Durant l’insurrection bolivienne d’octobre 2003 [1], dont l’épicentre fut la ville aymara d’El Alto [2], les radios ont joué un rôle décisif. Les dirigeants sociaux lançaient leurs appels à la mobilisation en téléphonant aux radios, qui leur permettaient d’émettre sur les ondes des messages non censurés. Les habitants des principales villes boliviennes cherchaient non seulement sur leur poste radio les stations les plus engagées dans la lutte sociale, mais ils officiaient également comme reporters spontanés, à l’aide de téléphones portables. Les transmissions radiophoniques depuis les lieux-mêmes où se produisaient les massacres des forces armées et les blocages de routes des habitants, ont généralisé un climat d’indignation qui a finalement forcé le président Gonzalo Sanchez de Lozada à la démission.
La télévision aussi joua son rôle dans les évènements argentins des 19 et 20 décembre 2001 [3], qui se soldèrent par le départ de Fernando De La Rua [4]. La retransmission en direct de la répression, le matin du 20, contre les Mères de la place de Mai dans le centre de la ville, fit exploser l’indignation, qui se mua en mobilisation. En Equateur, c’est une radio, Radio Luna, qui joua un rôle décisif dans le mouvement qui obligea le président Lucio Gutierrez à démissionner [5].
Dans le cas de la Bolivie, les médias ont dépassé leur simple rôle de diffusion, pour se convertir en véritables organisateurs de la rébellion. La station ERBOL (Education Radiofonica de Bolivia, Education radiophonique de Bolivie), liée à l’Eglise catholique, a mis ses ondes, et même ses installations au service de la révolte. La grève de la faim réalisée dans les locaux mêmes de la radio, par différents dirigeants aymaras dont Felipe Quispe, secrétaire général de la Confederacion Sindical Unica de Trabajadores Campesinos de Bolivia (Confédération syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie, CSUTCB), a joué un rôle décisif en la convertissant en un espace de coordination beaucoup plus agile et dynamique que les espaces plus larges mis en place par les directions syndicales.
Julio Mamani, directeur du journal Prensa Alteña et de l’Agencia de Prensa Alteña [Agence de presse de El Alto], se souvient des appels à la radio : « Je suis le secrétaire untel de telle communauté, nous somme ici à La Paz, et d’ici demain nous aurons rempli notre mission pour le temps qu’on nous a demandé, et je vous signale donc qu’il faut préparer la relève pour nous remplacer, et qu’on nous envoie que des jeunes, plus de dames ni de petits vieux, il nous faut des jeunes... » [6].
Dans la plus pure tradition des radios des mineurs, à El Alto et dans d’autres villes de Bolivie, les médias n’on pas seulement joué un rôle de diffuseurs mais se sont transcendés et sont devenus organisateurs, faisant ainsi partie intégrante du mouvement social. Ceci prouve que n’importe quelle difficulté (technique, économique, de moyens matériels) peut toujours être résolue si le « facteur humain  » est décidé à aller au-delà .
Question d’intensité
Le rôle important que jouent les médias dans des situations que nous venons de décrire, ne doit pas être surestimé. Il s’agit toujours de moments exceptionnels et fugaces. Ainsi, même si l’on reconnaît la valeur qu’ils acquièrent dans ces conjonctures, au cours desquelles n’ont lieu ni évènements extraordinaires, ni grandes mobilisations sociales.
A d’autres occasions, j’ai dit que dans la communication sociale, il n’y a pas une « information transmise  » mais bien « de la coordination comportementale dans un domaine de connexion structurelle  » [7]. Certainement, dans les moments décisifs de notre histoire, quand nos peuples s’expriment par des faits marquants, la communication est la coordination du comportement, et de ce fait, c’est quelque chose qui s’inscrit au cÅ“ur des relations humaines, entre une pluralité de sujets ; quelque chose de complètement différent de la conception dominante, dans laquelle il doit exister un émetteur (actif) et un récepteur (passif) [8].
Mais dans la vie quotidienne, les possibilités de faire en sorte que notre communication se transforme en « coordination de comportement  » d’amples secteurs sociaux ne semble pas être une tâche facile. Je dirais même plus, c’est pratiquement impossible à obtenir, et nous devons admettre que ce rôle « héroïque  », courageux et audacieux de la communication et des communicateurs populaires, est réservé aux conjonctures très spéciales que l’on ne peut voir que de temps en temps. De ce fait, nous devons nous poser d’autres questions : comment faire pour que l’inévitable grisaille du quotidien ne finisse par affaiblir les aspects alternatifs de notre communication ? Ou, à l’inverse, comment donner vie à la vie malgré les malheurs que nous, secteurs populaires, subissons dans la vie quotidienne. Et, peut-être l’aspect décisif : comment éviter que l’institutionnalisation n’étouffe la créativité et l’engagement social ?
