Figure « montante  » de la gauche brésilienne, décrit comme « celui qui s’oppose aux multinationales  » par le magazine Caros amigos, présent aux côtés d’Hugo Chávez lors du dernier Forum social mondial de Porto Alegre, Roberto Requião, gouverneur du Paraná, estime que le scandale de corruption qui secoue actuellement le gouvernement Lula pourrait porter un coup fatal au PT, le parti dont le président brésilien est issu.
Dans ce contexte, le locataire du palais d’Iguaçu [1] lorgnerait-il sur celui du Planalto [2] à Brasilia ? « Les conditions ne sont pas réunies  », explique-t-il, avant d’ajouter, « Pas encore... Et puis, je veux continuer mon travail ici, au Paraná !  ».
Ce petit état du Sud du Brésil est aujourd’hui l’un des seuls endroits où s’organise la lutte contre l’invasion transgénique au Brésil. C’est aussi le lieu prévu pour la création d’une « école d’agroécologie  », en partenariat avec Caracas et La Havane... Enfin, avec sa participation active à Telesur [3], le Paraná a fini de se forger un nom parmi les lieux où sont avancés des éléments de réponse à la dérive néolibérale en Amérique latine.
Pourtant, sur des sujets tels que l’agriculture, l’exemple de la révolution bolivarienne ou d’une alternative au capitalisme de marché, Requião reste pragmatique... parfois très !
Détenteur de la carte « numéro 1  » du PMDB [4] au Paraná, ce gouverneur, qui affiche un nationalisme rare au Brésil, semble être présent sur tous les fronts... Il faut dire qu’avec un budget « communication  » en hausse de 700% entre 2004 et 2005, il dispose d’un atout majeur pour se rendre visible. Alors « communication  » ou vision politique forte ?
Rencontre avec un gouverneur atypique, difficilement « classable  » et non sans ambiguïtés... [5]
PARANA « LIVRE DE TRANSGENICOS  »
![]() La force des choses ? Dès octobre 2003, son gouvernement se dit « contraint  » de légaliser la commercialisation, puis la culture du soja transgénique dans l’état du Rio Grande do Sul. Il s’agissait d’éviter « une catastrophe économique et sociale  » dans cette région hautement contaminée du fait d’une contrebande de semences transgéniques du type « Roundup Ready  » en provenance d’Argentine. Contrebande dont il faut rappeler qu’elle bénéficia de la bienveillance, pour le moins ingénue, de la multinationale qui en détenait le brevet : Monsanto. Il en serait différemment quelques années plus tard, une fois le soja transgénique devenue hégémonique dans la région ! Il eut pourtant été possible pour le gouvernement Lula d’interdire que cette récolte ne soit vendue sur les marchés intérieurs afin de s’assurer qu’elle sorte du pays... la première étape d’un grand processus de « décontamination  » qui aurait réconcilié Lula... et ses promesses. Au contraire, la commercialisation fut autorisée à l’intérieur du pays... ce qui fut interprété par beaucoup d’agriculteurs comme une incitation à « faire du transgénique  ». La « force des choses  » à nouveau, lors de la récolte 2003/2004, lorsque le « lobby du transgénique  » parvint à faire accepter l’idée qu’il n’y avait pas assez de semences traditionnelles sur le marché auprès d’un gouvernement dont la disposition à entendre les sirènes de la « modernité  » n’est peut-être pas complètement étrangère au fait qu’officiait, en son sein, un véritable « pion de l’agrobusiness  », Roberto Rodrigues, ministre de l’Agriculture ? Une nouvelle mesure provisoire est votée visant à autoriser les agriculteurs qui multipliaient leurs semences eux-mêmes, à planter du soja transgénique. Sans surprise, la mesure se révèle donner un coup d’accélérateur au commerce illégal de ces semences... et à la contamination des cultures. Les « lulistes  » acharnés, qui voulaient encore que leur président saurait arrêter la déferlante transgénique, furent assommés par le mur d’eau qui s’abattit sur eux le 24 mars 2005 quand le gouvernement brésilien approuvait la nouvelle « loi de biosécurité  », aussi rebaptisée « loi Monsanto  » par ses détracteurs. Celle-ci, bien que sa constitutionalité soit interrogée par l’Institut brésilien de défense du consommateur, rapproche considérablement le lobby du transgénique de la victoire finale : faire en sorte que le dernier des trois grands producteurs de soja au monde (avec l’Argentine et les Etats-Unis) « passe  » au transgénique, rendant ainsi intenable dans les faits le refus des consommateurs européens et asiatiques de voir le soja transgénique arriver dans leur assiette... par la force des choses ! |
Renaud Lambert (RL) : Le Paraná est l’une des rares poches de lutte contre les transgéniques au Brésil, mais de son combat dépend la possibilité d’empêcher la dissémination des semences modifiées génétiquement dans toute la région. Cette lutte emblématique est soutenue à la fois par l’Etat du Paraná, les mouvements sociaux (dont le MST) et une très large majorité de la population. Quelle est la logique qui sous-tend cette action ?
