Mouvements sociaux et élections
Bolivie : une révolution par les urnes ?
par Sergio Cáceres
Article publié le 26 octobre 2005

Que se passe-t-il en Bolivie ? Le 17 octobre 2003, un président est forcé àdémissionner par une mobilisation sociale et il décide de fuir en hélicoptère àMiami [1]. En juin dernier, son successeur se voit obligé de suivre un chemin semblable [2]. Qu’y a-t-il derrière [ces événements] ? Des révoltes populaires ? Une révolution ?

Dès le début du XXIe siècle, une série de mouvements et d’organisations sociales commence àremodeler l’échiquier politique et social bolivien, en occupant le vide laissé par la gauche traditionnelle et les syndicats. Des cocaleros [3], des regantes [4], des habitants des quartiers [populaires], des indigènes, etc., avec différentes revendications, réussissent des mobilisations qui mettent en échec les gouvernements au pouvoir, remettant en cause non seulement leur capacité àgouverner mais aussi leur légitimité.

Bien qu’il s’agisse de mouvements sectoriels, la lutte contre la privatisation de l’eau [5], pour la nationalisation des hydrocarbures [6] (c’est-à-dire la défense des ressources naturelles) et pour une assemblée constituante réussira àles unir, àmettre ainsi deux présidents àla retraite et àobtenir le départ de Bolivie de deux multinationales.

Maintenant, le pays se prépare àaffronter les élections anticipées, convoquées par l’actuel gouvernement, le 4 décembre prochain. Evo Morales, leader historique du mouvement des cocaleros, soutenu par diverses organisations sociales, dont beaucoup ont été protagonistes des dernières mobilisations, pourrait sortir vainqueur des scrutins (les sondages lui donnent la première place). Cette possible victoire pourra-t-elle se lire comme une continuité des luttes du mouvement populaire ? Est-ce que cette fois la révolution se fera par les urnes ?

Regarder en arrière

L’histoire de la Bolivie est une histoire de pillage de ses ressources, de soulèvements indigènes, de répression et de massacres. Il n’y a pas une période de répit dans son histoire, même pas après la fin de cette sombre période de dictature militaire des années 70. Le retour àla démocratie en 1982 conduisit rapidement le pays vers le modèle néolibéral, avec les résultats économiques et sociaux néfastes que nous connaissons actuellement.

Un des noms qui marquera au fer rouge l’histoire récente de la Bolivie est celui de Gonzalo Sánchez de Lozada. En tant que ministre des Finances de Víctor Paz Estenssoro (Mouvement nationaliste révolutionnaire) il dictera le décret historique n° 21060 (libéralisation des marchés, économie régie par le dollar, licenciements massifs de mineurs), mais ce sera surtout lors de sa première présidence, de 1993 à1997, qu’il appliquera le plan de néolibéralisme économique le plus radical du continent.

L’entrée dans ce néolibéralisme sauvage, dirigée par Sánchez de Lozada, signifia aussi la débandade généralisée de la gauche bolivienne dont une partie importante se recycla comme conseillère des gouvernements néolibéraux successifs, tout comme le déclin, jusqu’àsa quasi-disparition, du syndicalisme. Cependant -et malgré les efforts du pouvoir politique pour le faire voir ainsi- cette « décadence  » de la gauche et du syndicalisme ne s’est pas traduite par la mort des mouvements d’opposition aux réformes que le gouvernement commença àimposer (privatisation des principales entreprises d’État, privatisation du système des retraites, etc.). Ignorés des grands médias, plusieurs organisations sociales, quelques syndicats qui maintinrent leur activité, des étudiants et des habitants des quartiers organisèrent divers mouvements de protestation contre la direction vers laquelle on embarquait la Bolivie. De ce fait, en plus de lancer une forte offensive médiatique et publicitaire, Gonzalo Sánchez de Lozada dut décréter deux états de siège durant son mandat pour faire adopter ses mesures.

