre que tous les contrats avec les entreprises pétrolières opérant dans le pays allaient être « révisés  » par le gouvernement. Cette décision intervient notamment suite aux grandes mobilisations sociales du mois d’aoà »t dans la région amazonienne de l’Equateur (ndlr).
Source : La Jornada (www.jornada.unam.mx), supplément Ojarasca 100, aoà »t 2005.
Traduction : Anne Vereecken, pour RISAL (www.risal.collectifs.net).