Gouverneur Requião (Requião) : Le gouvernement de l’Etat du Paraná envisage cette question à partir de la perspective de la sécurité et de celle du monopole. Concernant la sécurité, les choses sont très claires. Le soja transgénique n’a pas fait l’objet d’études d’impact approfondies. Le Paraná ne s’oppose pas à la recherche génétique, ce serait stupide. Toutefois, nous exigeons des études sérieuses et que cette technologie soit soumise au principe de précaution.
Concernant le monopole, la défense de la souveraineté nationale ne nous permet pas d’accepter qu’un, deux, trois groupes - ils ne sont pas plus de cinq au monde - détiennent des droits sur les semences modifiées génétiquement. Ce serait très mauvais pour notre agriculture.
Quand j’étais sénateur, les producteurs de céréales américains ont essayé de payer pour que les grands producteurs brésiliens ne plantent pas. Pourquoi ? Ils cherchaient à éviter toute compétition brésilienne sur le marché. J’ai dénoncé cela au sénat, mais cette action ne se concrétisa pas.
Ce que nous avons observé par la suite, c’est l’invasion du Rio Grande do Sul par les semences transgéniques de Monsanto, à travers la contrebande : les semences étaient en fait distribuées gracieusement, comme quand les Anglais distribuèrent des lampes à pétrole au Chinois afin de pouvoir leur vendre du pétrole. Le Rio Grande do Sul a des caractéristiques très particulières : une agriculture mal tenue et une terre très contaminée par les mauvaises herbes. Ainsi, le système d’ensemencement direct [6] avec utilisation du glyphosate [7] comme desséchant donnait l’impression aux producteurs qu’ils feraient des économies car il éliminait le besoin de fenaison. Les producteurs « gauchos  » [8] se sont enthousiasmés pour ces « semences gratuites  » et près de 80% de la production « gaucha  » est aujourd’hui transgénique.
Le problème, c’est que les producteurs « gauchos  » sont maintenant totalement désespérés... à cause du prix des royalties [9], qui atteignent 0,88R/sac [10] ou 2% au moment de la vente [11]. Cette taxe est par ailleurs totalement libre car la firme Monsanto est propriétaire du brevet et, selon les lois de protection des brevets qui furent introduites au Brésil, elle peut faire payer exactement ce qu’elle veut...
Vous voyez où je veux en venir. Pour commencer, ils ont essayé de payer pour qu’on ne plante pas. S’ils parviennent aujourd’hui à généraliser l’utilisation des transgéniques, qui sont dominants, ils parviendront à contrôler notre production... Comment ? Il leur suffira de jouer sur le prix des royalties pour faire croître ou réduire l’offre brésilienne de soja en fonction de leur propre agenda.
Ici, au Paraná, nous avons commencé à lancer des campagnes d’information pour que nos agriculteurs ne plantent pas de soja transgénique. Mais la manipulation des chiffres a atteint des niveaux terribles. Un jour, je discutais avec le président de la République et avec José Dirceu, le chef de la Casa Civil et ils m’ont dit : « Mais enfin, 25% de la production du Paraná est transgénique  ». En vérité, on n’en était pas à 0,2%. Les informations dont disposaient le gouvernement fédéral, le Congrès et le ministère de l’Agriculture étaient fausses.
Nous avons fait voter une loi qui interdisait la culture et le transport des transgéniques au Paraná, à l’initiative d’un député du PT, Elton Welter. Elle fut accusée de ne pas être constitutionnelle, mais je l’ai faite appliquer de toute façon, pour provoquer une grande discussion sur le soja transgénique.
Un jour, le président de la République me dit : « Gouverneur, vous pouvez annoncer que le Paraná va être déclaré « zone libre de transgénique  ». Nous allons devoir le tolérer à cause du grand problème social du Rio Grande do Sul, mais le Paraná sera libre de transgénique  ». Alors j’ai demandé si je pouvais annoncer cela à la presse qui nous attendait devant la maison. Et il m’a dit « Oui !  ». Il n’a jamais tenu sa parole. Par la suite, au contraire, le gouvernement a soutenu la loi de Biosécurité et la légalisation du soja transgénique.