Les institutions sont un des instruments de codification (réglementation et régulation) des relations humaines, au même titre que les lois et les contrats. La vie quotidienne, loin des grands moments de créativité collective, se passe dans des institutions plus ou moins régulées où nous réalisons la communication sociale, même l’alternative [9]. De là vient notre besoin d’établir une relation « qui ne soit plus ni légale, ni contractuelle, ni institutionnelle  » [10], pour pouvoir nous défaire des dépendances qui annihilent la créativité sociale. Cela passe par l’établissement d’une « relation immédiate avec le milieu  », un « être dans la même galère  » que les sujets sociaux avec lesquels nous sommes engagés. Il s’agit, selon Deleuze, d’être capables d’envisager une pratique et un discours nomades, capables de désarticuler et de neutraliser les machines bureaucratiques, inévitablement sédentaires, rationnelles, régulatrices.
Une communication nomade comme forme de communication alternative ? Une communication en mouvement ou, disons, une communication avec les mouvements, pour les mouvements et, surtout, des mouvements. Surgit ici un autre problème, si l’on ne pose pas la question en termes purement rhétoriques, discursifs. Les mouvements ne se mobilisent qu’en certaines occasions. Habituellement ils retombent eux aussi dans des institutions codifiées, dans des bureaucraties plus ou moins sédentaires. Ainsi, notre communication en périodes « normales  » ne laisse généralement la parole qu’aux dirigeants (souvent des hommes alphabétisés qui arborent un discours rationnel et illustré). En somme, notre communication tend à reproduire les modèles coloniaux, même sans le vouloir, ce qui aggrave nos déficiences.
Sortir du carcan ne semble pas être une tâche facile. Un premier pas pourrait être de travailler avec une autre idée de mouvements sociaux. Si on les regarde bien, ce ne sont pas des lieux d’arrivée mais plutôt des flux, des mouvements. Pourquoi ? Car qu’est-ce qu’un mouvement si ce n’est cela, se bouger ? « Tout mouvement social se configure à partir de ceux qui rompent avec l’inertie sociale et se mettent en mouvement, c’est à dire, changent de lieu, rejettent le lieu auquel ils étaient historiquement assignés, pour entrer dans une organisation sociale déterminée, et cherchent à élargir les espaces d’expression  » [11].
En nous inspirant de cette définition, différente et même contraire à celles qu’utilisent les sociologues pour définir les mouvements sociaux, nous pouvons pressentir que l’« autre communication  » ne peut se contenter de la formulation d’un discours alternatif à partir des médias déjà en place, même les alternatifs et populaires.
Un second pas serait de considérer que « le nomade n’est pas nécessairement quelqu’un qui bouge : il y a des voyages immobiles, des voyages dans l’intensité, et même historiquement les nomades ne bougent pas comme des émigrants mais ils sont au contraire ceux qui ne bougent pas, qui se nomadisent pour rester au même endroit et échapper aux codes  » [12]. Sur ce point, les aspects à mettre en valeur seraient « intensité  » comme une forme d’ « échapper aux codes  ». Parce qu’une des clefs de la régulation bureaucratique est la perte de vitalité et l’apparition d’une langueur à travers une sorte d’intronisation de l’inertie.
Dans nos sociétés, ces « intensités  » capables de nous pousser à rompre les codes, comme le savent bien les communicateurs populaires, on ne les trouve pas dans les cabinets cossus ni dans les bureaux aseptisés des ONG. En réfléchissant sur les leçons de l’insurrection d’octobre 2003 en Bolivie, l’anthropologue aymara Silvia Rivera soutient que dans les secteurs populaires « la politique ne se définit pas tant dans la rue que dans le cadre plus intime des marchés et des unités domestiques, espaces dont les femmes sont les protagonistes par excellence  » [13].
Regarder l’invisible, le souterrain
Dans le cas bolivien qui, d’une certaine manière, a inspiré ce travail, la communication populaire et alternative a parcouru un long et douloureux chemin, tout au long duquel elle a accompagné les luttes populaires, traversant les dictatures et les démocraties, les élections et les massacres, les triomphes et surtout les défaites. Le réseau ERBOL, né en juillet 1967, a traversé trois étapes : les écoles radiophoniques qui faisaient de l’éducation des adultes en utilisant des moyens de communication sociale, les expériences de communication populaire orientées vers le changement social, et la communication éducative pour le développement [14].