Avec tout le poids du pouvoir contre eux et une classe moyenne encore séduite par l’accent gringo du président et ses promesses de modernisation, ces mouvements d’opposition ne pourront rien faire pour arrêter le processus, mais réussiront en revanche àtravailler àleur consolidation en tant qu’organisations. La plus importante est peut-être le mouvement des cocaleros qui, forgé sous la politique répressive d’éradication des plantations de coca et de militarisation de leur territoire, verra rapidement la nécessité de construire également une branche politique et réussira, dans le gouvernement suivant, àporter au parlement son leader, Evo Morales.

Avril 2000, l’expérience fondamentale

Le général Hugo Bánzer Suárez (qui perpétra un coup d’état en 1971 et gouverna comme dictateur jusqu’en 1978) succèdera àSánchez de Lozada àla présidence. Avec quelques différences de forme, Bánzer conduira un gouvernement de continuité en matière de réformes économiques.

A la moitié de son mandat, et suivant la recette du Fonds monétaire international (FMI), le gouvernement décide d’élaborer une nouvelle Loi de l’eau et de confier le service de l’eau et de l’irrigation de la ville de Cochabamba au consortium Aguas del Tunari, dont l’actionnaire principal est la multinationale nord-américaine Bechtel. Diverses organisations sociales (regantes, ouvriers, habitants des quartiers populaires) commenceront àmontrer leur mécontentement et às’organiser pour faire face àcette décision gouvernementale. Le gouvernement, loin d’essayer de négocier avec les opposants, répondra par la répression militaire et un état de siège. Ces mesures, loin de dissuader les mécontents, réveilleront la solidarité des divers secteurs sociaux et ainsi se constituera la Coordination de l’eau et de la vie qui, sous le mot d’ordre « L’eau est ànous, carajo  », lancera la bataille finale pour expulser la multinationale et récupérer l’eau pour la population.

Devant la solidité du mouvement et son caractère massif, le gouvernement sera obligé de céder et d’accepter le départ de Aguas del Tunari. Et bien que cette lutte -sa revendication- ait un caractère strictement local et un but spécifique, elle deviendra une victoire mondiale des populations contre les multinationales, de la société contre la domination du marché et servira d’exemple et de modèle pour d’autres actions dans différents pays (En Uruguay, le mouvement social de défense de l’eau se baptisera Coordination de l’eau et de la vie en hommage àl’organisation bolivienne). Pour la Bolivie, ce sera comme le signal ou l’expérience fondatrice, qui ouvrira un nouveau cycle de révoltes sociales. Nouveau par ses formes d’organisation, par ses acteurs, mais surtout par sa capacité àatteindre ses objectifs.

Ce même mois d’avril, d’autres acteurs commenceront àharceler le pouvoir politique. L’un d’eux, le mouvement aymara, organisera deux mobilisations historiques, en avril et en septembre. Dans les années 70, le mouvement aymara, également appelé katariste (du nom de son leader légendaire Tupak Katari) commence às’articuler autour de la Confédération syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie (CSUTCB) et sera un des principaux acteurs de la résistance àla dictature militaire de l’époque. Mais sa tradition de résistance est séculaire et lors de la période républicaine de la Bolivie, il conduira une longue suite de soulèvements indigènes, qui finiront toujours noyés dans le sang.

L’heure des mouvements sociaux

En avril 2000, pendant qu’àCochabamba a lieu la Guerre de l’eau, le mouvement aymara, avec àsa tête Felipe Quispe (le plus grand leader de la CSUTCB), conduira un blocage des routes qui handicapera durement le gouvernement. Aux mobilisations s’ajoute une mutinerie des policiers réclamant une augmentation des salaires. Acculé sur plusieurs fronts, le président Banzer instaure un état de siège qu’il n’arrivera pas àmaintenir plus de deux semaines. La fissure du pouvoir politique commence àdevenir évidente. Puis septembre arrivera et le nouveau blocus àl’appel de Felipe Quispe qui réussira àparalyser tout l’ouest bolivien pendant un mois. L’année suivante, de mai àjuin, le mouvement cocalero réussira àarrêter les plans gouvernementaux de militarisation de la zone des Yungas [7].