Aujourd’hui, une fois le soja transgénique autorisé [12], le schéma commercial est très clair. Monsanto n’a pas du tout envie de produire le soja transgénique. Elle est donc allée voir les coopératives, qui sont énormes ici au Paraná. Monsanto leur a proposé de multiplier et d’acclimater ses semences, en échange d’un intéressement aux royalties. Les coopératives ont aimé l’idée car cela leur donnait un moyen de « tenir  » leurs membres. En effet, le soja transgénique étant dominant [13], il est en mesure de contaminer toutes les plantations et, de fil en aiguille, nous pourrions en arriver à une situation dans laquelle, que les agriculteurs achètent leurs semences ou qu’ils les multiplient eux-mêmes, ils doivent payer des droits dont une partie revient aux coopératives.
Le résultat est aujourd’hui très clair. Les royalties ont augmenté et la démonstration est désormais faite que la productivité du soja conventionnel est beaucoup plus importante que celle du soja transgénique. Notre productivité moyenne ici au Paraná atteint 4000 kg / ha [14] contre environ 2600 kg / ha pour le RG do Sul. Avec la sécheresse, le soja transgénique a beaucoup plus souffert.
Nous sommes réduits à une situation médiévale où les vassaux doivent payer les suzerains pour le travail de la terre. Et si ce processus continue, avec l’intériorisation de la défense des intérêts des multinationales par la législation brésilienne - à travers les pressions sur les votes du Congrès - nous arriverons à une situation où il faudra payer des royalties à une multinationale pour planter le moindre quintal. Et si je ne paie pas, qui viendra chercher l’argent ? Le Ministère public lui-même, car le droit des multinationales étant aujourd’hui ancré dans la loi, la structure même de l’état est asservie aux intérêts des grandes multinationales.
RL : La loi qui interdit la culture et le transport des transgéniques au Paraná est-elle encore en vigueur aujourd’hui ?
Requião : Non, elle ne l’est plus. Nous avons donc pris la décision de ne plus accepter de soja transgénique au port de Paranaguá, un port public dont nous avons la responsabilité de la gestion. Les raisons sont celles que j’expliquais tout à l’heure mais elles sont aussi techniques. Le port de Paranaguá est aujourd’hui le deuxième port brésilien, mais le plus grand port céréalier d’exportation de la planète. Toutefois, nous n’avons qu’un silo, qu’un « ship-loader  » et qu’un corridor d’exportation. Si nous mettions du soja transgénique dans le circuit, nous aurions une contamination et tout le soja du Paraná sera considéré par le marché global comme du soja transgénique. C’est pour cette raison qu’aujourd’hui, nous labellisons nos produits. Nous faisons des tests et nous n’exportons que du soja conventionnel parce que c’est ce que produisent 99,99% des agriculteurs du Paraná.
RL : Votre gouvernement déclare que seulement 2% de la production totale de soja au Paraná est transgénique. Dans certaines régions, toutefois, on semble s’être préparé à une éventuelle légalisation des transgéniques au Paraná. Près de Francisco Beltrao, 70% des producteurs auraient planté du soja transgénique. Autour de Londrina, certains agriculteurs prétendent même que « tout le monde fait du soja transgénique... pour voir  ».
Requião : Ce n’est pas possible. Notre système de vérification est très sévère car la loi oblige les agriculteurs à déclarer leur production et à s’assurer de la ségrégation des cultures. Pour nous, le test est très simple. Il suffit d’arroser du glyphosate sur une parcelle d’un mètre carré et de revenir deux jours après. Si le soja est mort, c’est qu’il est conventionnel. Sinon... il est transgénique. De plus, et pour revenir au port de Paranaguá, en 2004, nous avons reçu 2 000 réclamations sur les produits exportés par le port de Paranaguá, portant sur la présence de produits transgéniques, de moisissures, humidité, d’urée (urine de vache utilisée pour augmenter la teneur protéique des céréales), etc. Cette année, grâce au système de vérification, nous n’en avons reçu qu’une en 8 mois. Des camions que nous rejetons, à peine 6% sont renvoyés à cause de la présence de soja transgénique. Vous voyez donc : ce n’est pas possible.
RL : La question du monopole, que vous développez, est liée à celle de la domination de la terre à travers le Brésil et ici au Paraná. Ce problème n’est pas né avec l’arrivée des transgéniques et les latifundios exercent déjà un monopole sur la terre, non ?
Requião : Ce n’est pas vraiment le cas au Paraná. Il y a de grands agriculteurs ici, mais la production du Paraná vient principalement des grandes coopératives qui regroupent d’innombrables petits et moyens producteurs. Bien sà »r il existe de grands latifundios productifs, mais même eux réfléchissent à deux fois avant de planter des transgéniques car ils voient bien qu’ils deviendraient les esclaves des brevets. Une fois leurs terres contaminées, ils ne pourront jamais revenir en arrière car le soja transgénique est dominant.