Durant ce processus de « démocratisation de la parole  », on a découvert que la communication n’est ni plus ni moins qu’une relation sociale qui, de ce fait, peut contribuer à approfondir la domination et l’aliénation des secteurs populaires ou bien renforcer leur organisation et leur action émancipatrice. Briser les barrières entre communicateurs et publics, actifs et passifs, et le faire au milieu de la grisaille quotidienne d’une dictature, du travail ouvrier ou paysan, est un défi qui demande du temps, de la persistance et beaucoup de courage.
Cependant, tout le travail de communication alternatif ne s’est pas fait à travers des canaux comme ERBOL ; ce type d’organisations commence à peine à émerger du large mouvement pour la démocratisation de la communication qui traverse tout le continent. A El Alto, pendant les dictatures de Natusch Busch et Garcia Mesa (1978-1982), des dizaines de communicateurs engagés qui ne purent pas continuer à travailler pour des médias établis, utilisaient leurs porte-voix pour continuer à faire un travail qui était nécessairement clandestin et ne disposaient ni des espaces ni de la continuité avec lesquels on a l’habitude de travailler dans des situations plus commodes. D’autres eurent recours au théâtre de rue comme moyen de maintenir un contact avec la population, de continuer à transmettre des messages critiques et de pouvoir récolter les opinions et les débats.
Les faits nous enseignent que la communication est beaucoup plus large que les médias qui la contiennent et, très souvent, la contraignent. En tout cas, même dans les circonstances les plus difficiles, les questions centrales ne dépendent pas du type de médias ni des techniques, mais de quelque chose de beaucoup plus profond : l’engagement et l’intensité de la communication. Tous deux sont liés à la sensibilité de ceux qui font la communication, à la capacité de capter l’imperceptible, l’inattendu, le souterrain. Si l’ « autre communication  » est possible - si on peut la maintenir vivante malgré les conditions défavorables que nous impose le modèle néolibéral, malgré aussi les inerties propres à la condition humaine -, elle doit être créative, se créer et se recréer quotidiennement, en évitant la bureaucratisation à travers un nomadisme physique et éthique qui fuit les lieux communs et échappe à toute réglementation imposée.
[1] [NDLR] Consultez le dossier « Guerre du gaz  » sur RISAL.
[2] [NDLR] Consultez le dossier « El Alto, ville rebelle  » sur RISAL.
[3] [NDLR] Consultez le dossier « Argentinazo  » sur RISAL.
[4] [NDLR] Président de l’Argentine de 1999 à 2001, à la tête de l’ « Alliance  » entre l’Unión CÃvica Radical et le Frepaso, un parti de centre gauche qui a quasiment disparu. A démissionné de son poste suite au soulèvement populaire de décembre 2001, connu sous le nom d’Argentinazo.
[5] [NDLR] Consultez le dossier « La trahison de Lucio Gutierrez  » sur RISAL.
[6] Entretien avec Julio Mamani, El Alto, 25 juillet 2005.
[7] [NDLR] L’auteur veut dire qu’il y a des formes et des structures qui s’unissent ou plutôt se coordonnent parce qu’elles répondent à une même syntonie de structures de communication.
Alberto Maturana y Francisco Varela, El árbol del conocimiento, Madrid, Debate, 1996, p. 169 y ss.
[8] Raúl Zibechi, Moyens de communications et mouvements sociaux, RISAL, décembre 2004.
[9] L’auteur de cet article travaille à l’hebdomadaire uruguayen Brecha, comme rédacteur de la rubrique internationale, c’est à dire dans une institution.
[10] Gilles Deleuze, "Pensamiento nómadae", en La isla desierta y otros textos, Pre-Textos, Madrid, 2005, pp. 324 & ss.
[11] Walter Carlos Porto Gonçalves, Geo-grafÌas, Siglo XXI, 2001, México, p. 81.
[12] Gilles Deleuze, op. cit. p. 330.
[13] Silvia Rivera Cusicanqui, Bircholas, Editorial Mama Huaco, La Paz, s/f, p. 132.
[14] ERBOL, Estrategia de comunicación educativa para el desarrollo, La Paz, 1996.
Source : « Claves para la Otra Comunicación  », revue América Latina en Movimiento (www.alainet.org/index.phtml.es), n°400, Quito, septembre 2005.
Traduction : Julien Pelloux, pour RISAL (www.risal.collectifs.net).