Sommet des Amériques : l’ombre de la ZLEA sur un sommet présidentiel sans accords
par Eduardo Gudynas
Article publié le 8 novembre 2005

A l’occasion du Quatrième sommet des Amériques, qui s’est tenu les 4 et 5 novembre dernier àMar del Plata, en Argentine, nous publions une analyse des propositions et conflits entre pays et blocs de pays américains. La presse internationale a fait ses unes sur les incidents qui ont eu lieu pendant l’une des marches de protestation, sur la popularité chez les protestataires du président Chavez et de l’ex-footballeur Diego Maradona et sur l’absence d’accord autour du document final. Mais les faits sont un peu plus compliqués, et il convient de faire quelques observations un peu plus rigoureuses sur ce qui a été une fois de plus au centre du débat : le libre-échange et le très controversé projet impulsé par les Etats-Unis : la Zone de libre-échange des Amériques.

La clôture du Quatrième sommet des Amériques fut chargée de suspens. Les heures passaient et les présidents n’arrivaient pas àun consensus pour une déclaration finale. L’écueil fut la proposition de remettre àl’ordre du jour les négociations de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA, ALCA en espagnol [1]) : le débat prit une telle intensité que les présidents eux-mêmes durent rajouter une session de travail en dehors de la programmation officielle. Les négociations se sont succédé dans l’après-midi du samedi 5 novembre, dans un climat étrange où les présidents quittaient un àun la ville [Mar del Plata, Argentine] tandis que leurs ministres devaient rester pour tenter de parvenir àun accord.

En milieu d’après-midi, il semblait que le Sommet se terminerait sans déclaration finale. Situation extrême que personne ne souhaitait. Quelques heures plus tard, un consensus fut atteint en décidant de faire clairement état des deux positions sur les questions commerciales. De manière inhabituelle, les sections générales typiques [de ce genre de documents] ont été maintenues, concernant le développement et le travail, mais pour ce qui est de la ZLEA, on reconnaît que certains pays sont décidés àl’obtenir, en proposant de relancer les négociations au premier semestre 2006, tandis que d’autres insistent pour dire que les conditions ne sont pas encore réunies pour parvenir àun accord commercial « Ã©quilibré et équitable  ».

Ces deux positions se basent, d’un côté, sur l’initiative des Etats-Unis, du Canada, du Mexique, des pays d’Amérique centrale et des Caraïbes, de presque tous les pays andins (notamment la Colombie) et du Chili, de reprendre les négociations sur la ZLEA, tandis que s’y sont opposés les quatre membres du MERCOSUR [2] (Argentine, Brésil, Paraguay et Uruguay) et le Venezuela.

Malgré ces différences, tous les participants semblent être satisfaits sur un point au moins. Par exemple, pour le président Kirchner (Argentine), le MERCOSUR a montré « qu’il était fort  ». Pour Chávez (Venezuela), son pays et les autres membres du MERCOSUR ont été comme les « cinq mousquetaires  », et le résultat a été l’enterrement de la ZLEA. Même la délégation des Etats-Unis a qualifié le Sommet de succès, selon les dires du sous-secrétaire pour les Amériques, T. Shannon, qui a rajouté que si Chávez avait annoncé la mort de la ZLEA, en réalité cette idée avait ressuscité àMar del Plata. La presse internationale a fait ses unes sur les incidents qui ont eu lieu pendant l’une des marches de manifestants àMar del Plata, et sur l’absence d’accord autour du document final. Mais les faits sont un peu plus compliqués, et il convient de faire quelques observations un peu plus rigoureuses.

En premier lieu, au sens strict, àMar del Plata, la ZLEA n’est pas morte, loin de là. La ZLEA en tant que telle n’a jamais existé, et l’objet des débats était de reprendre les négociations vers un futur traité hémisphérique. Ces négociations étaient au point mort depuis le sommet ministériel de Miami en 2003 [3].