RL : S’il avait voulu s’attaquer aux conflits agraires, comme il l’avait promis lors de sa campagne électorale, le gouvernement Lula n’aurait-il pas du commencer par mettre un terme à la situation paradoxale qui fait qu’il y a au Brésil deux ministères de l’Agriculture ? D’un côté le ministère de l’Agriculture à proprement parler, proche des intérêts de l’agro-négoce, et de l’autre, le ministère du Développement rural (MDR), qui vise à défendre les petits agriculteurs, les agriculteurs familiaux et les sans-terre.
Requião : Il y a en effet là une contradiction. Le MDR est opposé au soja transgénique. Mais l’agro-négoce pèse beaucoup plus dans le gouvernement Lula. Notre ministre de l’Agriculture [15] est un ardent défenseur du soja transgénique. Il est membre du conseil d’administration de la fondation BUNGE [16], et aujourd’hui il tente d’intervenir pour changer le statut du port de Paranaguá pour l’obliger à mélanger le soja conventionnel et le soja transgénique.
RL : La logique de lutte contre les transgéniques fonctionne bien parce qu’elle est soutenue par une logique économique : le premium assuré au soja conventionnel par rapport au soja transgénique sur le marché international.
Requião : Notre combat est en effet « aussi  » économique. Mais « aussi  » seulement. Nous nous battons aussi pour la précaution et contre le monopole.
EXPORTATIONS ET PAIEMENT DE LA DETTE EXTERNE
Quand le Brésil sortit enfin de la période coloniale - par un simple « passage de relais  » entre le monarque portugais et son fils, en 1822 -, ce fut pour créer une « monarchie liée à la métropole  » [17]... une métropole bien décidée à pouvoir continuer de puiser dans les abondantes ressources brésiliennes en matières premières. Plus récemment, c’est le prétexte du service d’une dette extérieure colossale qui justifia - et continue de justifier -, la saignée du pays. En effet, exporter reste le moyen le plus rapide d’obtenir les devises nécessaires au paiement de cette dette. Toutefois, comme l’explique Maurice Lemoine, le « maître mot de la Banque mondiale et du FMI, exporter (...) semble plutôt destiné à favoriser les pays industriels acheteurs : plus grand est le nombre d’exportateurs se présentant dans le marché, plus les cours s’effondrent.  » [18]
On aurait pu attendre de Lula - autrefois porte-parole des milieux les plus pauvres, dont il est issu -, qu’il propose une re-négociation de la dette ou de nouvelles échéances de paiement, comme Kirchner le fit en Argentine. Ne l’avait-il pas estimée « impossible à rembourser et illégitime  » lors de la campagne présidentielle de 1989 [19] ? Mais, à lire la « lettre aux brésiliens  » que le candidat Lula envoya au brésiliens lors de la campagne présidentielle de 2002, la dette avait su, en quelques années, se parer d’une légitimité indéniable dont l’un des avantages - et non des moindres -, était qu’elle devenait « remboursable  ». Dans ce courrier, l’ancien syndicaliste annonçait que son gouvernement respecterait les engagements du précédent président - le très libéral FHC [20] -, auprès du Fonds monétaire international (FMI). Une promesse d’ailleurs tenue au-delà des espérances d’un FMI qui sait pourtant se montrer exigeant : le nouveau gouvernement se fixait en arrivant au pouvoir l’objectif d’un excédent fiscal primaire de 4,5%, bien supérieur aux recommandations du fond... Dans ce contexte, l’argent vient à manquer pour tenir les autres promesses, celles faites aux mouvement sociaux notamment (réforme agraire, augmentation réelle du salaire minimum, santé, etc.)... et l’investissement dans les politiques publiques se voit renvoyé aux calendes grecques d’un hypothétique « après-dette  ». |
RL : La loi Kandir qui exonère les exportateurs de matières premières d’un impôt versé aux Etats, représente un manque à gagner important pour ces derniers puisque le gouvernement fédéral, qui s’était engagé à compenser les sommes non versées, n’a pas rempli son engagement. Vous menez actuellement une campagne de réclamation lancée par les Etats du Sud (Rio Grande do Sul, Santa Catarina et Paraná). L’objectif de votre réclamation est-il de récupérer la somme d’argent que le gouvernement fédéral n’a pas versée aux Etats du Sud ou s’agit-il de mettre en cause la logique même d’exonération d’impôts pour les exportations de matières premières ?
