Après sept mois au pouvoir, la majorité des Uruguayens voient bien que le gouvernement de Tabaré Vázquez a produit peu de changements, sans doute moins que ceux attendus. Bien que la popularité de l’équipe gouvernementale soit très élevée (entre 50 et 60% selon les sondages) et que l’Encuentro Progresista - Frente Amplio [1] ait triomphé en obtenant une majorité absolue - ce qui lui permet de gouverner sans devoir conclure des pactes avec les partis conservateurs -, la sensation qui ressort au final est que les fortes dissensions internes sont en train de se résoudre en faveur des secteurs les plus pragmatiques, qui prônent la continuité en matière économique.
Les deux sujets autour desquels se notent les désaccords les plus importants sont les droits de l’Homme et la politique économique. Vázquez s’est fortement impliqué pour mettre fin à la pesante impunité qui s’est imposée en Uruguay depuis qu’en 1989, un référendum a ratifié la Loi de caducité qui garantit que les militaires qui ont torturé, assassiné et fait disparaître des prisonniers durant la dictature (1973-85) ne seront pas poursuivis en justice. Le jour même où il prenait ses fonctions, le 1er mars, Vázquez déclara que l’on procéderait à des excavations dans des casernes où auraient été enterrés certains disparus. Il fit un faux pas en aoà »t quand il assura qu’il y avait « 99% de chances  » que les restes de la belle-fille du poète argentin Juan Gelman se trouvent dans le bataillon 14, sur la base de rapports que les militaires avaient fait parvenir aux trois commandants.
Deux mois plus tard, ces ossements n’ont pas été trouvés, pas plus que des traces de tombes clandestines. Tout indique que les militaires de la dictature ont donné de faux rapports que les commandants ont validés, mettant le président Vázquez dans une position délicate, qui peut le forcer à relever les dirigeants militaires de leur fonction. Le mouvement social, qui semble avoir commencé à prendre ses distances avec le gouvernement, a organisé une importante manifestation le 30 septembre pour exiger non seulement la « vérité  », comme il le fait depuis 20 ans, mais aussi aujourd’hui la « justice  », consigne qui, depuis l’approbation de la loi d’impunité, avait été laissée de côté. Un manifeste signé par les principaux mouvements, depuis les familles de disparus jusqu’aux centrales syndicales, reconnaît les avancées qui ont lieu, mais réclame également au gouvernement la « démocratisation de l’information  » sur les violations des droits de l’Homme, des enquêtes sur toutes les disparitions et remet en cause la Loi de caducité.
De cette façon, les mouvements [sociaux] sont en train de montrer qu’un large secteur de la population n’est pas disposé à faire marche arrière en ce qui concerne ses revendications et moins encore, à se laisser coopter. Dans les prochaines semaines, la corde des relations avec les militaires risque de se tendre, mais les mouvements sociaux ont montré leur disposition à appuyer un éventuel durcissement de la part du gouvernement.
Le front économique trouve quant à lui ses principaux porte-parole en Danilo Astori, ministre de l’Economie et le tupamaro José Mujica [2], ministre de l’Agriculture. L’élaboration du budget quinquennal a été le moment de plus grande tension bien que, ironies de la politique uruguayenne, la possible démission d’Astori - quand Vázquez exigea l’augmentation des montants assignés à l’éducation à 4,5% du produit intérieur brut (PIB) - fut enrayée grâce à l’intervention de Mujica. Il semble que tous les secteurs de la gauche reconnaissent que l’actuel ministre de l’Économie est indispensable, même si ses orientations ne leur plaisent guère.