Deuxièmement, il est important de ne pas occulter ni oublier que 27 pays latino-américains et caribéens souhaitent reprendre les négociations de la ZLEA (29 au total si l’on tient compte des Etats-Unis et du Canada). Cinq seulement s’y sont opposés. Il est clair que le groupe majoritaire souhaite plus d’accords de libre-échange. Les Etats-Unis ont le soutien du Canada et de beaucoup de nations latino-américaines, et ce soutien est tel que le texte soumis aux discussions n’a pas été présenté par Washington mais par le Panama. Il est certain aussi que dans l’autre groupe se trouvent des économies très importantes (Brésil, Argentine, Venezuela), ce qui équilibre le débat, et qui a été très fortement souligné par le président Kirchner.

La région continue àêtre divisée. La situation est particulièrement dramatique àl’intérieur de l’Amérique du Sud où des pays tels que la Colombie, le Pérou ou le Chili persistent àsuivre le chemin des traités de libre-échange [4] (TLC en espagnol), et que par conséquent nous sommes loin d’arriver àune cohérence politique dans les accords MERCOSUR-CAN (Communauté andine des nations). Nos sommes encore plus loin encore d’actions concrètes qui permettent d’installer une « communauté sud-américaine  ». Il serait de très bon ton que tous ces gouvernements, en particulier le chancelier brésilien Celso Amorim, réfléchissent àla réorientation de ces initiatives vers une voie qui véritablement renforce le lien politique, puisque les instruments expérimentés jusqu’àprésent n’assurent pas d’unité dans les positions.

Troisièmement, il est important d’analyser les termes du débat. L’opposition du MERCOSUR n’est pas le fruit d’un désaccord sur l’instrument d’un accord de libre-échange. En réalité, ces gouvernements appuient les accords de libre-échange, mais ils attirent l’attention sur le fait que tandis qu’ils ouvrent leurs marchés àcertains secteurs, ils ne bénéficient pas d’une ouverture réciproque du même type des Etats-Unis (et du Canada). Le MERCOSUR veut du « vrai  » libre-échange, et par conséquent vise àdémanteler le protectionnisme et les subsides agricoles. C’est une posture compréhensible, et il faut féliciter les gouvernements qui tentent d’inverser l’expérience d’accords commerciaux asymétriques où le Sud est toujours perdant. Cela dit, il nous faut comprendre que cette position est due non seulement àl’existence même du MERCOSUR, mais aussi au fait que les quatre pays (membres) sont de gros exportateurs de produits agro-alimentaires, et que c’est dans ce domaine qu’ils ont les plus gros avantages face aux Etats-Unis. Le MERCOSUR attendra la réunion de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) àHong-Kong [5] pour savoir s’il y aura des avancées substantielles dans la suppression des subsides agricoles. On ne peut écarter non plus le fait que la position de ce bloc de pays soit en réalité une manière de faire pression sur Washington pour qu’elle modifie sa position face àl’OMC. Si cela se produit, il y aura certainement des changements de position de la part du MERCOSUR par rapport àla ZLEA.

Une fois rappelées ces circonstances, il ne faut pas oublier non plus qu’aucun des quatre gouvernements du MERCOSUR n’envisage un schéma d’intégration alternatif qui permette de promouvoir un autre type de développement. Kirchner critique durement le Fonds monétaire international (FMI), ce qui est très bien, mais il continue d’investir dans un modèle agro-exportateur de ressources naturelles, et essentiellement basées sur le soja. Ce style de développement et les relations commerciales qu’il implique n’est pas remis en cause. Lula non plus ne pense àun autre type de relations commerciales qui seraient ancrées dans un style de développement distinct, et il n’essaye même pas de réformer le système financier international.

Quatrièmement, les blocs régionaux latino-américains ont eu différents comportements àMar del Plata. Le Marché commun centraméricain [6] a agi dans le cadre des accords de libre-échange avec les Etats-Unis (CAFTA-DR [7]), la CAN l’a fait dans l’espoir d’arriver àun accord similaire dans un futur proche. Par conséquent, dans la pratique, les deux blocs n’ont pas agi en tant que tel, mais ils sont restés cachés derrière les traités de libre-échange. Dans le cas du MERCOSUR, ce fut différent, puisque le bloc a de nouveau resserré ses rangs àMar del Plata, malgré les discordes entre tous les membres (dont certains ont même été patents au Sommet, comme les allusions de Kirchner àson différend écologique avec [le président uruguayen] Tabaré Vazquez). Le MERCOSUR a toujours eu cette caractéristique typiquement latino-américaine de ressusciter dans les pires moments, et l’a démontré ici encore face àBush et aux autres présidents. Malheureusement, il n’a suffi que de quelques heures et dès le lendemain Brasilia tout comme Buenos Aires sont revenues àleurs vices de ne comprendre le MERCOSUR que comme un bloc binational, écartant des discussions les associés mineurs [Paraguay et Uruguay].