Requião : Lorsque j’étais sénateur, j’ai été le seul à voter contre la loi Kandir. Avant, nous avions des impôts élevés pour les marchandises et les produits non industrialisés (comme les céréales) et des impôts bas pour les produits industrialisés. La loi Kandir a supprimé l’impôt [21] qui touchait les matières premières de façon à stimuler les exportations. Elle a mis un coup d’arrêt au processus d’industrialisation de la production céréalière au Brésil, ce qui eut un gros impact en terme d’emploi, et favorisa l’agro-négoce, les Bunge, Cargill, etc. C’est contre cela que nous avons saisi le Tribunal suprême fédéral : nous ne voulons pas avoir à supporter le coà »t de ces exonérations. Mais personnellement, je suis contre la loi, car elle désindustrialise le pays.
RL : Pensez-vous donc, puisque l’idée de favoriser les exportations est un moyen d’obtenir des devises afin de payer la dette extérieure, que le Brésil doive refuser de payer la totalité de sa dette extérieure ?
Requião : Je pense que tout doit être négocié. Mais la dette ne doit pas passer avant un pays ou son peuple. On doit payer ce que l’on est en mesure de payer.
Aujourd’hui, on ne paie que la dette. L’an dernier, le gouvernement n’a investi que 0,2% de ses recettes, quasiment rien. Et de façon à éviter l’inflation et limiter les investissements, le gouvernement a augmenté les taux d’intérêts. Aujourd’hui, le Brésil a les taux d’intérêts les plus forts du monde, trois fois plus élevés que ceux du pays qui vient après.
Le Brésil doit se préoccuper de son marché interne. Mais dans notre pays, à peine 5% des gens gagnent plus de 800 R / mois, ce qui veut dire que le pays n’a pas de marché interne. L’alternative qui nous est présentée, c’est la privatisation. On a même créé des agences de régulation spéciales pour favoriser les privatisations, sans prendre en compte l’économie du pays et pour protéger les investisseurs.
La grande question est la suivante : que sommes nous, nous autres brésiliens ? Un marché ou une nation ? La différence entre un marché et une nation est que le marché est instantané, il va à la vitesse d’Internet. Il n’a pas de territoire autre que l’économie globale. La nation, c’est différent. Elle a un territoire qui lui vient directement des luttes qui ont marqué son histoire. Le marché, lui, n’a pas d’histoire. La nation a une responsabilité face à son histoire, face à son peuple. Le marché n’a pas de peuple, il n’a de responsabilité envers personne. Dans le marché, nous sommes des consommateurs. Dans la nation, nous sommes des citoyens avec des devoirs et des droits.
Le gouvernement aujourd’hui, qui continue la politique de FHC [22], dirige le pays comme si c’était un marché et le peuple comme si nous étions des consommateurs.
RL : Le Paraná a provoqué un débat sur les transgéniques. Pourquoi ne pas en provoquer un autre, concernant la dette, en refusant de payer celle que l’Etat a envers le gouvernement fédéral ?
Requião : Vous savez, le problème de la dette est facile à résoudre. Comment la dette a-t-elle augmenté ? Des périodes de remboursements très courtes et des taux très forts. Pour régler le problème que faut-il ? Des périodes longues et des taux bas.
RL : Et le FMI accepterait cela ?
Requião : Je m’en moque moi du FMI. Je suis un citoyen brésilien, pas un client du FMI. Le FMI accepte tout. Demandez à Kirchner si ce n’est pas le cas !
CHAVEZ, KIRCHNER, SUPERMAN, CAPTAIN AMERICA... ET LES AUTRES
Après avoir balayé les obstacles qui jalonnaient son chemin (déstabilisation politique, économique, coup d’Etat militaire, fraude électorale... le tout orchestré par une Maison blanche de plus en plus inquiète), le processus de « révolution bolivarienne  » impulsé par le président du Venezuela, Hugo Rafael Chávez Frias, s’est affirmé comme un exemple solide d’alternative au modèle néolibéral imposé par Washington à son « arrière-cour  ». Alternative à l’intégration économique à travers une coopération des peuples (ALBA, Telesur, Petrosur), alternative au « capitalisme sauvage  » à travers une réflexion sur le « socialisme du XXIème siècle  », alternative à la soumission au grand frère du Nord à travers la défense de la souveraineté populaire ...
Pour bien des mouvements sociaux, au Brésil comme ailleurs, l’exemple vénézuélien est fondamental en ce qu’il contredit dans les faits la litanie néolibérale du « il n’y a pas d’alternative  »... Pour les représentants de la gauche latino-américaine, eux aussi, Hugo Chávez est devenu un repère à partir duquel définir, selon les conditions propres de leur pays et leur vision politique, leur projet... Toutefois, s’il exerce une attirance sur la « gauche latino-américaine  », le processus révolutionnaire démocratique et sans concession en marche au Venezuela peut-il être transposé ailleurs ? Est-il imaginable au Brésil sans que la « réaction  » ne replonge le pays dans une violence dont son passé récent est encore tâché ? |
RL : Vous faites la Une du magazine Caros Amigos, qui titre « Requião, celui qui s’oppose aux multinationales  », vous apparaissez au Forum social mondial aux côtés de Chávez lors d’une manifestation du MST, vous luttez contre les OGM. Pour certains, vous devenez une icône de la gauche latino-américaine. Pourtant, vous êtes allé sonner la cloche à la bourse de Wall Street et les programmes d’aide à l’agriculture familiale de l’Etat du Paraná sont principalement financés par la Banque mondiale... Est-ce qu’il n’y a pas là un paradoxe ?