Toutes ces actions permettront de mesurer clairement la solidité et la maturité de ces mouvements sociaux. Et surtout mettront en évidence que, dès lors, la politique bolivienne ne pourra continuer àignorer ces secteurs au moment de prendre ses décisions. Cependant, malgré cette position avantageuse, ils rencontreront de nombreuses difficultés pour unir leurs actions. Négociations sectorielles, désaccords entre les leaders, trahisons et autres obstacles empêcheront la cohésion.

De la rue au parlement

Comme nous l’avons déjàmentionné, le mouvement cocalero a été le premier des mouvements sociaux àpressentir la nécessité de s’insérer dans les institutions de l’État : il a ainsi créé l’Instrument politique pour la souveraineté des peuples (IPSP) qui, pour des raisons pratiques, finira par s’appeler Mouvement vers le socialisme (MAS). Pour sa part, suite àses actions réussies, le mouvement aymara décide de fonder sa propre branche politique, qui s’appellera MIP (Mouvement indigène Pachakuti).

Début 2002, àquelques mois de l’échéance électorale, commencera au sein des mouvements sociaux le débat au sujet de la participation ou non aux élections. Le mouvement cocalero, autour du MAS, lancera une campagne pour rassembler autour de lui tous les mouvements sociaux et organisations sociales, syndicats et personnalités de gauche afin de conduire aux élections un front élargi. Cependant, ce plan échouera quand les deux autres grands mouvements sociaux, la Coordination de l’eau et le Mouvement indigène Pachakuti décideront de ne pas appuyer sa proposition. Le premier parce qu’il trouve contradictoire d’être un mouvement social et de suivre la voie parlementaire et préfère garder ses distances avec les institutions en s’érigeant comme pouvoir parallèle. Le second parce qu’il n’accepte pas de se présenter en étant candidat àla vice-présidence derrière Evo Morales.

Finalement, le MAS et le MIP iront aux élections de manière séparée et affronteront les partis traditionnels qui, depuis 1982, se sont répartis le pouvoir par le biais d’alliances scandaleuses entamant la légitimité du système politique. Les résultats des élections de juin 2002 seront un reflet des mobilisations précédentes. Les deux partis représentant les mouvements sociaux créeront une surprise sans précédent. Le MAS arrivera en deuxième place avec 21 pour cent (un point en dessous du MNR) et le MIP obtiendra 6 pour cent. Ensemble, ils obtiendront 41 parlementaires.

De la protestation àla proposition... et vice versa

L’intronisation de Gonzalo Sánchez de Lozada àla présidence sera reçue avec une certaine apathie et de la déception. Pour obtenir la présidence, Sánchez de Lozada dut recourir àdes alliances compliquées qui laissèrent un goà»t amer dans la conscience nationale. Malgré ces alliances, Sánchez de Lozada n’obtiendra pas le nombre d’alliés suffisant pour lui assurer la « gouvernabilité  » au parlement, et, en outre, il sera obligé de jouer son rôle dans un nouveau contexte politique, avec un réel bloc parlementaire d’opposition, formé par les parlementaires du MAS et du MIP. Ce contexte sera un des détonateurs de sa chute retentissante, dont l’onde de choc détruira le système de partis traditionnels.

L’entrée au parlement de ces deux forces politiques nées des luttes sociales entraînera au sein des deux mouvements une série de contradictions qui dégénèreront en déceptions, ruptures et accusations mutuelles de trahison. Surtout au niveau des instances dirigeantes des organisations.

Le MAS, d’Evo Morales, cheminera de façon erratique et indécise entre ce que son leader avait défini comme « passer de la protestation àla proposition  » et son désir d’accéder àla présidence en 2007. Dans sa tentative pour se maintenir dans ces deux lignes d’action, il négligera son lien avec les mouvements sociaux, avec leurs protestations, finissant par réagir mal et tardivement lors des mobilisations décisives de février et octobre 2003.

Felipe Quispe, pour sa part, ne réussit pas àimposer sa présence au Parlement. La fonction de député et la pratique politique parlementaire se révélèrent trop éloignées de ce qu’il était disposé àaccepter, raison pour laquelle il finira plus tard par renoncer àson poste de député.