Le budget respecte au pied de la lettre les recommandations macro-économiques du Fonds monétaire international (FMI). Cependant, il y a des changements évidents pour ce qui est de l’éducation (dont le budget va augmenter de 50%), des relations avec les syndicats et des salaires (qui ont connu leur première hausse significative depuis des années), et des aides aux plus pauvres. Ces dernières s’illustrent dans le Plan d’urgence, qui concerne la population en situation d’indigence, 5% du total, et qui recevra 50 dollars par famille. Un des plus grands succès du gouvernement progressiste [de centre-gauche] est d’avoir installé des conseils tripartites (Etat - chefs d’entreprise - syndicats) pour aborder la question salariale et créer des espaces de négociation qui diminuent les conflits de travail. Au-delà des résultats, puisque les hausses salariales ne parviennent qu’à un petit secteur de la population active, il s’agit d’une mesure qui va à l’encontre de la dérégulation promue par le modèle néolibéral depuis 1990.
Le revers de ces mesures positives est l’appui à la construction de deux grandes fabriques de cellulose - et la possibilité de l’installation d’une troisième - qui consolident le modèle d’exploitation forestière avec des usines hautement polluantes. En parallèle, le gouvernement appuie les manoeuvres navales UNITAS, promues par les Etats-Unis, modifiant ainsi le discours d’opposition qu’il tient depuis des décennies. Troisièmement, le gouvernement négocie un traité bilatéral d’investissements avec Washington et Tabaré Vázquez se montre maintenant prêt à signer un traité de libre-échange. Dans les trois cas, la polémique interne n’empêche pas le consolidation des positions les plus conservatrices.
L’un des résultats les plus surprenants de ces sept mois de gestion progressiste est que l’Uruguay tend à s’éloigner du Mercosur [3] et à se rapprocher des Etats-Unis. Cette realpolitik semble être impulsée autant par les difficultés que rencontre le commerce avec le Brésil et l’Argentine que par la paralysie que traverse le Mercosur [4] et une politique plus pragmatique de la Maison blanche. Suite à son récent voyage à Washington, un Vázquez euphorique a déclaré que ce sont « les Etats-Unis qui nous achètent le plus et le mieux  » et qu’avec ce pays, « nous allons essayer d’avoir davantage et de meilleures relations commerciales  ».
Dans ce contexte, le fait que le tupamaro Mujica ait fait savoir au même moment sa déception est passé inaperçu. « Sur la voie empruntée par le gouvernement, j’ai perdu  », a-t-il dit, en signalant son souhait d’abandonner le ministère, puisqu’une « conception idéologique a gagné. Harvard est en train de me battre, et elle est aussi dogmatique que Moscou  ». Dans les prochains mois, d’autres décisions de type néolibéral seront prises, qui affecteront les entreprises publiques. A cette occasion, les disputes cesseront alors d’avoir lieu au conseil des ministres pour gagner la rue.
[1] [NDLR] Coalition de partis de centre et de gauche au gouvernement.
Le Frente Amplio - Encuentro Progresista - Nueva MayorÃa est composé de 18 partis et organisations politiques regroupés en quatre grands “espaces” électoraux incluant une vaste gamme de tendances qui vont de la “gauche historique” (c’est-à -dire les socialistes et les communistes), jusqu’aux “modérés” représentés par des personnages, comme Danilo Astori (le ministre de l’Économie) ou Mariano Arana (le maire de Montevideo).
[2] [NDLR] Le Mouvement de libération nationale, né de groupes d’autodéfense de la gauche et plus connu sous le nom de Tupamaros, passe à la lutte armée urbaine à la fin des années 1960, estimant l’Uruguay menacé par un coup d’Etat fasciste. Après des succès initiaux, il sera écrasé par l’armée. Il sera légalisé avec le retour à la démocratie en 1985.
[3] [NDLR] Le Mercosur, créé en 1991, est une zone régionale de coopération économique du cône Sud (marché du cône Sud) qui rassemble le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay, ainsi que d’autres nations ayant le statut de pays « associés  ».
[4] [NDLR] Notamment du fait des disputes commerciales entre le Brésil et l’Argentine.
Source : La Jornada (www.jornada.unam.mx), Mexique, 7 octobre 2005.
Traduction : Cynthia Benoist, pour RISAL (www.risal.collectifs.net).