Requião : Pourquoi suis-je allé à Wall Street ? Parce que la compagnie d’énergie électrique du Paraná (COPEL) ne payait plus ses dettes depuis mars 2003 et allait faire banqueroute en octobre de la même année. Elle était soumise à des contrats immoraux et absurdes signés avec des entreprises espagnoles et américaines. De façon à résoudre le problème, l’Agence nationale de l’énergie électrique (ANEEL) avait autorisé l’augmentation des tarifs électriques de 25% au Paraná.
Au lieu d’augmenter les prix, j’ai cassé les contrats sur une base juridique et, récemment, le Financial Times a déclaré COPEL la troisième meilleure entreprise énergétique du monde et la meilleure des Amériques. Sans augmenter les tarifs, j’ai réussi à faire en sorte que l’entreprise règle son déficit de 320 millions de Reals et dégage, la première année, des profits de 171 millions de reals. En n’augmentant pas les tarifs de COPEL de 25%, j’ai laissé 1,140 milliards de R. dans l’économie du Paraná.
Le gouvernement précédent avait vendu des actions à la bourse de New York. Nous avons 18 000 actionnaires à New York, que j’ai préservé de l’impact de la faillite de COPEL. C’est pour cela que la bourse de New York a voulu me rendre hommage. J’ai tenu plusieurs symposiums avec des analystes et des investisseurs de Wall Street et quand ils me demandaient si j’étais là pour annoncer que j’allais augmenter les tarifs, je leur expliquais que je n’étais pas là pour rendre leur « thanksgiving  » plus agréable. Je leur ai conseillé d’investir dans une entreprise électrique brésilienne comme la nôtre sur le long terme : un bel investissement pour un fond de pension. Mais en aucun cas, un investissement pour les spéculateurs. Je leur ai dit que je n’étais pas là pour représenter le marché, mais en tant que gouverneur de l’Etat du Paraná et que la participation privée dans une entreprise stratégique (comme c’est le cas pour une entreprise de production d’électricité) devait toujours être minoritaire. Ils ont bien compris cela car ils représentent des fonds qui ont besoin d’investissements sà »rs. La bourse de New York ne vit pas que de la spéculation.
J’ai été applaudi quatre fois au cours de quatre symposiums. Ils ont parfaitement compris ce que j’étais en train de faire. Ce fut une vraie surprise pour moi. J’ai eu une réunion privée avec le directeur de la Banque Santander qui m’a dit : « Vous avez absolument raison. Cette vision du capitalisme spéculatif n’a aucun avenir, sinon tragique.  »
RL : Selon vous, donc, un Etat fort est en mesure de réguler le « capitalisme sauvage  » ?
Requião : Je pense que certaines activités ne peuvent rien avoir à faire avec le capitalisme sauvage : les ports, par exemple. Aux Etats-Unis, tous les ports sont publics, sous gestion fédérale, des états, des municipalités, parfois mixte. Pour le Japon, le secret de la réussite du pays est considéré comme étant « des ports publics et des eaux profondes  ». En juillet 1991, deux grands chemins de fer japonais ont été étatisés car ils étaient considérés comme essentiels pour permettre la compétitivité des produits japonais.
Ma réflexion va dans ce sens. Mais ce que nous avons ici, c’est exactement le contraire : nous avons des agences de régulation non pour réguler l’exploitation privée, mais pour la faciliter. Elles sont au service de la bourse.
Donc, ces activités doivent être publiques, même si elles peuvent s’accompagner de participation privée, comme celle de fonds qui investissent sur le long terme.
Maintenant, concernant ma soi-disant proximité avec Chávez, elle n’existe pas. Chávez se trouve dans une situation spécifique et je pense qu’il est parfait pour cette situation, celle du Venezuela où 5% des familles détiennent 80% du territoire national. Chávez a aussi le monopole étatique du pétrole, ce qui lui permet de financer des politiques sociales importantes. Je pense que le grand mérite de Chávez a été de ne pas demander son opinion au FMI ni aux grands médias privés du pays. Il s’est dressé contre eux au nom du peuple. Je pense qu’il s’agit là d’un gouvernement d’une grande valeur. Je pense qu’il faut observer ce qu’il fait, mais pas l’imiter. Le Brésil est différent : l’économie, la structure industrielle, le tissu social du pays sont différents.