Mais, parallèlement àla vie parlementaire de ces deux organisations, la vie politique, les injonctions du FMI et la décision du gouvernement de vendre le gaz empêcheront que les protestations sociales se terminent. Au contraire, les mouvements sociaux passeront outre les divergences des dirigeants et uniront peu àpeu leur lutte en exigeant la nationalisation des hydrocarbures et la réalisation d’une assemblée constituante. Ces mobilisations provoqueront la démission de Gonzalo Sánchez de Lozada (octobre 2003) puis, celle de son successeur, Carlos Mesa en juin de cette année.

Un nouvel acteur, la Fédération des comités de quartiers de El Alto (FEJUVE) [8], fera son entrée dans ces mobilisations et sera àla tête, en janvier 2005, d’une mobilisation pacifique qui arrachera au gouvernement un décret pour mettre fin au contrat avec la multinationale française, Suez Lyonnaise des Eaux, qui gérait l’eau depuis 1997.

Vers les élections

Pour revenir àla question posée au début de ce bref récapitulatif, nous pouvons dire que ce qui se vit aujourd’hui en Bolivie est l’irruption de mouvements sociaux qui, dans leur lutte pour défendre les ressources naturelles (eau, hydrocarbures) et changer le pays (assemblée constituante), luttent pour arracher le pouvoir àun groupe ayant mené, dans les dernières années, une politique d’exclusion sociale et d’abandon des ressources aux intérêts transnationaux.

Pour ce qui est des prochaines élections du 4 décembre, le panorama pour les mouvements sociaux est différent de celui de juin 2002. Cette fois, les dissidences au sein des mouvements sont moindres et l’articulation d’un grand front populaire autour du MAS (rêve qu’Evo Morales ne réussit pas àconsolider lors des précédentes élections) semble devenir réalité. La Coordination de l’eau, sans abandonner ses réticences et ses critiques vis-à-vis du MAS et de son leader, a décidé d’appuyer cette candidature [9], faisant l’analyse que ces élections ne sont pas normales et qu’il est nécessaire de concentrer toutes les forces en une seule proposition pour arrêter les agissements de la droite et des partis traditionnels au pouvoir.

Mais tous ne partagent pas cette vision. Felipe Quispe poursuit son engagement solitaire avec le MIP ; de même, le leader de la FEJUVE El Alto, Abel Mamani, fut finalement écarté des listes de candidats du MAS lors d’un épisode pas tout àfait clair. Pour le moment, les derniers sondages donnent la première place au MAS avec 28 pour cent, au-dessus des 22 pour cent de Jorge Quiroga, ex-président et représentant de la droite conservatrice.

Notes :

[1[NDLR] Consultez le dossier « Guerre du gaz » sur RISAL.

[2[NDLR] Sur la démission du président Carlos Mesa en juin 2005, lire Thierry Vermorel, Bolivie : la seconde guerre du gaz, RISAL, aoà»t 2005 ; Sylvie Dugas, Après l’Argentine, la Bolivie au coeur de la tourmente néolibérale, RISAL, juin 2005 ; Richard Gott, Un soulèvement sismique chez les indiens d’Amérique latine, RISAL, juin 2005 ; Walter Chavez, Bolivie : mobilisations sociales pour la nationalisation des hydrocarbures et démission du président, RISAL, juin 2005.

[3[NDLR] Paysans cultivateurs de coca.

[4[NDLR] Paysans représentant notamment la principale force sociale dans le département de Cochabamba.

[6[NDLR] Lire Alvaro Garcia Linera, Bolivie : la seconde bataille pour la nationalisation du gaz, RISAL, 23 septembre 2005.

[7[NDLR] Zone de culture de coca.

[8[NDLR] Lire Richard Gott, Un soulèvement sismique chez les indiens d’Amérique latine, RISAL, 13 juin 2005 et Luis A.Gomez, El Alto : de la cité-dortoir àla révolte sociale, RISAL, octobre 2003.

Source : El Juguete Rabioso (http://eljugueterabioso.free.fr/), octobre 2005.

Traduction : Catherine Goudounèche, pour RISAL (www.risal.collectifs.net).

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