Finalement, la critique idéologique du projet de la ZLEA nous vient d’Hugo Chavez du Venezuela. Dans ses longs discours apparaissent des insinuations et des aspirations àrecourir àune autre voie, que l’on entrevoit dans le slogan de l’« ALBA  », son initiative bolivarienne pour l’Amérique [8]. L’intention de changer de cap semble se trouver ici, mais il n’est encore pas possible d’interpréter la direction que prendra ce changement. Pour l’instant, l’ALBA est davantage de la rhétorique qu’un programme concret d’intégration. Ses défis majeurs se trouvent probablement non seulement dans la formulation de propositions applicables concrètes (par exemple : quelles seront les régulations douanières de l’ALBA ? Y aura-t-il une libre circulation des personnes ?), mais aussi dans la capacité àréagir face àdes interpellations actuelles (par exemple, appuyer la démocratisation àCuba). Bien sà»r, nous apprécions tous les interventions de Chávez, et en particulier sa capacité àthéâtraliser ces rencontres. Mon moment préféré lors de ce sommet a été pendant la plénière présidentielle, quand quelques chefs d’Etat insistaient pour reprendre les négociations de la ZLEA, et que Chávez a alors proposé de faire un référendum continental pour connaître l’opinion des peuples. Ce fut certainement une demande importante, mais nous avons encore besoin de bien plus que cela pour expérimenter une intégration alternative.

Dans ce contexte, la situation des organisations citoyennes n’est pas simple. D’un côté, elles doivent faire face aux discours récurrents de « l’unité  » latino-américaine (ou sud-américaine), tandis que le désordre géopolitique continue (par exemple, la recrudescence des différends entre le Pérou et le Chili). Par ailleurs, il y a des tensions internes pour faire face aux pratiques politiques depuis la société civile, et le type de relations qu’elle établit avec la société politique. L’impact de la crise politique au Brésil, avec ses implications pour le Parti des travailleurs (PT) [9], et dès lors pour les syndicats et les ONG, est l’un des exemples les plus dramatiques des difficultés actuelles. Comme toujours, la dénonciation et la réaction face àdes relations commerciales asymétriques et injustes sont un pas essentiel. Mais il est nécessaire de faire encore un pas supplémentaire, et d’explorer des mesures concrètes d’intégration alternative pour avoir une incidence réelle dans les débats politiques. Car ce débat ne dépasse pas pour l’instant le débat d’idées, et tandis que dans le conclave présidentiel on répète àmerci les idées conventionnelles sur le libre-échange, la société civile doit profiter de l’occasion pour promouvoir un débat radicalement nouveau.

Notes :

[2[NDLR] Le Mercosur, créé en 1991, est une zone régionale de coopération économique du cône Sud (marché du cône Sud) qui rassemble le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay, ainsi que d’autres nations ayant le statut de pays « associés  ».

[3[NDLR] Lire Mark Engler, La déroute de l’ALCA dans une Miami en état de siège, RISAL, 29 novembre 2003.

[4[NDLR] Victor Quintana, Traité de libre-échange andin : entre résistance et imposition, RISAL, 7 novembre 2005.

[5[NDLR] Du 13 au 18 décembre 2005.

[6[NDLR] Le Marché commun centraméricain comprend le Guatemala, le Salvador, le Honduras et le Nicaragua. Il a été fondé par le Traité de Managua en 1960.

[7[NDLR] Consultez le dossier « l’Amérique centrale sous la coupe du libre-échange » sur RISAL.

[8[NDLR] Marcelo Colussi, L’ALBA : une alternative réelle pour l’Amérique latine, RISAL, 17 mai 2005.

[9[NDLR] Consultez le dossier « Brésil : corruption et crise politique » sur RISAL.

Source : INTEGRACIONSur (http://www.integracionsur.com/), 7 novembre 2005.

Traduction : Isabelle Dos Reis, pour RISAL (www.risal.collectifs.net).

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