RL : Pourtant, lors du lancement du réseau Telesur, auquel participe la télévision publique de l’Etat du Paraná, vous avez déclaré « le Paraná, lui aussi, est bolivarien  ». Qu’entendez-vous par là ?
Requião : Il s’agit d’une vision de la citoyenneté latino-américaine.
RL : Un projet d’intégration multinational ?
Requião : Non. Je pense qu’en Amérique latine, les pays doivent garder leurs caractéristiques propres tout en construisant une vision de la citoyenneté latino-américaine, de fraternité. Il faut en finir avec les conflits frontaliers, constituer des marchés. Il faut construire le « citoyen latino-américain  ».
Ma télévision [23] transmet du Canada jusqu’à la Patagonie, par le satellite. Nous touchons des millions de téléspectateurs. Chávez, qui a plus de ressources que le petit Etat du Paraná, a monté Telesur. Très bien. Ce que je veux, c’est échanger des programmes avec Telesur. Je veux que le Brésil, mon Etat et les autres Etats brésiliens, « conversent  » avec le Venezuela.
Beaucoup de Brésiliens ne savent même pas que le Venezuela existe. Ils ne savent pas qui est Chávez et n’ont jamais entendu parlé de la révolution bolivarienne. Ils ne savent pas qui est Bolivar.
Ce que je veux, c’est un échange d’information. Je veux vendre le Paraná et le Brésil à Telesur. Je veux que les Boliviens viennent ici, que les Argentins connaissent mieux le Brésil et que le Brésil connaisse mieux les autres pays latino-américains. J’ai fait une proposition idéologique à Telesur : une proposition de fraternité et de communication.
Il faut savoir que la télévision brésilienne est accaparée par les productions nord-américaines. De fait, les Brésiliens connaissent parfaitement Superman et Captain America, mais ils ne connaissent pas Chávez, ni Kirchner... ni leur pays d’ailleurs.
RL : Sans aller jusqu’à prendre le Venezuela comme modèle, on remarque que l’un des phénomènes importants qu’a permis le processus bolivarien est le développement de médias alternatifs indépendants, qui ont joué un rôle déterminant lors du coup d’état d’avril 2002 [24] , et qui ont aussi accompagné la naissance d’une conscience politique de ceux qui avaient été laissés pour compte.
Requião : C’est pour ça que je développe notre télévision, ici au Paraná, mais nous sommes très petits face à la situation de monopole dans la communication.
RL : Pourtant, cette télévision, vous l’appelez souvent « ma télévision  ». Ne devrait-il pas y avoir, aussi, une télévision totalement alternative et totalement libre.
Requião : Une télévision libre, ça n’existe pas. Il y aura toujours quelqu’un pour la dominer. Jamais une chaîne ne pourrait être le véhicule d’expression de toutes les idées : il n’y a pas l’espace physique pour cela. Moi, je suis en faveur de la liberté de la communication : la distribution de fréquences pour des « milliards de radios  ». Mais pour la télévision, ce n’est pas possible.
LE MST, « UNE BENEDICTION DU CIEL !  »
Avec l’élection de Jamie Lerner à la tête de l’Etat, le Paraná devait entrer dans une période particulièrement violente de répression du mouvement des Sans terre. En 2001 se tint d’ailleurs à Curitiba le « Tribunal international des crimes du latifundio et de la politique gouvernementale de violation des droits humains au Paraná  ». Présidé par Hélio Bicudo, ancien président de la Commission interaméricaine des droits humains de l’Organisation des Etats américains (OEA), ce tribunal reçut le soutien d’Adolfo Pérez Esquivel (prix Nobel de la paix en 1980), de Carla del Ponte (procureur du Tribunal pénal international), de François Houtart (Théologue), de Noam CHomsky (linguiste et écrivain), de José Saramago (écrivain), de Chico Buarque (musicien), d’Eduardo Galeano (écrivain), de Frei Beto (écrivain)... pour ne citer qu’eux.
Le gouverneur Requião, de son côté, a rompu avec cette logique de répression systématique. Il a même autorisé la création d’une école « nomade  » qui suit le MST de camp en camp, afin que soit assurée la meilleure éducation possible aux enfants du mouvement. Pour autant, les évacuations n’ont pas cessé et selon le rapport de la Commission pastorale des terres (CPT), le Paraná était, en 2004, l’un des trois états où se manifestait avec la plus grande intensité la « violence du pouvoir public  », évaluée par rapport au nombre d’expulsions [25]. |
RL : Les militants du MST disent recevoir un soutien relatif du Paraná, au moins en ce vous avez rompu avec la logique de répression violente de votre prédécesseur, Jamie Lerner. Quel est votre attitude face à ce mouvement ?
Requião : Il n’y a pas de soutien. Le gouvernement « respecte  » le MST. Nous vivons en harmonie. Si le MST n’existait pas, qui organise les désespérés, ces derniers attaqueraient les camions sur les routes. Le MST redonne l’espoir au peuple. Cela ne signifie pas que je suis en accord avec tout ce qu’ils font. C’est un mouvement de masse, de pression et il agit en tant que tel.
Le MST est exclu des médias, alors qu’est-ce que je fais : je les fais passer à la télévision de l’Etat. Je montre le côté positif, le côté productif, des campements, les réussites connues par des campements qui ont déjà été légalisés. Pendant ce temps, les médias nationaux, et même internationaux, ne montrent que les problèmes.
Moi, je suis en faveur de ce mouvement social car il est la démonstration de la « bonne santé  » de la société brésilienne. La maladie, c’est la soumission, la couardise. La « bonne santé  », c’est la révolte. Le MST est une bénédiction du ciel ! Car il permet l’organisation des pauvres. Sans lui, ce serait le chaos. Grâce à lui, quand il faut dialoguer, faire une médiation dans ces conflits, au moins on a un interlocuteur.
Mais l’Etat du Paraná ne fait pas partie du MST ! Moi, je suis gouverneur de l’Etat, pas militant du MST. D’ailleurs, pour diverses raisons, j’ai déjà du envoyer la police contre le MST. Mais il n’y a jamais eu de violence policière. La police joue un rôle de médiation dans les conflits sociaux. Elle n’est ni du côté des latifundios, ni du côté des mouvements sociaux. Ce que nous faisons, c’est une médiation.
Personnellement, je préfère perdre mon mandat plutôt que de tuer un agriculteur. Cela n’arrivera pas au Paraná tant que je serai gouverneur.
[1] Résidence officielle du gouvernement du Paraná à Curitiba.
[2] Résidence officielle du gouvernement fédéral brésilien.
[3] Lire Blanche Petrich, « Telesur, une télévision contre-hégémonique en Amérique latine  », Risal, 6 mars 2005.
[4] Parti du mouvement démocratique brésilien (centre).
[5] Entretien réalisé le 5 aoà »t 2005 dans la résidence du gouverneur. Dans un soucis de clarté, la transcription qui suit ne respecte pas forcément le déroulement de l’entretien et ne rend pas compte des hésitations et approximations propres à la langue orale. D’autre part, les questions présentées ici ont été développées de façon à intégrer des éléments de compréhension pour le lecteur. Enfin, les encadrés ne visent qu’à présenter un "contexte". Ceux-ci ne font pas partie de l’entretien à proprement parler.
[6] Enfouissement des graines sans retournement préalable de la terre.
[7] Herbicide auquel résiste le soja « Roundup Ready  » de la firme Monsanto.
[8] De la région Sud du Brésil.
[9] La société Monsanto ne chercha pas à percevoir ces « royalties  » sur son brevet les premières années de l’arrivée de ses semences au Brésil, ce qui eut pour effet d’accélérer leur propagation.
[10] Pour le soja RR de Monsanto, le prix des royalties était de 0,62R/sac en 2004. Une augmentation de 100% a été annoncée pour 2005.
[11] C’est-à -dire quand l’agriculteur n’avait pas payer à l’achat des graines.
[12] La « loi de biosécurité  » signée par le président Lula le 24 mars 2005 ouvre la voie à la culture des transgéniques au Brésil.
[13] Qui envahit les autres cultures.
[14] Il s’agit là des chiffres de la zone la plus productive du Paraná, celle de Ponta Grossa.
[15] Roberto Rodrigues.
[16] BUNGE est l’une des grandes multinationales présentes sur le marché des semences.
[17] Je reprends l’expression d’Emir Sader in « Le pacte des élites brésiliennes  », Le Monde diplomatique, octobre 1998.
[18] Maurice Lemoine, La dette, Atalante, Nantes, 2001.
[19] Cité par Maurice Lemoine, op. cit
[20] Fernando Henrique Cardoso, président du Brésil de 1995 à 2003.
[21] ICMS (Imposto sobre Circulaçao de Mercadorias e Serviços), un impôt de 13%.
[22] Fernando Henrique Cardoso, ancien président du Brésil.
[23] Sic ! Il s’agit de la télévision publique de l’Etat du Paraná : TV Educativa.
[24] Lire Maurice Lemoine « Hugo Chávez sauvé par le peuple  », Le Monde diplomatique, mai 2002.
[25] Conflitos no campo, Commission pastorale des terres, 2004.